Fragil : Vous avez été cette saison Méphistophélès du « Faust » de Gounod, à l’Opéra de Marseille et à l’Opéra de Nice, dans une mise en scène de Nadine Duffaut. Que représente pour vous ce rôle, et comment présenteriez-vous ce spectacle ?
Nicolas Courjal : Ce rôle est un véritable aboutissement pour une basse. Je l’avais toutefois déjà chanté en 2009 à l’Opéra de Massy, on me l’a proposé deux fois depuis, mais je n’avais pas pu le refaire. Après dix ans de pause, c’est donc à nouveau comme une prise de rôle : ma voix et ma sensibilité ont en effet évolué. Ma vision du personnage correspond tout à fait à celle de Nadine Duffaut, dont le spectacle, qui avait déjà été joué avant les représentations de février dernier à Marseille, est très construit. Pour chaque reprise, Nadine retravaille toujours avec les artistes qu’elle a en face d’elle ; elle part de ce que chacun amène de soi. Ce Méphistophélès a quelque chose de très jouissif, c’est un rieur, très sarcastique, mais qui devient de plus en plus sérieux au fil de l’ouvrage. Ce n’est donc pas une figure monolithique. En lisant le texte du livret, on trouve beaucoup de couleurs contrastées, notamment dans les récitatifs. La particularité de ce spectacle, que nous venons de reprendre à Nice, est la présence de deux ténors, l’un incarnant un vieux Faust, et l’autre un Faust jeune. Le plus âgé revit son passé à travers nous. Omniprésent sur scène, il voit sa vie défiler sous ses yeux, comme dans un cauchemar. Des bribes de sa mémoire lui reviennent, dans des objets disproportionnés, surdimensionnés ou dérisoires, à la manière d’un rêve, dans lequel nous jouons de façon très réelle. L’action se déroule dans les années 1950 ; on peut en effet parler du mythe de Faust et de Méphisto à toutes les époques de l’humanité.
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« Je ne pensais pas aborder un jour ces quatre diables… »
Fragil : Vous explorez régulièrement l’opéra français et vous avez incarné les quatre figures de diables des « Contes d’Hoffmann » d’Offenbach, aux côtés de Juan Diego Florez à l’Opéra de Monte-Carlo l’an passé. Quelles traces ce spectacle, mis en scène par Jean-Louis Grinda, vous a-t-il laissées ?
Nicolas Courjal : Je ne pensais pas aborder un jour ces quatre diables, mais Jean-Louis Grinda a insisté. L’ensemble de ces rôles est en effet très long, et ils nécessitent beaucoup d’endurance, car on chante tout le temps, durant tout l’opéra. Mais la partition est très belle, comme celle du « Faust » de Gounod. On peut cependant jouer sur les changements de personnages de ce diable polymorphe, en trouvant un trait de caractère pour chacun d’eux. Ce spectacle, très esthétique, a été une belle aventure, avec des partenaires formidables. Jean-Louis Grinda a une bonne connaissance de la musique, et il part également de ce que sont les interprètes, en les faisant aller plus loin. Il travaille avec de la matière vivante, et se montre toujours très à l’écoute de ce que chacun amène au personnage. Les conditions pour cette prise de rôle étaient donc formidables, dans l’écrin de l’Opéra de Monte-Carlo. Je vais le refaire à Lausanne en septembre et octobre 2019, dans une mise en scène de Stefano Poda.
« Plus le diable est humain, plus il est inquiétant. »
Fragil : Comment joue-t-on de tels personnages diaboliques ?
Nicolas Courjal : On ne doit pas sombrer dans la caricature. Plus le diable est humain, plus il est inquiétant. On en trouve dans la vie de tous les jours, et on peut le jouer sans y croire, car chacun porte en lui du bien et du mal. Je me nourris pour ces rôles de mes lectures, mais aussi de films et de pièces de théâtre. J’ai vu le « Faust » de Goethe proposé par la Comédie française au Théâtre du Vieux-Colombier au printemps 2018, avec Christian Hecq, dont le jeu en Méphistophélès était extraordinaire. C’est plus complexe de jouer le mal, mais c’est passionnant, car on peut créer beaucoup de choses, et les changer sans cesse. Si l’on veut éviter toute caricature, il n’y a rien d’autre à faire qu’à prendre du plaisir à dire le texte, en le nourrissant des couleurs de sa voix, et le diable est là…
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Fragil : En 2007, vous avez interprété un opéra de Rossini dans sa version originale en français, « Le comte Ory », à Angers Nantes Opéra. Quel souvenir en gardez-vous ?
Nicolas Courjal : La prosodie de cette version française est parfaite, comme si un français l’avait écrite. C’est un opéra plus pyrotechnique, basé sur la performance vocale. J’ai pris un grand plaisir à le faire, et j’ai repris cette mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia en 2012 à l’Opéra de Marseille. Je suis aussi revenu à Nantes, dans « L’heure espagnole » de Maurice Ravel, avec l’Orchestre National de Lyon, pour la Folle Journée de 2013, et dans « Les pêcheurs de perles » de Bizet en version de concert, en 2014 à la Cité des Congrès.
» …lorsque je suis arrivé aux premières répétitions, c’est comme si j’avais toujours vécu avec ces personnages. »
Fragil : Vous avez chanté depuis deux rôles énormes de Verdi à l’Opéra de Marseille, Philippe II dans « Don Carlo » en 2017, et Fiesco de « Simon Boccanegra », en 2018. Comment s’empare-t-on de tels personnages ?
Nicolas Courjal : Je travaillais l’air de Philippe II, « Ella giammai m’amo » depuis très longtemps. Lorsque l’on est basse en effet, ces rôles vivent à côté de nous. Dès le début de nos études, on va voir des collègues qui les chantent. Maurice Xiberras, qui dirige l’Opéra de Marseille, m’a donné l’immense chance de concrétiser les choses, et lorsque je suis arrivé aux premières répétitions, c’est comme si j’avais toujours vécu avec ces personnages. C’était une dernière ligne droite, avec de petites étoiles devant moi. Le choc a été à l’arrivée de l’orchestre*, du pur plaisir ! Ce sont ces personnages complexes et forts, qui font tant rêver et donnent envie de faire ce métier. Fiesco est également plein de contradictions. J’aimerais les rechanter, pour les faire évoluer. Plus on les reprend en effet, plus ils prennent de maturité et d’ampleur. J’ai eu la chance d’aborder ces rôles à Marseille, dans une maison et avec une équipe que j’adore !
*Avant l’arrivée de l’orchestre, les répétitions sont accompagnées au piano par le chef de chant.
Fragil : Parmi les autres rôles mythiques du répertoire, vous avez également incarné le Roi Marke de « Tristan et Isolde », à l’Opéra National de Bordeaux en 2015. Quelles émotions ce spectacle vous a-t-il données ?
Nicolas Courjal : J’ai commencé à vouloir chanter du Wagner après avoir vu par hasard une retransmission de « La Walkyrie » à la télévision. J’étais alors violoniste, et j’ai été complètement scotché par cette musique. Je rêvais bien sûr d’aborder le Roi Marke. Son monologue, qui nous apprend plein de choses sur l’humanité, est d’une beauté stupéfiante. Chanter Wagner avec l’orchestre, c’est sublime ! J’avais fait de petits rôles auparavant, comme celui de Reinmar dans « Tannhäuser » au Théâtre du Châtelet en 2004, mais pas aussi exposés. Je pourrais désormais aborder Fasolt de « L’Or du Rhin » Hunding de « La Walkyrie » et le Landgrave dans « Tannhäuser », mais j’aurai eu la chance de chanter le Roi Marke, et ça me rend très heureux.
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« C’est comme si l’on était l’instrument, comme si l’on était le violon. »
Fragil : Votre voix vous permet d’explorer des graves d’une fascinante profondeur. Que ressent-on lorsque l’on atteint de telles notes ?
Nicolas Courjal : On devrait plutôt se demander ce que l’on ressent quand on chante. Je suis sorti de mon premier cours de chant complètement bouleversé de produire des sons par mon corps, de sentir les vibrations. C’est comme si l’on était l’instrument, comme si l’on était le violon. J’étais juste impatient de retourner au cours suivant, pour retrouver ce plaisir physique de sortir la voix. Au début, j’avais moins de graves, mais progressivement, j’ai atteint des notes extrêmes. Il ne faut surtout pas en faire un numéro de cirque, mais que ce soit complètement intégré à la musique. Ce qui était alors vraiment touchant, c’était de percevoir l’émotion dans les yeux des autres. Je me souviens en particulier avoir chanté dans « Robert le diable » de Meyerbeer à Bruxelles, dans un rôle où il y avait beaucoup de graves. La salle était très éclairée et je voyais l’étonnement et le plaisir sur les visages…
Fragil : Quels sont les rôles que vous souhaiteriez aborder au cours des prochaines saisons ?
Nicolas Courjal : J’aimerais plutôt refaire des rôles, pour aller plus loin et les approfondir. J’ai en effet fait beaucoup de prises de rôles au cours de ces dernières années, et je vais en aborder de nouveaux…
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« Je fais la musique que j’aime avec des gens que j’aime. »
Fragil : Parmi ces nouveaux rôles, vous allez retrouver le mythe de Faust en juin 2020, en interprétant « Mefistofele », d’Arrigo Boito, dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda au Capitole de Toulouse. Quelles sont les particularités de cet ouvrage ?
Nicolas Courjal : Je le découvre, je viens juste d’ouvrir la partition, qui est sur mon piano. Je ne m’attendais pas à ce que l’on me propose ce rôle. Le texte en italien n’est pas facile, avec des mots anciens, mais la musique parle aux tripes, avec des moments de chœurs hallucinants. C’est vraiment intense. Pour découvrir cette vision de Méphisto, et son caractère, je dois travailler la partition. C’est un rôle très long. Parmi les autres projets qui me tiennent à cœur, après « Les contes d’Hoffmann » à Lausanne, je vais chanter dans « Roméo et Juliette » de Berlioz à Londres, puis dans une rareté en version de concert, à l’Opéra de Marseille, « La reine de Saba » de Gounod, avec Karine Deshayes, et « Les puritains » de Bellini, également à Marseille. Il y aura aussi « La bohème » de Puccini, à l’Opéra de Monte-Carlo en janvier, puis « Roméo et Juliette », de Gounod cette fois, dans une version mise en espace de Justin Way, à l’Opéra National de Bordeaux. Je fais la musique que j’aime avec des gens que j’aime. Je prends tout ça avec beaucoup de bonheur, et j’essaie d’en profiter au maximum.