10 septembre 2019

Eric Perez et Gaspard Brécourt : « Un festival unique en France »

Eric Perez a mis en scène « Les pêcheurs de perles » cette année au festival de Saint-Céré ; Gaspard Brécourt en assurait la direction musicale. Ils sont tous deux directeurs artistiques à la programmation du festival. Fragil les a rencontrés.

Eric Perez et Gaspard Brécourt : « Un festival unique en France »

10 Sep 2019

Eric Perez a mis en scène « Les pêcheurs de perles » cette année au festival de Saint-Céré ; Gaspard Brécourt en assurait la direction musicale. Ils sont tous deux directeurs artistiques à la programmation du festival. Fragil les a rencontrés.

« Les pêcheurs de perles » est un opéra de Georges Bizet, moins illustre que « Carmen ». La partition est pourtant sublime, et Angers Nantes Opéra en a proposé une mémorable version de concert, en 2014 à la Cité des Congrès de Nantes. C’est l’un des temps forts de l’édition 2019 du Festival de Saint-Céré, dans une mise en scène sensuelle et poétique d’Eric Perez, à laquelle répond la direction riche en envoûtantes nuances de Gaspard Brécourt.

Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans « Les pêcheurs de perles », et de quelle manière avez-vous choisi de représenter cet opéra ?

Eric Perez : C’est d’abord la musique qui m’a énormément touché, plus que le livret. Il y a en effet peu d’intrigue. Olivier Desbordes a collaboré à la mise en scène pour la création du spectacle à Pforzheim, en Allemagne, et ce qui nous a interpellés, ce sont les rapports amoureux entre les trois protagonistes, et l’ambiguïté de l’amitié entre Nadir et Zurga, dans le livret comme dans la partition. Ce « ménage à trois » m’a bien plu, et j’ai orienté ma direction d’acteurs sur une grande sensualité.

Gaspard Brécourt : Nous avons pris le même chemin dans notre lecture de l’œuvre, et un détail musical me semble à cet égard important. Le duo du premier acte entre Nadir et Zurga est d’une grande féminité, ce qui est paradoxal dans un tel échange d’hommes, entre un amoureux transi et le nouveau chef du village. On est dirigé par la musique vers quelque chose de très sensuel, accompagné par la flûte et la harpe, ce qui symboliquement est moins associé au masculin que dans les codes de l’opéra de l’époque. J’ai dirigé « Carmen », mais « Les pêcheurs de perles » me touchent davantage. Bizet avait 25 ans à la création de l’ouvrage, il sortait d’un prix de Rome, et il a composé un chef d’œuvre musical, où il révèle son talent d’orchestrateur dans des pages sublimes, dans lesquelles il atteint le timbre des passions amoureuses.

Eric Perez : Nous avons souhaité un décor neutre et dépouillé, pour laisser le spectateur libre dans son imaginaire, et ne pas imposer la vision folklorique d’une Inde de pacotille. J’ai retrouvé pour ce spectacle la décoratrice Ruth Gross, avec qui j’avais déjà travaillé en 2011 sur « Eugène Onéguine » de Tchaïkovski. Olivier a eu l’idée de ce voile, qui donne un côté onirique. On voit les rêves des protagonistes, qui se transforment parfois en cauchemars, et leurs désirs secrets et inavoués. Ce désir est très charnel entre Nadir et Leila, qui se touchent beaucoup ; celui de Zurga envers Leila est beaucoup plus frustré, et va pratiquement jusqu’au viol. Il y a donc un jeu physique très intense, et je revendique toute cette charge érotique.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/09/DSC00457.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Eric Perez et Gaspard Brécourt sur la terrasse de l’hôtel du Touring pour l’entretien.  » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« … je voulais des images inquiétantes, qui fassent un peu peur… »

Fragil : Eric, vous êtes passionné de cinéma, et les images vidéo occupent une place importante. Comment les articulez-vous dans le spectacle ?

Eric Perez : Avec Clément Chébli, je voulais des images inquiétantes, qui fassent un peu peur et pas du tout du genre Bollywood. Nous montrons des scènes de transes et de rituels, collées aux émois inassouvis des protagonistes, à l’image de ce qu’ils ressentent, comme des projections de leurs troubles et de désirs étouffés qui peuvent surgir dans les cauchemars.

Gaspard Brécourt : Le propos reste en effet violent. Dans une phrase importante sur un temps long, Zurga dit « Je suis jaloux », et se dévoile.

Eric Perez : Et les images de transes et de rituels sont également violentes. Il y a aussi des projections de rouge, comme si l’eau devenait du feu. C’est l’utilisation de la lumière et des vidéos qui donnent un côté cinématographique, je ne me suis pas inspiré de films, mais j’ai aimé travailler avec Clément sur le montage, ce qui rejoint mon amour pour le cinéma.

« La musique a également un côté cinématographique… »

Fragil : Gaspard, quels aspects de la partition mettez-vous en valeur, et de quels autres opéras rapprochez-vous ces « Pêcheurs de perles » ?

Gaspard Brécourt : Une chose me semble vraiment essentielle, c’est de faire exactement ce que Bizet a demandé, tout est écrit de manière très précise dans la partition. La musique a également un côté cinématographique, qui laisse aux spectateurs le choix d’images et de couleurs. Le hautbois, la flûte et la clarinette soutiennent les phrases musicales des chanteurs, en un tapissage impressionniste, et les instruments comme l’harmonie racontent l’histoire. Ainsi, le cor accompagne la mélodie de Leila, dans l’air qu’elle chante dans la nuit. On n’associe pas cet instrument au côté féminin ; on le trouvait pourtant déjà chez Mozart, dans le deuxième air de Fiordiligi de « Cosi fan tutte », et Bizet le reprend à la fin de l’air de Micaëla dans « Carmen ». Les sonorités de la flûte et de la harpe choisies pour le duo de Nadir et de Zurga sont plus douces. Si Georges Bizet avait vécu plus vieux, on aurait certainement eu d’autres œuvres exceptionnelles. Il a utilisé chaque instrument de l’orchestre au maximum de ses possibilités, et s’il y a eu Debussy et Fauré après lui, c’est aussi grâce à tout ce qu’il a apporté. Par ailleurs, pour revenir au spectacle, j’adapte les tempi à la mise en scène et au jeu des interprètes. Les chanteurs sont souvent allongés, ce qui a pu les surprendre au départ, mais ils ont su intégrer cette contrainte, et c’est là que l’on se rend compte des qualités techniques de chacun, dont l’investissement a été total.

Eric Perez : J’ai eu une petite inquiétude au départ, mais l’engagement physique de ces chanteurs est incroyable, ce que je demandais était très intense, et ils sont prêts à aller loin pour être au plus juste dans le jeu. La canicule que nous avons connue pendant les répétitions a peut être aidé à entrer dans la moiteur des situations.

 

[aesop_image imgwidth= »40% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/09/DSC00283.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Gaspard Brécourt durant les saluts des "Pêcheurs de perles".  » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« Cette proposition était un gros pari… »

Fragil : Gaspard, vous dirigez également durant ce festival « La vie parisienne » de Jacques Offenbach, relookée dans les années 60, dans la vision d’Olivier Desbordes et Benjamin Moreau. Comment présenteriez-vous ce spectacle débordant d’invention et d’énergie ?

Gaspard Brécourt : « La vie parisienne » est une œuvre déjantée, et cette transposition dans les années 60 la déplace dans les derniers moments d’insouciance d’un monde qui se reconstruit. Ça fonctionne très bien, et nous avons changé peu de texte. François Michels a fait les arrangements, il a réorchestré la partition et modifié les rythmes, mais les mélodies restent les mêmes. On trouve dans le spectacle des réminiscences de l’époque, des émissions de variété, du rockabilly, des souvenirs d’Eddy Mitchell, de Sylvie Vartan ou de Sheila. Nous avons réuni une troupe de comédiens chanteurs, comme Jean-Louis Barrault l’avait fait en 1967. Ces interprètes ont tous une double formation solide. Clément Chébli filme les chanteurs en direct, comme il l’avait fait pour « Traviata », dans des images projetées simultanément sur des écrans de télévision. Cette proposition était un gros pari, qui a été largement réussi. Ça apporte de la fraîcheur à l’œuvre, tout en maintenant son côté délirant. Nous l’avons déjà jouée une vingtaine de fois depuis février.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/09/DSC00284.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Eric Perez durant les saluts des "Pêcheurs de perles".  » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« …de la putain à la sainte, la déesse et la vierge Marie. »

Fragil : Vous reprenez également « Maria de Buenos Aires », l’opéra tango d’Astor Piazzolla, en version de concert. Que raconte cet ouvrage ?

Gaspard Brécourt : C’est un petit opéra, le seul de Piazzolla. Ça fait longtemps qu’on voulait le faire. Les instrumentistes connaissent bien ce répertoire, et c’est aussi une manière de les mettre en valeur. Horacio Ferrer, qui en a fait le livret, affirmait que « Maria de Buenos Aires est née un jour où Dieu était ivre mort ». Il est en effet difficile de suivre la trame.

Eric Perez :C’est l’histoire d’une femme pauvre, qui évolue en traversant toute une palette de transformations, de la putain à la sainte, la déesse et la vierge Marie. Elle accouche d’elle-même, c’est complètement onirique et très marqué par la psychanalyse, qui s’est beaucoup développée en Argentine. Le dernier numéro est le Tangus Dei !

Gaspard Brécourt : William Sabatier joue du bandonéon au milieu de l’orchestre, je dirige un peu avec lui. Cet instrument a le rôle d’un personnage, qui tue Maria. Le récitant est fou de rage contre lui ; c’est comme si ce bandonéon pouvait rendre fou, par ses sonorités envoûtantes et ses rythmes obsessionnels.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/09/DSC00512.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Eric Perez, narrateur de "Maria de Buenos Aires" » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« …il a trituré cette œuvre dans tous les sens, jusqu’à en trouver l’essence. »

Fragil : Gaspard, vous avez dirigé dès 2016 « La Traviata », dans la mise en scène d’Olivier Desbordes et de Benjamin Moreau, où Serenad B.Uyar était Violetta. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?

Gaspard Brécourt : Nous allons le refaire en février et mars prochain à Montauban, Herblay et Maisons-Alfort. Olivier a réussi à faire de « La Traviata » un opéra de chambre, intimiste, avec 18 musiciens et peu de chœurs. Il en était à sa cinquième ou sixième mise en scène, et il a trituré cette œuvre dans tous les sens, jusqu’à en trouver l’essence. Les musiciens de l’orchestre ont une impression qu’ils avaient rarement eu l’occasion de ressentir. Filmés en permanence par Clément Chébli, ils se sentent des personnages, faisant partie intégrante de l’action et du déroulé d’une déchéance.

Fragil : Vous êtes tous deux conseillers artistiques à la programmation du festival. Quelles sont les priorités dans vos choix ?

Gaspard Brécourt : Nous maintenons l’esprit de ce festival unique en France, en faisant venir de jeunes chanteurs et de jeunes musiciens. C’est une occasion rare pour eux de faire des prises de rôles, auprès d’artistes plus confirmés qui appartiennent à notre réseau de chanteurs. Nous utilisons au maximum les possibilités des instrumentistes, dans des quatuors, des quintettes, mais aussi dans l’orchestre symphonique, qui est très bon : nous avons joué la quatrième symphonie de Gustav Mahler l’an passé, et nous aborderons Beethoven l’année prochaine.

Eric Perez : Il y a aussi tout un réseau de production, avec l’ouverture vers d’autres théâtres. Ainsi, le diptyque « Cavalleria rusticana » de Mascagni et « Paillasse » de Leoncavallo, qui sera représenté lors du prochain festival, passera aussi par Avignon, Reims, Clermont-Ferrand, Vichy et Massy. L’an prochain, il y aura également à Saint-Céré « Cenerentola » de Rossini, dans une mise en scène de Clément Poiret, le directeur du Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes, et une rareté, « Le dictateur » d’Ernst Krenek, couplée avec « Les sept pêchés capitaux » de Kurt Weill. Je passe l’année à sillonner les stages et les auditions, pour repérer les jeunes chanteurs. Nous trouvons ainsi de nouveaux talents, tout en gardant l’esprit et la vie de troupe du festival, son âme et sa fraternité dans le travail.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/09/DSC00266.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »La halle des sports, lieu de repli à la très bonne acoustique, où s’est déroulée la représentation des "Pêcheurs de perles" du 11 Août » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« La Croisille s’amuse »

Fragil : Quels sont vos autres projets ?

Eric Perez : Je mets en scène « Cavalleria rusticana » et « Paillasse ». Je prépare aussi un spectacle avec Nicole Croisille et Manuel Peskine, « La Croisille s’amuse », où nous allons reprendre des tubes de Nicole, en duos, trios, et où j’aimerais aussi chanter ses raretés. Nous le ferons notamment le 15 mars 2020 au Théâtre du Blanc-Mesnil, où je vais retrouver auparavant « Perez chante son cinéma » le 15 janvier. J’ai également le projet d’un spectacle avec Pierre Notte, après « Je te pardonne d’Harvey Weinstein » que nous avons fait cette année : nous allons le créer en février, et il sera probablement repris à la rentrée 2020 au Théâtre du Rond-Point à Paris.

Gaspard Brécourt : Il va y avoir les reprises des « Pêcheurs de perles ». Je vais aussi diriger des concerts symphoniques la saison prochaine, à Tokyo avec le TMSO pour un programme Beethoven et Brahms, et en Grèce pour le répertoire français, de Vincent D’indy et de Maurice Duruflé. En juin, j’animerai une Master class sur la musique française (l’opéra et la mélodie), pour des étudiants de la Julliard School de New-York lors d’ une académie de quatre semaines proposée dans le Périgord, à Bergerac. Auparavant, je serai en Guadeloupe pour « Don Giovanni », dans la production de Carib’Opera avec Jean-Loup Pagésy. Là-bas aussi, nous formons de jeunes chanteurs, pour les faire venir en métropole.

Avec nos remerciements à Christine Gateuil, propriétaire de l’hôtel du Touring à Saint-Céré, où s’est déroulé cet entretien.

Photo de haut de page prise à Saint-Céré par Alexandre Calleau.

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017