« Le vaisseau fantôme » de Richard Wagner a été créé à Dresde en 1843. Il n’avait pas été représenté à Nantes depuis mai 1986, dans une mise en scène de Philippe Godefroid, avec Lisbeth Balslev dans le rôle de Senta. L’opéra s’inspire de la légende du Hollandais volant, née du côté de Cape Town, en Afrique du Sud. La mer est particulièrement violente et infranchissable au Cap de Bonne-Espérance, où se croisent l’Océan Atlantique et l’Océan Indien. Le capitaine d’un vaisseau hollandais aurait juré au Diable, en pleine tempête, qu’il parviendrait à affronter les flots en furie ; maudit par Satan pour son audace, il est condamné à errer éternellement sur la mer, en revenant tous les sept ans sur la terre ferme, où seul l’amour d’une femme pourrait le sauver. L’ouverture de l’opéra résonne comme une tempête, les premiers accords donnent le vertige, et l’on entend le déchaînement des vagues et la démesure de l’océan, ponctués de mystérieux échos. L’eau est omniprésente dans la fascinante mise en scène des deux sœurs Rebecca et Beverly Blankenship, à la fois rappel de la mer et contrainte dramaturgique, qui bouleverse les mouvements et les déplacements, dans des lumières aux reflets irréels, Le spectacle nous transporte dans une véritable folie collective, à l’image d’une partition de tous les excès.
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Un drame humain
L’opéra raconte l’histoire de Senta, amoureuse du hollandais volant par les récits qu’on lui en a faits et par un tableau qui l’obsède. Et si c’était elle qui le sauvait ? Elle rejoint, dans cette passion singulière pour un inconnu, Tamino qui, dans « La flûte enchantée » s’éprend de Pamina en découvrant son image. La mise en scène présentée à Nantes dépasse cet aspect onirique et fantasmagorique, en donnant à cette passion dévastatrice un ancrage plus réaliste, et une dimension collective. Durant l’ouverture, l’eau qui recouvre le plateau ramène les cadavres flottants de femmes, certainement des victimes qui se sont sacrifiées par amour. Des enfants se moquent d’une petite fille, la rejettent et la poussent dans cette eau mortifère, comme le signe d’une fatalité. Autour du cadre de scène, des traits indiquent le nombre de toutes les sacrifiées. Le hollandais, dont le bateau cogne, par une nuit houleuse, celui de Daland, le père de Senta, n’a rien d’un fantôme ; il arrive simplement, de façon ordinaire, parmi les autres hommes. On pense à cette phrase de Victor Hugo, extraite des « Misérables », « Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme. » Ces flots en furie ne sont-ils pas l’expression du désordre que chacun porte en soi ?
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Son chant est d’une inquiétante étrangeté…
Avant ce choc initial entre les deux vaisseaux, un pilote fait le guet sur le pont du navire. Son chant est d’une inquiétante étrangeté, magnifié par le timbre rare et envoûtant du ténor Yu Shao. La réalité reprend ses droits dans la confusion qui règne lors de la rencontre entre les deux équipages. Daland sort de l’eau le trésor du hollandais, et se réjouit en palpant des bijoux qui ont peut-être appartenu à d’autres victimes. Sa fille est promise à Erik, mais il rêve sûrement à quelque mariage arrangé. Toute cette eau sur le plateau renforce le côté concret de l’histoire racontée ici. On se bat contre les éléments, et chaque pas est ralenti, alourdi. C’est une véritable prouesse pour l’ensemble de la troupe, solistes et choristes confondus, d’évoluer dans un tel environnement, où chacun s’investit de manière impressionnante. David Bobée avait exploité une telle abondance de l’eau sur scène, dans sa mémorable vision de « Lucrèce Borgia » de Victor Hugo, avec Béatrice Dalle, présentée au Grand T en 2015. Les très belles lumières d’Hans-Joachim Koester se mélangent à des effets de brume et créent de fascinantes atmosphères, en jouant sur des reflets bleus ou argentés, ou suggèrent parfois une mer de feu ou de sang, un véritable brasier liquide.
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Sa voix, pure et lumineuse, est pleine de subtiles nuances.
Martina Welschenbach joue une Senta déterminée et humaine, qui n’a rien d’une Madame Bovary éprise d’un songe, mais qui tente de se battre pour s’affirmer dans un univers hostile. Sa voix, pure et lumineuse, est pleine de subtiles nuances. La chanteuse exprime son attirance pour ce mystérieux hollandais dans des aigus enfiévrés. Dès le chœur d’entrée des femmes, elles ne filent pas la laine (il s’agit du chœur des fileuses), mais tirent les cordes d’un navire en les enroulant, dans un dur labeur et un même déplacement circulaire. On apprend dans le livret que c’est Mary, la nourrice, qui a appris la ballade du hollandais à Senta : c’est un chant aux contours hallucinés, que l’on réclame à la jeune fille. Doris Lamprecht apporte son fort tempérament scénique et de beaux graves à cette figure de gouvernante, très présente ici, à la fois autoritaire et pétrie de failles, parce qu’elle semble connaître cette funeste attirance. Mary s’approche en effet lorsque l’on parle du hollandais, manifestement troublée, dans un mélange d’attirance et de méfiance. La présence de l’étranger semble cristalliser pour toutes la quête d’un ailleurs.
Une rédemption impossible
Le thème de la rédemption est omniprésent dans les opéras de Wagner. Il se décline dans l’attente répétée de sauveurs, qui se confond avec une recherche d’absolu. Elsa en a rêvé dans « Lohengrin », avant que le héros n’apparaisse devant elle, Siegmund retrouve sa sœur Sieglinde dans « La Walkyrie » et lui permet de s’échapper d’un enfer conjugal, avant que Siegfried ne tente d’en finir avec la malédiction de l’anneau, plus loin dans la « Tétralogie », et Parsifal est le rédempteur attendu par la confrérie du Graal. Ces délivrances ont toutefois un côté illusoire ou fragmentaire. L’espoir que Senta a pu mettre dans cette figure du hollandais est énorme. Elle le reconnait immédiatement, dans un chant torrentiel, avant de s’abandonner à son amour, dans l’oubli de tout, y compris d’Erik qui tente sans y parvenir de la ramener à la raison. Elle est prête à se perdre dans une confiance aveugle, dans l’espoir d’être sauvée par celui qu’elle veut sauver. Durant le duo avec cet étranger, Senta se recouvre de son manteau noir. Almas Svilpa apporte une inquiétante présence au personnage du hollandais, qu’il sculpte d’un timbre aux couleurs pénétrantes qui atteignent l’âme.
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…le chœur d’Angers Nantes Opéra atteint des sommets d’intensité…
Le groupe occupe une place essentielle dans cet ouvrage, que ce soient les marins ou les femmes qui entourent Senta. Ce groupe fabrique des boucs émissaires, au nom de règles communes mais fragiles, en jugeant et en excluant. On en trouve d’autres exemples chez Wagner dans « Tannhäuser », « Les maitres chanteurs de Nuremberg » ou « Parsifal ». Dans l’étourdissant chœur entre les deux équipages, où le chœur d’Angers Nantes Opéra atteint des sommets d’intensité, on a l’impression d’une hallucination collective, dans une espèce de transe, de tourbillon, où s’agitent toutes les névroses. Le désordre et la confusion atteignent un paroxysme, et ces scènes de foules sont sculptées en de superbes images, picturales et dramatiques. Cette fascination pour le mystérieux hollandais pousse à tous les excès, tout en suscitant des peurs, à la manière de ce qui se passe dans le film « Théorème » de Pasolini. L’impressionnant dispositif accentue la démesure de l’ouvrage. La présence de l’eau sur scène exacerbe les passions, cette eau qui gicle, déborde et submerge. Elle se confond avec tous ces êtres noyés dans une troublante lumière, en un océan humain : Senta rejoint la liste des femmes anonymes qui se sont sacrifiées, en se jetant dans les flots, dans un drame partagé…à la poursuite de quel mirage, et pour combler quelles failles ?
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…un spectacle mémorable, aux images marquantes, et porté par une troupe totalement impliquée dans la force du projet.
Angers Nantes Opéra a achevé cette brillante saison 2018-2019 sur un spectacle mémorable, aux images marquantes, et porté par une troupe totalement impliquée dans la force du projet. Le chœur, magnifiquement préparé par Xavier Ribes, est complètement habité et d’une énergie stupéfiante, vocalement comme scéniquement, tandis que le chef d’orchestre Rudolf Piehlmayer offre de belles nuances à l’ouvrage, avec quelques demi-teintes et de fascinants silences, entre les déchaînements et les tempêtes. De plus, la retransmission du 13 juin a permis un formidable partage de l’opéra avec le plus grand nombre, sur des écrans géants installés à Nantes, Angers et Rennes, mais aussi notamment à Saint-Nazaire, au Croisic, aux Sables d’Olonne, sur l’île d’Yeu, à Lannion…et dans des centres pénitenciers à Nantes et à Rennes. Il y a également eu des diffusions en différé en juillet sur les îles de Jersey et de Guernesey. La saison 2019-2020 nous promet de belles émotions lyriques, avec notamment « Hamlet » d’Ambroise Thomas, d’après la pièce de Shakespeare, dans une mise en scène de Frank Van Laecke, à qui l’on doit une passionnante « Katia Kabanova » de Janacek à Rennes en 2018. Angers Nantes Opéra accueillera aussi la création d’un opéra de Francesco Filidei, « l’inondation », d’après une nouvelle d’Evgueni Zamiatine, sur un livret et dans une mise en scène de Joël Pommerat. Parmi les autres temps forts de la saison (ils sont nombreux !), on pourra découvrir une comédie musicale de Richard Adler et Jerry Ross, « The Pajama Game », admirer « La clémence de Titus » de Mozart, dans un spectacle de Pierre-Emmanuel Rousseau, qui a signé « Les fées du Rhin » d’Offenbach à l’Opéra de Tours la saison dernière, mais aussi, pour achever la saison, revoir « Madame Butterfly » de Puccini, dans une magnifique production du prestigieux Mai Musical Florentin, mise en scène par Fabio Ceresa. De belles occasions pour de nouveaux partages d’émotions, on en a tellement besoin…