Les œuvres de Shakespeare ont beaucoup inspiré les compositeurs d’opéras, par la force de leurs propos et le mélange des registres. Verdi a proposé ses transpositions de Macbeth (1847), d’Otello (1887) et de Falstaff (1893), tandis que Charles Gounod s’est emparé de Roméo et Juliette (1867). L’opéra est le genre de la démesure, ce en quoi il est shakespearien. Ambroise Thomas (1811-1896) avait déjà adapté un texte littéraire avec Mignon (1866), d’après le roman de Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Cet ouvrage, moins représenté aujourd’hui mais qui connait toujours de beaux succès, a été repris à Nantes pour la dernière fois en février 1999. Le compositeur restitue à Hamlet toute la violence de la pièce de Shakespeare, par une somptueuse partition aux couleurs contrastées et au rythme étourdissant. De fascinantes scènes de foules alternent avec des passages plus intimes, explorant de façon troublante les inquiétudes et les tourments d’âmes égarées entre illusion et réalité. La vision de Frank Van Laecke, à qui l’on doit une mémorable Katia Kabanova de Janacek à l’Opéra de Rennes en 2018, est particulièrement inventive : c’est un spectacle qui marque.
Des cendres jetées sur scène
Le thème du deuil est central dans Hamlet suite à la mort du Roi du Danemark. Alors que son fils refuse l’oubli en se réfugiant dans la mélancolie, sa femme, la Reine Gertrude, passe rapidement à autre chose en épousant Claudius, le frère du défunt. Cette urgence s’exprime dès le début du premier acte dans ces paroles du chœur, « Le deuil fait place aux chants joyeux ». Dans un saisissant contraste avec la fête, Hamlet se montre d’emblée isolé, en marge du mariage de sa mère et de son oncle. Sa chambre, au premier plan, est délimitée par un mur de pierres grises et froides, où sont dessinées des têtes de morts à la craie, et une misérable paillasse est posée sur le sol. Sur la droite, l’urne contenant les cendres du père a été placée à l’intérieur d’une niche, à proximité de la porte blanche et imposante qui donne sur le palais.
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Le nouveau Roi est étendu sur la table du banquet, pendant que la Reine danse de façon provocante…
La détresse d’Hamlet rappelle ici celle d’Electre, dans la tragédie de Sophocle (Vème siècle avant J.C) et dans l’opéra de Richard Strauss (1909) : la fille d’Agamemnon partage avec le Prince du Danemark un même deuil impossible et une soif de vengeance. Durant la première scène du spectacle, Hamlet tient l’urne dans ses mains, et fait couler les cendres de son père entre ses doigts. En même temps que cette image douloureuse de la perte, on voit, à l’arrière-plan, la cérémonie du mariage ; il y a toutefois quelque chose de désincarné dans cette fête, qui a l’air sinistre. Les chœurs chantent des airs majestueux et festifs, tout en restant statiques sur un plan incliné. Le nouveau Roi est étendu sur la table du banquet, pendant que la Reine danse de façon provocante au-dessus de son nouvel époux et des restes du repas de noces, en une image obsessionnelle et dérangeante, qui se superpose à celle d’Hamlet, à l’écart avec les cendres du père disparu.
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Les paroles du Roi mort nous parviennent en voix off, sonorisée, dans une éblouissante lumière blanche.
La scène où le spectre du Roi vient demander à son fils de passer à l’action pour le venger est particulièrement inquiétante. Elle semble le reflet d’une âme malade, comme une voix intérieure, plutôt qu’une apparition surnaturelle. Les paroles du Roi mort nous parviennent en voix off, sonorisée, dans une éblouissante lumière blanche. Dès lors, Hamlet est troublé par ces révélations d’un meurtre par le frère, pour usurper le trône. Le baryton Kevin Greenlaw apporte au rôle-titre une présence fiévreuse et un chant riche en bouleversants contrastes. Le Prince du Danemark piège son oncle par le théâtre, pour faire tomber les masques et qu’éclate la vérité. Il fait jouer par des comédiens le meurtre du Roi, face à Claudius, Gertrude et toute la cour. Le Roi et la Reine sont installés dans une loge d’avant-scène tandis que des choristes sont debout dans la salle, parmi les spectateurs, à l’orchestre et au premier balcon. Des rires et des applaudissements créent un troublant effet d’intrusion du réel ; le théâtre a l’effet d’un miroir, et Claudius regagne la scène en vacillant. Dans un geste d’une extrême violence, Hamlet jette son oncle à terre, et lui lance au visage les cendres de son père. Il se dirige ensuite vers l’arrière-plan du plateau, et se retrouve face au mur du fond du Théâtre Graslin, dans un théâtre désormais mis à nu.
Un miroir brisé en éclats
Le trouble d’Hamlet, égaré entre illusion et réalité, atteint un paroxysme durant un air d’une ineffable beauté, dans un temps suspendu. Les paroles sont mythiques « Etre ou ne pas être !…ô mystère ! (…) Mourir !…dormir !…rêver peut-être ! ». Le prince se tient face à un grand miroir brisé, explosé en éclats, où toute image est désormais brouillée. Il est entouré d’inquiétantes figures vêtues de noir, portant des masques à têtes de morts, qui reflètent ses obsessions morbides. C’est dans ce cadre inquiétant que le Roi vient prier, en implorant son frère d’apaiser la colère de Dieu, « Moi j’ai livré mon âme à l’éternelle mort ! (…) Apaise la colère de Celui qui juge les rois ! ». Il exprime dans ce passage d’étonnants regrets et des craintes, en montrant une poignante humanité et une âme mise à nu. Philippe Rouillon est impressionnant en Claudius, dont il restitue tout le cheminement intérieur par de subtiles nuances et un chant d’une fascinante profondeur. De plus, il apporte à chaque mot beaucoup de force. Cet immense artiste a marqué par de mémorables interprétations, notamment Henri VIII, rôle-titre d’une rareté de Camille Saint-Saëns à Compiègne en 1991, mais aussi, la même année, Ruprecht dans l’hallucinant Ange de feu de Serge Prokofiev à l’Opéra Bastille. Il a été Escamillo de Carmen à Nantes en 1992 ; c’est un bel évènement de le revoir au Théâtre Graslin, dans un rôle qu’il a déjà joué en 2017 à l’Opéra de Lausanne. Hamlet observe son oncle, caché dans un coin, ne voulant pas le tuer en pleine prière mais dans l’exercice de son pouvoir.
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« J’ai peur », qu’elle répète de manière obsessionnelle.
Les confrontations entre Hamlet et sa mère sont d’une grande violence, et la mezzo Julie Robard-Gendre construit une Reine Gertrude très théâtrale et d’une fascinante complexité, affichant sa volonté de puissance durant les premières scènes, et évoluant progressivement vers un caractère rempli de failles, rongé par la culpabilité. La Reine semble perdue face au miroir implacable que lui renvoie son fils ; l’interprète apporte de terrifiants accents et des graves glaçants à sa réplique « J’ai peur », qu’elle répète de manière obsessionnelle. Cette grande actrice au chant pénétrant était inoubliable dans le rôle travesti du Prince dans Cendrillon de Massenet la saison dernière à Angers Nantes Opéra, et elle vient d’incarner une éblouissante Belle Hélène d’Offenbach, dans une mise en scène de Michel Fau, à l’Opéra de Lausanne. Le personnage d’Ophélie est également central dans cet ouvrage. Victime du vertige d’Hamlet, dont elle est éprise, elle sombre dans la démence. Sa scène de folie est un moment d’anthologie, à l’image de celle de Lucia di Lammermoor de Donizetti. L’égarement s’exprime dans d’envoûtantes vocalises auxquelles la soprano Marie-Eve Munger donne de saisissants reliefs. Durant cette scène, Ophélie se retrouve face aux personnages masqués à têtes de morts. L’un d’eux s’avance vers elle, elle lui prend la main et lui chante, en une douloureuse réminiscence, les serments d’amour qu’Hamlet lui avait faits au premier acte, « Doute du soleil et du jour (…) ne doute, jamais, jamais de mon amour ». Elle vacille sur d’impalpables aigus. On retrouve ensuite les fossoyeurs philosophes, comme dans la pièce de Shakespeare, avant que chaque choriste ne jette une fleur sur la tombe d’Ophélie. A la fin, la Reine demande pardon, suite à la mort de Claudius, et Hamlet devient Roi, « un roi avec une tête dans la tombe », mais il met fin à ses jours : des cendres venues des cintres s’abattent sur lui.
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Le chœur d’Angers Nantes Opéra s’implique dans ce spectacle avec beaucoup d’énergie…
La distribution est d’un très haut niveau. Le ténor Julien Behr apporte au personnage de Laërte, le frère d’Ophélie, beaucoup d’intensité. Ce bel interprète joue à nouveau ici dans un opéra adapté d’un texte littéraire, après avoir incarné la saison dernière Arsace dans la sublime Bérénice de Michael Jarrell, d’après la tragédie de Racine, au Palais Garnier ; il était également Tom Rakewell du Rake’s progress de Stravinsky à l’Opéra de Nice en mars 2019. Le chœur d’Angers Nantes Opéra s’implique dans ce spectacle avec beaucoup d’énergie, dans un ouvrage où il est très présent. Pierre Dumoussaud dirige l’Orchestre National des Pays de La Loire, en totale symbiose avec ce qui se joue sur le plateau, en mettant en valeur toute la richesse des couleurs et la diversité des atmosphères de la partition. Dans un registre différent, on lui doit de lumineuses P’tites Michu d’André Messager à Angers Nantes Opéra en 2018. Il vient de retrouver Julie Robard-Gendre pour La belle Hélène à Lausanne (diffusé sur Arte le 29 décembre dernier) et poursuivra son exploration de l’univers d’Ambroise Thomas en avril prochain avec Mignon, au Staatsoper de Munich. Ce premier spectacle de la saison d’Angers Nantes Opéra a été un grand moment de chant et de théâtre. La création nantaise de L’inondation de Francesco Filidei, d’après le récit Evgueni Zamiatine, à partir du 29 janvier, s’annonce également un choc !