L’inondation s’inspire d’une nouvelle de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine (1884-1937), publiée en 1929. Les livrets d’opéras ont souvent trouvé leurs sources dans des romans ou des récits brefs, et la liste de ces transpositions est très longue. Ainsi, Manon Lescaut de L’abbé Prévost a donné trois opéras, le premier composé par Auber (1856), le second par Jules Massenet (1884) et le troisième par Giacomo Puccini (1893). Benjamin Britten a créé en 1954 un ouvrage inspiré du Tour d’écrou d’Henry James, tandis qu’en 1989, York Höller a adapté Le maître et Marguerite de Boulgakov pour une création au Palais Garnier. Le Théâtre Graslin a programmé deux opéras de la seconde moitié du XXème siècle, adaptés de romans célèbres, Des souris et des hommes de Carliste Floyd, d’après John Steinbeck en 1999 et Le procès de Gottfried von Einem, d’après Kafka, en 2001. L’adaptation d’un roman en opéra est une nouvelle lecture d’un texte littéraire, qui lui apporte d’autres contours, sous des angles souvent inattendus et baignant dans un paysage sonore aux multiples correspondances. L’inondation est un opéra d’aujourd’hui, basé sur le récit d’un meurtre survenant chez un couple rongé par le manque et l’ennui. Joël Pommerat atteint une parfaite symbiose entre son travail sur les mots et la direction d’acteurs, dans une osmose totale avec la direction musicale de Leonhard Garms. La nouvelle de Zamiatine a un côté musical, dans ses obsessions, ses silences et sa grande violence ; l’auteur a aussi collaboré à l’écriture d’un livret d’opéra, celui du Nez de Dmitri Chostakovitch (1930), d’après Gogol, que les spectateurs d’Angers Nantes Opéra ont pu voir en 2004.
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Apparitions, disparitions, dédoublements
L’action de L’inondation se déroule dans un immeuble de trois étages, reproduit dans l’imposant décor d’Eric Soyer. Au rez-de-chaussée, c’est l’appartement de l’homme et de la femme, au-dessus, celui des voisins, tandis que le troisième niveau est divisé en deux studios, celui du narrateur sur la gauche, et celui du père et de la jeune fille à droite. Cette superposition permet quelques actions simultanées, et donne au spectacle un rythme cinématographique. Dans l’opéra, les protagonistes n’ont plus de nom alors que dans le récit de Zamiatine, la femme et le mari s’appellent Sofia et Trofim Ivanytch, la jeune fille se nomme Ganka et la voisine du dessus Pelageïa. L’épouse est toutefois la seule qui retrouve son identité à la fin, et l’effet d’entendre son prénom dans la bouche du mari est un évènement particulièrement saisissant.
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Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants, et ce manque éclabousse un quotidien monotone et répétitif…
L’inondation a un côté symbolique, qui reflète la détresse du couple du rez-de-chaussée, comme une tempête intérieure. Les éléments naturels venant de l’extérieur occupent une place importante, que ce soit le vent, l’orage, ou l’eau qui déborde. Des images vidéo, dues à Renaud Rubiano, montrent cette montée menaçante des eaux en bas de l’immeuble. Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants, et ce manque éclabousse un quotidien monotone et répétitif, où chacun semble le reproche de l’autre. L’installation chez eux de la jeune fille du dernier étage, qui vient de perdre son père, représente un ailleurs et un fugitif espoir ; le mari se rapproche de l’intruse, sous le regard soumis de sa femme qui reste dans un premier temps à l’écart. La partition de Franceso Filidei retrouve de façon vertigineuse la tension du récit de Zamiatine, dans un tissu sonore qui dépeint le huis clos suffocant, avec ses ressassements et ses non-dits. La musique caractérise, par des sonorités d’une inquiétante étrangeté, l’atmosphère vénéneuse de la nouvelle, dans une fascinante symbiose avec le théâtre ; elle met en exergue des détails perturbants, qui jaillissent d’accords grinçants ou de rythmes brutaux, mais qui glissent aussi parfois vers une troublante sensualité.
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L’opéra est ainsi le flash-back de ce qui a conduit au meurtre.
L’inondation est l’histoire d’un meurtre. La relation entre le mari et la jeune fille s’avère très vite un insupportable jeu de cruauté pour l’épouse ; les premières images du spectacle nous montrent ce crime, dans une scène muette où la femme met sa rivale à terre, la frappe, et l’étouffe violemment. L’opéra est ainsi le flash-back de ce qui a conduit au meurtre. La présence de la nouvelle arrivante au domicile conjugal a cependant un aspect irréel, comme la projection d’un fantasme ou d’un cauchemar. Cette jeune fille, pourtant ordinaire, est jouée par une chanteuse et une actrice, qui se montrent parfois en même temps à deux endroits différents. Le personnage a ainsi une capacité à se dédoubler, ou à apparaitre de façon improbable et déstabilisante, telle une projection obsessionnelle pour le mari comme pour la femme. De plus, cette jeune voisine disparait de façon mystérieuse. Dans un premier temps, on pense à une fugue. Le meurtre est toutefois montré dans une scène d’un onirisme sauvage : La jeune fille fait la vaisselle, l’épouse arrive derrière elle, la jette à terre, la frappe et l’étouffe, avec des gestes qui rappellent les premières images, et pas un mot. La rivale se relève à chaque fois, se remet devant son évier, et la femme la tue de façon répétitive. Ces images perturbantes illustrent un passage tout aussi étrange à la fin du récit de Zamiatine, dans lequel Sofia, sur son lit d’hôpital, a des souvenirs du crime dans d’atroces visions qui se répètent : « Entra Ganka avec son sac de petit bois. Elle s’accroupit par terre (…) le cœur de Sofia s’emballa, elle la frappa avec la hache et elle ouvrit les yeux » puis « Aussitôt Ganka refit son entrée, avec son petit bois (…) Sofia lui redonna un coup de hache » et enfin « Ganka enfonça la tête entre ses genoux, et Sofia la frappa une nouvelle fois ». Chacune de ces monstrueuses réminiscences est ponctuée de ces mots glacés de la doctoresse « Bien, bien, bien »*.
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Le pouvoir des mots
Un narrateur qui habite en haut de l’immeuble intervient à deux reprises pour lire des extraits du récit de Zamiatine. Il rappelle, par ses commentaires sur l’action, le chœur antique. Le contre-ténor Guilhem Terrail, qui joue aussi le policier, enveloppe ses interventions d’un fascinant mystère, tout en exprimant de la compassion, par un timbre envoutant et de superbes aigus. Il présente, au début de l’opéra, le couple avant l’éclatement du drame. Il raconte plus tard un instant particulièrement fort : les habitants du rez-de-chaussée sont hébergés quelques temps par les voisins du dessus, suite à l’inondation. La femme se retrouve ainsi dans le « lit des autres » auprès de son mari, et de poignants détails suggèrent un fragile espoir et une immédiate désillusion, dans le troublant silence de la nuit : « Brusquement, comme s’il venait de prendre une décision, Trofim Ivanytch se tourna vers Sofia. Tout son sang se glaça et, les jambes transies, elle attendit. La lune, drapée dans sa couverture, vacilla pendant une minute, puis deux. Trofim Ivanytch leva la tête, regarda la fenêtre, puis, précautionneusement, en veillant à ne pas toucher Sofia, il lui tourna à nouveau le dos »*.
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Sofia, hébétée, demande ensuite à sa rivale si elle croit en Dieu.
Les voisins du dessus apportent un perturbant décalage avec ce qui se joue en dessous. Au moment où la femme découvre la relation de son mari avec l’intruse, on joue à l’étage avec les enfants, et la voisine pleure de façon dérisoire parce qu’on ne veut pas jouer avec elle. Ces voisins représentent aussi une normalité écrasante, et leur départ en famille à la messe est extrêmement violent pour celle qui ne maîtrise plus rien. Sofia, hébétée, demande ensuite à sa rivale si elle croit en Dieu. La femme subit les mots blessants des autres ; elle se réfugie dans son monde intérieur. Chloé Briot apporte à cette femme blessée une présence d’une bouleversante simplicité ; le cheminement vers la folie n’en est que plus déstabilisant.
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C’est comme si elle avait tué pour s’autoriser à être mère.
C’est durant la scène finale que Sofia retrouve son nom, et qu’elle met des mots sur le meurtre. Elle est parvenue à avoir un enfant, et c’est comme si elle avait tué pour s’autoriser à être mère. La phrase reste inachevée dans le récit de Zamiatine : « Je l’ai tuée, parce que je voulais avoir un… » *. Elle raconte son crime sur son lit d’hôpital, dans une scène d’anthologie, où les mots s’affolent, portés par un rythme enfiévré et atteignant de vertigineux aigus. Elle termine son aveu libérateur sur ces mots énigmatiques : « Je n’étais pas sa mère » : la fièvre est tombée.
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Un immense moment de création !
Angers Nantes Opéra nous a permis d’assister à un immense moment de création ; l’impressionnant décor imaginé par Eric Soyer a été en grande partie construit dans ses ateliers, et le spectacle est coproduit par six théâtres. La troupe s’est emparée de ce nouvel opéra dans un investissement total, et tous les solistes sont à citer. Boris Grappe donne beaucoup d’épaisseur au personnage tourmenté du mari, et il a dû être magnifique dans le rôle de Wozzeck d’Alban Berg en 2015 à L’Opéra de Dijon. Après Thanks to my eyes (en 2011 au Festival d’Aix-en-Provence), Au monde (en 2014 à la Monnaie de Bruxelles) et Pinocchio (en 2017 à nouveau à Aix-en-Provence), Joël Pommerat retrouve l’opéra avec cette inondation, une œuvre d’une puissance extrême où chaque détail sonore et scénique compte et marque !
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*Les passages de la nouvelle d’Evgueni Zamiatine sont extraits de la traduction de Marion Roman, publiée aux éditions Sillage.