Sur la scène les bruits, les grilles, la lumière effacée et penaude, les murs sensoriels de la prison. Un homme visiblement mal à l’aise, doucement nerveux, installe l’espace, dispose des chaises pour accueillir de probables participants. Avec une morgue agressive, suspicieuse et curieuse, trois personnages vont venir s’attabler pour participer à l’atelier poésie qui leur est proposé. Un quatrième fera irruption un peu plus tard, avec une tonitruance inquiète, sur le fil de la raison.
Le décor de cette rencontre entre deux mondes est planté. Comment concilier la violence carcérale et l’enfermement s’exprimant très vite dans ses codes de pouvoir, de rapport de force, de méfiance et de détresse et l’univers poétique qui ne se nourrit, lui, que de liberté ? C’est le défi que se lance Pinocchio, l’intervenant-poète ainsi malicieusement surnommé par l’un des quatre autres protagonistes, dans la première partie du spectacle. Il cherche à effacer les barrières, d’abord intérieures, en proposant des exercices d’écriture, avec plus ou moins de succès. L’écrit, la culture, c’est un truc de nanti, forcément proche du mensonge, tellement loin de leurs préoccupations, de leurs possibles. Il n’y a que celui qu’on nomme Wikipédia qui force le respect avec sa culture encyclopédique, mais c’est l’un des leurs, un type du dedans. Les gaillards se moquent, se chamaillent, et se révèlent dans une touchante fragilité, malgré l’omniprésente tentation de la violence. Ils entretiennent entre eux une hiérarchie et des codes sociaux qui leur sont propres, entre cocasserie et tragique, admiration et défiance, tendresse et menace. Cette complexité au bord de l’implosion instille une intimité crue avec le spectateur, une complicité dans l’urgence, tant elle peut être fugace. Il est grand temps de les aimer avant que tout cela ne leur échappe, ne nous échappe.
L’écrit, la culture, c’est un truc de nanti, forcément proche du mensonge, tellement loin de leurs préoccupations, de leurs possibles
Le contrat se construit entre les détenus et le poète jusqu’à l’idée de créer une pièce de théâtre d’après Lysistrata, celle écrite par Aristophane et qui raconte la grève sexuelle des femmes grecques s’opposant à la guerre des hommes. Le propos est truculent et les détenus s’emparent du sujet avec une joie goguenarde, en renversent les codes, s’embarquent dans cette deuxième partie du spectacle dans une odyssée délirante et féroce. S’en suivent une succession de scènes parfois franchement baroques et iconoclastes, entre passé et présent, sincérité et bouffonnerie, provocation et subtilité. Un théâtre gigogne qui se lit à différents niveaux et bouscule les repères. Les nombreuses trouvailles de mise en scène de Simon le Moullec étayent magnifiquement les images véhiculées par le texte de Samuel Gallet. Les comédiens, impeccables et inspirés, s’en donnent à cœur joie dans une cavalcade effrénée parfois un peu longuette, qui manque juste de cette suspension, de ce souffle coupé qui aurait achevé de conquérir le public présent.
Un théâtre gigogne qui se lit à différents niveaux et bouscule les repères
L’aventure demeure cependant généreuse, intrigante aussi parfois. Elle interroge nos perceptions et nos manques, titille nos envies et nos imaginaires, nous restitue une folie pas ordinaire et nous emmène vers des ailleurs étranges que nous sommes surpris de trouver, au bout du compte, si familiers.
ISSUES, pièce écrite par Samuel Gallet, mise en scène par Simon le Moullec, Les Eclaireurs Compagnie
Production: Les Eclaireurs Compagnie
Co-production Le Grand T, théâtre de Loire Atlantique / La Fonderie, Le Mans