Sept des opéras de Jules Massenet (1842-1912) ont été créés à l’Opéra de Monte-Carlo, qui vient de programmer Thaïs (1894) inspiré d’un roman d’Anatole France et s’inscrivant dans une fascinante esthétique « Fin de siècle ». Les deux dernières productions de cet ouvrage à Nantes datent de 1984 et de 1997, dans la mise en scène d’Antoine Selva pour la première, et de Jean-Louis Pichon pour la seconde. Parmi les autres œuvres de ce compositeur, Angers Nantes Opéra a présenté en 2018 Cendrillon (1899), dans la très belle vision d’Ezio Toffolutti. Toutes ces évocations de spectacles font du bien, dans la période de manque que nous traversons. Certains pays ont malgré tout décidé de préserver la culture en faisant le choix de laisser les théâtres ouverts, et c’est ainsi que l’on peut voir en ce moment au Teatro Real de Madrid Siegfried de Richard Wagner, dans une mise en scène de Robert Carsen. Le spectacle vivant reste également essentiel à Monte-Carlo où Jean-Louis Grinda, directeur de l’Opéra, vient de monter Thaïs dans une proposition originale et passionnante. Il nous a accordé un entretien.
« L’émotion a été démultipliée par le travail sur le plateau. »
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans Thaïs et, d’une manière générale, dans les œuvres et la musique de Jules Massenet ?
Jean-Louis Grinda : Certains peuvent trouver cette musique d’une trop grande sensibilité, mais c’est précisément ce qui me touche. De plus, elle est très bien écrite, avec une science savante de l’orchestration et une puissante théâtralité. J’ai encore plus aimé Thaïs en le mettant en scène, et l’émotion a été démultipliée par le travail sur le plateau, où une vraie communion a été atteinte entre les solistes, le chœur et le ballet, sans oublier Liza Keron, la violon solo dont l’intervention, durant la scène de méditation de Thaïs, est très importante pour l’action.
« Visuellement, on passe au noir et blanc dans cette seconde partie qui reflète un univers mental. »
Fragil : Qu’avez-vous désiré mettre en exergue dans votre mise en scène de cet opéra et quelle atmosphère avez-vous souhaité créer ?
Jean-Louis Grinda : Le problème de cet ouvrage, c’est que je ne croyais pas en cette histoire au départ. Il aurait fallu accepter l’idée d’un miracle pour justifier la conversion magique de cette femme en quelques instants, mais une telle hypothèse ne me plaisait pas. Je suis donc parti de mon admiration pour l’ œuvre en adoptant un autre point de vue. Pour moi, Athanaël est un fou de Dieu, aussi extrême que ceux qui peuvent commettre des attentats aujourd’hui. Il éprouve un amour profondément charnel pour Thaïs, se trouvant écartelé entre sa foi et son désir. Le seul moyen de s’en sortir est de la tuer, précisément pendant cette scène de méditation après laquelle nous avons placé l’entracte. Toute la suite de l’opéra se passe dans la tête d’un personnage possédé par son délire d’un amour ne pouvant désormais s’accomplir que dans l’au-delà. Ludovic Tézier s’est investi de façon exceptionnelle dans l’exploration de cette folie, en se montrant un acteur formidable. La figure de Thaïs reste une actrice adulée, maîtresse de Nicias, et qui ne va pas changer. Athanaël la transforme en la tuant et croit ensuite, dans le monde idéal qu’il s’invente, qu’elle dit oui à tout ce qu’il propose. C’est ainsi qu’il se représente une mort apothéose de celle qu’il adore, pour donner corps à son désir. Visuellement, on passe au noir et blanc dans cette seconde partie qui reflète un univers mental.
Fragil : Comment présenteriez-vous justement l’aspect visuel du spectacle et l’avez-vous nourri de références picturales ou littéraires ?
Jean-Louis Grinda : Les décors de Laurent Castaingt comme les costumes de Jorge Jara se réfèrent au début du XX ème siècle, ce qui apporte une richesse esthétique plus forte que l’époque de l’action, au IV ème siècle. Nous n’avons pas cherché à faire une reconstitution historique ; l’essentiel est avant tout de montrer le cheminement d’Athanaël.
« Tout le spectacle s’est construit sur un gros travail d’équipe »
Fragil : De quelle manière avez-vous collaboré avec le chef d’orchestre, Jean-Yves Ossonce ?
Jean-Louis Grinda : Jean-Yves Ossonce s’est dans un premier temps montré surpris, puis il a été convaincu par ce propos sur Thaïs. Nous avons ainsi pu collaborer de façon étroite, au service de la musique et du théâtre. La méditation de Thaïs par exemple est un morceau qui fait progresser l’action, et nous ne l’avons pas conçu comme un numéro de concert joué à rideau fermé. Dans la première phrase du violon, la protagoniste rêve à son propre baptême, avant de glisser, en un jeu de miroir, vers un songe érotique qui attire Athanaël dans son sommeil. Mais ce dernier ne peut y répondre et commet l’irréparable. Tout le spectacle s’est construit sur un gros travail d’équipe, et c’est sans doute l’une des productions qui m’a rendu le plus heureux.
« Comme un bibliothécaire chargé de conserver un patrimoine tout en renouvelant des titres. »
Fragil : Vous dirigez l’Opéra de Monte-Carlo depuis 2007, après onze années passées à la tête de l’Opéra Royal de Wallonie à Liège. Vous êtes né à Monaco, que représente pour vous cet Opéra de Monte-Carlo ?
Jean-Louis Grinda : C’est une grande joie et un grand honneur de le diriger, dans un pays où sont également nés mes parents et mes grands-parents. Je m’inscris dans la continuité d’une histoire fantastique et passionnante, comme un bibliothécaire chargé de conserver un patrimoine tout en renouvelant des titres. J’ai régulièrement veillé à programmer des œuvres originales et des raretés, comme Le comte Ory de Rossini, que nous jouons en ce moment et qui n’avait jamais été représenté à Monaco. Cette saison également, nous présenterons à partir du 23 avril Boris Godounov de Moussorgski, dans sa version primitive de 1869 que l’on n’a jamais vue ici. Il y aura aussi une grande première la saison prochaine…C’est ainsi que j’ajoute dans la bibliothèque de nouveaux opus qui prolongent toute cette période de créations extraordinaires de Raoul Gunsbourg, directeur entre 1892 et 1951, auquel nous consacrerons une exposition en 2022. Cette continuité est également familiale puisque mon père a été chargé de la programmation de l’Opéra de Monte-Carlo avant de diriger d’autres théâtres, et qu’il y a débuté sa carrière de baryton en 1947, dans le rôle de Silvio dans Paillasse.
« Ce qui nous permet de jouer normalement et sans distanciation sur scène, par respect pour les œuvres. »
Fragil : A l’image de théâtres en Espagne, dont le Teatro Real de Madrid, l’Opéra de Monte-Carlo est l’un des rares en Europe à pouvoir maintenir ses spectacles. C’est une sorte d’oasis pour les artistes comme pour les spectateurs en cette période de manque. Quelles émotions ressentez-vous au début de chaque représentation ?
Jean-Louis Grinda : Ce n’est pas vraiment au début du spectacle que nous éprouvons de l’émotion, mais plutôt à la fin, quand tout s’est bien déroulé. C’est en effet un énorme effort de pouvoir ouvrir en ce moment, pas forcément pour l’accueil du public, car les jauges sont réduites et nous savons gérer les flux de spectateurs, mais surtout pour les équipes sur chaque production, entre 150 à 200 artistes dont nous devons préserver la santé. Les conditions sanitaires sont strictes et nous sommes tous testés régulièrement, ce qui nous permet de jouer normalement et sans distanciation sur scène, par respect pour les œuvres.
« Mais chaque spectacle pour moi est une fête… »
Fragil : Vous avez effectivement programmé plusieurs raretés à l’Opéra de Monte-Carlo, dont La wally de Catalani et Le joueur de Prokofiev (2016), la création monégasque de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch (2015) ou la version française de Tannhäuser de Wagner (2017). Quelles œuvres vous ont marqué et de quoi êtes-vous particulièrement fier ?
Jean-Louis Grinda : Street Scene de Kurt Weill, le dernier ouvrage présenté l’an passé avant le confinement, est aussi un grand souvenir pour tout le monde. J’ai été très heureux et très fier de monter la version française de Tannhäuser , l’un des plus grands rêves de ma vie, sous la direction musicale de Nathalie Stutzmann. Mais chaque spectacle pour moi est une fête, et il y a d’autres créations qui m’ont apporté beaucoup de bonheur. Je suis également très satisfait de la naissance, en 2016, de l’ensemble Les musiciens du Prince, sur une idée de Cecilia Bartoli. Nous avons des projets passionnants avec cet ensemble instrumental qui se produit notamment chaque année à Salzbourg. Nous disposons donc désormais de deux orchestres, avec le Philharmonique de Monte-Carlo.
« Cette troublante confrontation de spectacles d’aujourd’hui et d’un lieu vieux de deux mille ans. »
Fragil : Vous êtes également directeur des Chorégies d’Orange depuis 2016. Quels sont vos objectifs à la tête de cette prestigieuse manifestation ?
Jean-Louis Grinda : C’est avant tout de jouer cet été ! Ma mission est de redonner un souffle artistique à cette manifestation en ouvrant le répertoire. C’est ainsi que nous avons présenté Mefistofele d’Arrigo Boito en 2018 et Guillaume Tell de Rossini en 2019. Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, que nous espérons bien pouvoir jouer en juillet, n’y a pas été programmé depuis de nombreuses années. J’adore le théâtre antique d’Orange, l’ ambiance géniale et la formidable acoustique, et aussi cette troublante confrontation de spectacles d’aujourd’hui et d’un lieu vieux de deux mille ans. L’un de mes objectifs est de rendre ces Chorégies encore plus populaires, en multipliant les actions auprès du public.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Jean-Louis Grinda : Tout me tient à cœur, mener à bien cette saison à Monaco comme jouer à Orange cet été. Il y a aussi quelques coproductions où l’Opéra de Monte-Carlo va être présent dans de très grands théâtres. Je me consacre à fond à bien finir ma direction en Principauté en décembre 2022, il vaut mieux partir quand tout va bien. J’ai proposé à Cecilia Bartoli de me succéder à ce poste début 2023, ce qui a été validé par le Prince Souverain.
« C’est un souvenir inoubliable, qui à l’époque m’a montré que j’étais capable de faire ça ! »
Fragil : Pouvez-vous citer un moment particulièrement marquant dans votre itinéraire artistique ?
Jean-Louis Grinda : Ma première mise en scène d’opéra a été le Ring de Wagner à l’Opéra de Liège, entre 2003 et 2005. C’était un rêve de monter cet ouvrage de quinze heures trente de musique ! C’est un spectacle qui m’a fait progresser et m’a énormément enrichi. Mais le moment le plus marquant reste ma première mise en scène, en 1999, également à Liège. Il s’agissait de la comédie musicale Chantons sous la pluie, qui a connu un triomphe et a beaucoup tourné, jusqu’au Canada, et pour lequel nous avons reçu le Molière du meilleur spectacle musical en 2001. C’est un souvenir inoubliable, qui à l’époque m’a montré que j’étais capable de faire ça !
La captation de cette mise en scène de Thaïs est disponible jusqu’au 24 mai sur France.tv