• Fatma Ben Hamad auprès d'écoliers d'Ancenis
2 juin 2016

Fatma Ben Hamad : du pastel à gratter

Son nom, elle le signe de la pointe de son stylet sur sa palette graphique. Fatma Ben Hamad vient de Tunisie. Elle est dessinatrice de presse et de bande dessinée. En résidence journalistique à Fragil depuis le début de l’année 2016, elle alimente avec talent une chronique dessinée : Case-bulle. Entretien.

Fatma Ben Hamad : du pastel à gratter

02 Juin 2016

Son nom, elle le signe de la pointe de son stylet sur sa palette graphique. Fatma Ben Hamad vient de Tunisie. Elle est dessinatrice de presse et de bande dessinée. En résidence journalistique à Fragil depuis le début de l’année 2016, elle alimente avec talent une chronique dessinée : Case-bulle. Entretien.

« Je suis apprentie journaliste, je fais aussi de la bande dessinée et du dessin de presse. Je veux tout faire. De la presse écrite, de la radio, de la BD…oui, de la BD ! » Fatma Ben Hamad a 22 ans, une licence de journalisme tunisienne en poche (à l’IPSI), et toujours de quoi dessiner à portée de main. Elle est assez volubile, pour peu qu’elle trouve une tasse de café. A la Fabrique Dervallières, où elle est en résidence depuis janvier, il y en a toujours une quelque part. Pour répondre aux questions de Fragil, elle s’allonge sur le canapé avec l’enregistreur. Yassin Latrache, lui aussi dessinateur de presse à Nantes, la rejoindra au cours de l’entretien.

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Fragil : Comment es-tu arrivée en France ?

Fatma Ben Hamad : Après 3 ans d’études, de stages et d’expériences à Tunis, j’ai décidé de voir ce qu’il se passait ailleurs. Je suis à Fragil dans le cadre d’une résidence journalistique de 5 mois durant laquelle je collabore au magazine et aux ateliers d’éducation aux médias. En France, il n’y a pas vraiment la barrière de la langue pour moi. Et d’un point de vue culturel, je ne suis pas spécialement dépaysée.

Fragil : Quand as-tu commencé à dessiner ?

FBH : J’ai du mal à m’imaginer un moment de ma vie où je n’ai pas eu un crayon, ou le moyen de dessiner. Le dessin de presse… le tout premier, je l’ai fait en 2011, parce que la situation politique changeait en Tunisie. La liberté d’expression, c’était quelque chose d’assez énorme, je ne pense pas qu’on pouvait faire ça avant. J’avais vu qu’il y avait pas mal de dessinateurs de presse, dont notamment Willis from Tunis, Nadia Khiari, qui avait commencé à publier en ligne. J’ai rencontré ceux qui avaient dessiné à propos de la révolution en 2011. Cela m’a motivée pour dessiner juste pour moi et mes proches. Au lycée, on avait fait une sorte de forum, où chacun pouvait montrer ses productions, que ce soient des poèmes, des chansons, etc. L’un de mes profs m’a proposé de faire un petit strip (bande dessinée de quelques cases disposées en une bande le plus souvent horizontale, ndlr) sur ce qui s’était passé. Ça, c’était le tout premier dessin de presse que j’ai fait ! Cela parlait du fait que Ben Ali se soit cassé en Arabie Saoudite. Dans ce dessin, la Tunisie était une personne, et il y avait un divorce entre elle et Ben Ali. Du coup, lui allait se plaindre auprès de son pote le roi de l’Arabie Saoudite. En gros, c’était ça. Le déclic avec le dessin de presse, ça a été l’actualité, et le fait de pouvoir en parler. Avant, il existait déjà des dessinateurs de presse, mais c’était pour parler de choses plus anodines. Ça n’était ni pertinent, ni rigolo, en plus. Ou alors, c’était sur l’actualité internationale, mais jamais sur ce qui ce passait chez nous.

Fragil : Quelles seraient tes inspirations ?

FBH : Pour l’école française, ce serait Gotlib, Reiser, Cabu… entre autres, il y en a tellement ! C’est vraiment le genre que j’aime : ils font de la bande dessinée, mais ils parlent d’actualité, de politique ou de questions de société. Il y a aussi ceux qui font comme Yassin Latrache, dont les dessins sont muets. Je trouve ça extrêmement difficile de pouvoir exprimer ton idée avec un seul dessin, et sans bulle en plus. Je suis plus à l’aise quand il y a des bulles, du dialogue ! Je fais de la BD un peu bavarde, comme moi, je pense ! Ces auteurs-là, je les apprécie beaucoup, même si leurs styles diffèrent : Gotlib est très dans le détail, et soigne son dessin, contrairement à Reiser, qui a un trait plus rapide, et un humour extrêmement méchant. Dans un autre style, j’aime bien Don Rosa, un bédéiste qui a consacré sa vie à Picsou. C’est un humour d’adulte, du dessin très détaillé. Il faut faire attention, il y a toujours un gag quelque part.

Fatma Ben Hamad, en résidence pendant six mois à Fragil

Fatma Ben Hamad, en résidence pendant six mois à Fragil

Fragil : Comment définirais-tu ton style ?

FBH : C’est un style… personnel ! On me dit souvent que ce que je fais reste cartoon et naïf. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire, un trait naïf ! Peut-être que c’est le choix des couleurs, des tons pastel… je ne sais pas. Cela s’est construit au fil des années, évidemment. Tu lis des bouquins, tu regardes d’autres artistes, tu dessines plus et tu affines ton trait. Forcément, avec la pratique, tu as de nouveaux éléments en tête, tu t’améliores. Cela change, mais le style reste. Si je vois d’anciens dessins que j’ai faits, je sais que c’est de moi !

Fragil : As-tu déjà sorti des bandes dessinées ?

FBH : La première fois que j’ai collaboré pour une bande dessinée, c’était en 2014 avec le collectif du Lab 619. Pour dire que c’était un produit 100% tunisien, ils ont utilisé le numéro 619, qui est la référence des produits tunisiens sur un code-barres. C’est une revue trimestrielle, avec des contributeurs plus ou moins réguliers. On propose des scénarios, on discute ensemble et après, au boulot ! Avec un pote, Firas Kefi, on a co-écrit le scénario d’une petite BD de 6 pages qui parlait de la création artistique. On galérait à trouver un scénario. On s’est dit : « Et si l’idée du scénario, c’était qu’il n’y en avait pas ? » Je me suis juste mise en scène en train de chercher l’inspiration. Cela devenait assez loufoque : on allait chercher l’inspiration chez un marabout, dans un temple, etc.

L’année dernière, avec le même pote, on a sorti une bande dessinée qui s’appelle Vatican III. Pour celle-ci, on a fait deux versions : une en dialecte tunisien, l’autre en français. Dans cette BD, on parle de choses que l’on connaît. Pour ne pas trop en dévoiler, je peux dire ça : on met en scène des jeunes qui se retrouvent dans le pétrin, mais sans bien le réaliser au départ. On critique beaucoup la société, l’usage des réseaux sociaux : comment jeunes et seniors les utilisent. Il y a aussi le pape qui vient faire un petit coucou à l’intérieur de la bande dessinée. La police, le Président de la République, l’écart générationnel… On évoque aussi tous ces thèmes.

Fatma Ben Hamad - Vatican III

(Yassin Latrache nous interrompt. Il travaille au Centre interculturel de documentation de Nantes. Mais il est aussi dessinateur de presse, comme Fatma. Il hésite à nous rejoindre. On lui assure qu’il peut venir. Il la voit allongée sur le canapé.)

Yassin Latrache : C’est une thérapie ?

FBH : Non, non, ça n’est pas une thérapie, viens ! (Elle rigole avant de reprendre le fil pendant que Yassin s’installe à côté d’elle). Comme je le disais, je travaille avec Firas Kefi. Il n’est pas dessinateur, mais il a le sens de l’humour. Et il sait raconter une histoire.

Fragil : Et toi, Yassin, comment en est-tu venu au dessin ?

YL : J’ai une culture franco-marocaine, grâce à mes parents. Je ne suis pas dessinateur pour la presse en particulier, mais j’aspire à publier sur des supports médiatiques différents, en particulier sur les réseaux sociaux ou sur des plateformes plutôt dédiées au dessin satirique. Par exemple, sur le site les médias libres, ou dans la presse collaborative comme la Lettre à Lulu. Je dessine depuis que je suis gamin, de façon autodidacte. C’est au collège que j’ai découvert le dessin de presse dans le manuel d’histoire. Je connaissais aussi un peu la BD. Mais c’est avec le dessin de presse que j’ai compris le sens que cela pouvait donner à l’actualité et le message que cela pouvait laisser, juste avec un crayon et un papier. Et ça, ça m’a plu. Au lycée, j’ai un peu plus eu le sens de la caricature : je passais mon temps à croquer des profs, des élèves. Moi je préfère le dessin muet, pour favoriser l’échange et toucher le plus grand nombre de personnes. Ce n’est pas enfermé dans des bulles.

Fragil : Pour toi, c’est quoi, être dessinatrice de presse ?

FBH : C’est…

YL (lui coupe la parole avec un ton faussement innocent) : Gâcher du papier ?

FBH : Oui, gâcher du papier et des crayons ! (Ils se marrent) Être dessinateur de presse, c’est faire chier tout le monde avec ses dessins !

YL : Faire chier, c’est ça !

FBH : Mais oui, faire chier, ça c’est bien, on pose des questions que les autres n’osent pas forcément poser, en donnant une certaine lecture de ce qui se passe. Du coup, oui, faire chier. Et mettre un peu de grabuge, pour que les gens réalisent ce qui ne va pas et en parlent. En tant que journaliste, on est censé être objectif, même si on ne l’est jamais tout à fait vraiment. En tant que dessinateur de presse, tu es vraiment indépendant. Si tu travailles pour un média, il y a une ligne éditoriale, mais tu peux toujours en dire plus qu’en étant journaliste.

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Fragil : Du coup, quelle casquette te va le mieux : celle de journaliste, ou de dessinatrice de presse ?

FBH : Je me retrouve entre 3 choses différentes…

YL (la coupe) : Moi j’aurais dit bédéiste-reporter !

FBH : J’allais y venir, merci ! Je vais essayer de faire une petite intro, quand même ! Je m’exprime et m’identifie comme journaliste, dessinatrice aussi, et bédéiste, absolument. Les travaux que j’ai faits pour Fragil, ce sont des BD-reportages. C’est quelque chose de nouveau, que je compte vraiment explorer.

YL : Ce que tu produis s’apparente de plus en plus au travail de dessinateur-reporter. C’est d’ailleurs ce qui se fait de plus moderne dans le dessin de presse, je trouve. C’est un support qui pourrait prendre beaucoup plus de place dans le monde médiatique qu’à l’heure actuelle. C’est bien de s’y atteler.

Fragil : Yas, comment décrirais-tu Fatma, et son dessin ?

YL : Elle est jeune, souriante, dynamique, sociable. Elle s’enrichit d’une double-culture qui lui permet de porter un regard vif sur l’actualité. Elle fait partie d’une génération tunisienne à l’esprit plutôt révolutionnaire, tournée vers plus de liberté et de démocratie. Son dessin est évolutif.

Fragil : Fatma, j’ai remarqué que parmi tes influences, tu ne citais presque que des mecs. Il n’y a pas de filles qui t’inspirent dans le dessin ? Il y en a pourtant, comme Diglee, Pénélope Bagieu, Margaux Motin

FBH : Diglee s’est engagée, récemment. Il y a aussi Pénélope Bagieu. Je les ai suivies quand elles ont commencé leurs blogs, avant d’être connues. J’aime ce qu’elles produisent, et ce qu’elles font, ça m’a motivée à publier en ligne et à faire connaître mon boulot. Au début, je voulais juste garder cela pour moi et mes connaissances. Internet, c’est large, cela peut être extrêmement violent et cruel, il peut y avoir des critiques qui te défoncent.

YL : Ah ouais !

FBH : Après, en dessin de presse, honnêtement, des filles, je n’en connais pas beaucoup. Il y a Coco de Charlie Hebdo, par exemple. Et Nadia Khiari, aussi ! Je t’assure qu’au début, tout le monde pensait que c’était un homme. Déjà, personne ne s’était posé la question, elle publiait sur internet.

YL : Moi je trouve son trait assez féminin.

FBH : Je ne trouve pas du tout, c’est… asexué, si tu veux ! Ça ne dit pas si c’est une femme ou un homme.

YL : Je connaissais son chat, avec sa page sur internet. Je ne savais pas qui était derrière, mais j’imaginais que c’était une femme.

FBH : Moi, pas du tout ! Je crois que tout le monde était surpris, en fait. Sauf toi.

YL : Non mais c’est parce que je suis un peu profiler, c’est pour ça (ils se marrent).

Fragil : Pour être sérieux, le dessinateur de presse, c’est important, aujourd’hui ?

FBH : Cela a toujours été important. Aujourd’hui, hier, demain… tant que les gens lisent !

Le 49.3 de Fatma Ben Hamad

Le 49.3 de Fatma Ben Hamad

YL : Il y a aussi la culture internet qui est importante.

FBH : Cela a tout révolutionné, c’est clair. N’importe quelle production peut être diffusée sur internet, et pas que le dessin de presse. On peut vraiment tout faire. Mais cela me fait rire d’entendre à chaque fois : « Aujourd’hui, est-ce que le dessin de presse est important ? » Le dessin de presse existe depuis deux siècles ! Et il existera encore !

Propos recueillis par Marie Jousseaume

Dessins : Fatma Ben Hamad

Photos et vidéos : Pierre-Adrien Roux et Pierre Pigeault

Photo Robin Santus

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L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017