20 janvier 2022

« La Clémence de Titus » : Violence et pardon…

« La clémence de Titus » de Mozart a été annulée à Nantes au début du premier confinement. Ce spectacle, qui avait été créé à Rennes, a enfin pu être présenté par Angers Nantes Opéra à partir du 10 décembre 2021. Une attente récompensée par un éblouissement théâtral et vocal !

« La Clémence de Titus » : Violence et pardon…

20 Jan 2022

« La clémence de Titus » de Mozart a été annulée à Nantes au début du premier confinement. Ce spectacle, qui avait été créé à Rennes, a enfin pu être présenté par Angers Nantes Opéra à partir du 10 décembre 2021. Une attente récompensée par un éblouissement théâtral et vocal !

Le règne de Titus à la tête de l’empire romain dura seulement deux ans, entre 79 et 81 après Jésus-Christ, mais son nom reste associé à la grandeur tragique d’œuvres universelles et sublimes. C’est ainsi que dans Bérénice de Jean Racine (1670), le monarque doit choisir entre son amour pour Bérénice et la raison d’état, dans un dilemme dont le renoncement final transfigure les blessures du cœur. Titus est également la figure centrale de l’un des deux derniers opéras de Mozart, créé le 6 septembre 1791, deux mois avant la disparition du compositeur. L’action de La clémence de Titus fait suite à celle de la tragédie de Racine et débute au moment où l’empereur s’apprête à répudier cette princesse étrangère qu’il aime, sous la pression du sénat. Titus est la cible d’une conspiration, d’un attentat et de trahisons, mais il pardonne. L’ouvrage a été créé à Prague à l’occasion du couronnement de Léopold II (frère de Marie-Antoinette). Cette grandeur d’âme impose des sentiments élevés et la vision d’un pouvoir idéal à celui qui va gouverner, en un jeu de miroir flatteur.

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La clémence de Titus a été jouée pour la première fois à l’Opéra de Nantes le 3 décembre 1982, dans une mise en scène de Jean-José Rieu qui a fait date. Pour cette seconde production de l’histoire du Théâtre Graslin, Pierre-Emmanuel Rousseau, à qui l’on doit de passionnantes Fées du Rhin de Jacques Offenbach à Tours en 2018, signe un spectacle d’une bouleversante intensité, porté par une puissante direction d’acteurs qui restitue toute la violence de l’œuvre, en parfaite osmose avec la direction musicale de Nicolas Krüger.

Une tragédie du pouvoir

Le décor exprime d’emblée la grandeur tragique, avec d’imposantes parois suggérant le marbre noir. L’ombre de la Bérénice de Racine plane sur le début de l’ouvrage et les actions de ces deux ouvrages sont sublimées par le renoncement et le pardon. Vitellia s’impose cependant comme une femme de pouvoir, jalouse de celle qu’elle ne sait pas encore répudiée. C’est pourquoi elle ordonne à son soupirant Sesto de tuer l’empereur.

 

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Les interprètes apportent dès ces premières scènes une impressionnante intensité dramatique.

Tournant autour d’un sofa de cuir et buvant du champagne, elle le charme par des arias envoûtantes et d’étourdissantes vocalises afin qu’il lui soit soumis, en dépit de l’amitié qu’il porte à Titus. Les interprètes apportent dès ces premières scènes une impressionnante intensité dramatique et les récitatifs, accompagnés au clavecin par Frédéric Jouannais, sont de captivants moments de théâtre. Subjugué, Sesto s’apprête à accomplir l’irrémédiable.

 

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L’empereur montre alors sa capacité à être touché.

Cette tragédie du pouvoir se décline en méprises successives qui accentuent la solitude du monarque. L’annonce de l’exil forcé de Bérénice bouleverse pour un temps le plan de Vitellia mais Titus choisit pour femme la romaine Servilia, sœur de Sesto. Celle qui pourrait devenir impératrice refuse malgré tout le trône, au nom de son amour pour Annio. L’empereur montre alors sa capacité à être touché : « Ah si autour de mon trône tout cœur était aussi sincère, régner serait une félicité ». A l’arrière plan du plateau, une cité miniature symbolise le pouvoir, avec le capitole et deux tours jumelles aux macabres résonances. Lors de son imposante entrée en scène, le monarque prouve son humanité en affirmant vouloir soutenir les récentes victimes de l’éruption du Vésuve. Cette catastrophe naturelle s’est réellement produite durant son règne, en 79 après Jésus-Christ ; elle trouve des échos avec l’incendie criminel du Capitole à la fin du premier acte. Titus a finalement décidé d’épouser Vitellia mais Sesto est déjà parti accomplir son funeste projet, en pleine confusion générale.

 

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Le sol est recouvert de cendres.

Au début du deuxième acte, une scène muette d’une poignante intensité se joue dans la pénombre de lumières rouges et de bougies. Des femmes en noir veillent sur des corps qui ont été mis dans des sacs posés sur des tables. Le sol est recouvert de cendres. On a annoncé la mort de Titus, il s’agit en fait d’un nouveau malentendu : l’empereur a échappé à l’attentat mais il y a eu d’autres morts. Sesto est dès lors déchiré entre sa passion pour Vitellia et son amitié pour l’empereur. Il est arrêté, jeté à terre et torturé, mais il garde le silence pour protéger celle qu’il aime. Avant son jugement, il baise cependant une dernière fois la main de l’ami. Julie Robard-Gendre apporte son immense sensibilité à la figure tourmentée de Sesto, dans un jeu très physique et totalement habité. Dans une impressionnante aria aux vocalises énormes, « Je vole te venger », cette superbe artiste exprime toute la force de l’aveuglement et de la soumission par la beauté de graves terrifiants. On a eu l’émotion de la voir à Angers Nantes Opéra dans deux rôles aussi mémorables, auxquels elle insufflait toute la puissance de son tempérament, la figure également travestie du Prince dans  Cendrillon  de Jules Massenet en 2018, et La Reine Gertrude dans Hamlet d’Ambroise Thomas en 2019. L’empereur éprouve de la pitié en voyant Sesto étendu dans la cendre, pareil à un animal : « Comme un crime peut transformer un visage… ». Cette trahison est pour lui l’une des épreuves les plus douloureuses mais le plus dur reste peut-être à venir : il apprend la monstruosité de celle qu’il doit épouser. Cependant, il pardonne, au terme d’un cheminement auquel le ténor Jeremy Ovenden offre une profonde humanité, par un chant riche en bouleversantes nuances qui traduisent l’intranquillité du monarque. Titus accède à une forme de sagesse face aux épreuves qu’il a traversées. L’ultime opéra de Mozart, La flûte enchantée, sera créé le 30 septembre 1791, quelques semaines après La clémence de Titus ; c’est également un ouvrage initiatique, de la quête de soi.

L’ambition jusqu’à la démence

Vitellia acquiert un très grand relief dans cette mise en scène et son évolution, au fil du spectacle, impressionne. Son obsession du pouvoir et la manipulation qu’elle exerce sur Sesto la rapprochent de Lady Macbeth, dans la pièce de Shakespeare et l’opéra de Verdi. Dans la vision de Pierre-Emmanuel Rousseau, elle évoque Sophie Von Essenbeck dans le film perturbant de Luchino Visconti, Les damnés (1969), qui raconte l’ascension d’une famille d’industriels en pleine Allemagne nazie.

 

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A la fin du premier acte, elle apprend qu’elle va devenir impératrice, alors que Sesto est parti tuer l’empereur.

Dans un état permanent d’instabilité, le personnage manœuvre en fonction d’évènements qu’elle anticipe ou interprète, causant de tragiques malentendus. A la fin du premier acte, elle apprend qu’elle va devenir impératrice, alors que Sesto est parti tuer l’empereur. Dans un état d’égarement, elle prend place à la table d’un repas, la tête couronnée de diamants, tandis que tout brûle à l’arrière plan. Le temps paraît suspendu, Vitellia s’efforce de rester droite, mais elle vacille, s’effondre. Des signes visibles trahissent la culpabilité qui la ronge. Elle se frotte les mains telle Lady Macbeth voulant effacer les traces de sang, pendant que les chœurs l’accusent en la montrant du doigt. Cette scène glaçante rappelle le spectre de Banquo revenant en plein banquet dans Macbeth, ou les flammes de l’enfer, au terme d’un repas, dans Don Giovanni.

 

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Elle reçoit ses habits d’impératrice dans un état somnambulique.

Roberta Mameli construit cette figure de Vitellia avec une fascinante présence qui épouse la moindre variation de caractère, tout en se hissant à sa démesure et à ses débordements. Elle émeut au-delà des mots, par la puissance d’un chant aux nuances renversantes, et par ce jeu totalement investi, qui donne le vertige. Devenue impératrice, Vitellia demande à Sesto de fuir, avant qu’il ne soit arrêté, mais tout bascule lorsque Servilia lui suggère d’intervenir auprès de l’empereur pour sauver celui qui a su se taire. Son cas de conscience est un immense moment de chant et de théâtre, traversé d’excès de démence. Elle reçoit ses habits d’impératrice dans un état somnambulique puis s’étend à terre, nerveuse et prise de convulsions, en se frottant les mains dans la cendre. La clarinette occupe une place importante dans ce passage, exprimant l’âme perturbée du personnage. Le dialogue entre la voix et l’instrument accentue les dissonances et les failles intérieures, à la manière de ce qui se joue avec la flûte dans la scène de folie de Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti (1835). Dans La Traviata de Verdi (1853), il y a aussi un tel emploi dramatique de la clarinette, durant la lettre de rupture que l’héroïne écrit malgré elle, sous la pression de la morale bourgeoise : l’instrument représente la vérité du personnage. Devenue impératrice, Vitellia s’accuse face à Titus, le visage couvert de cendre (une image qui évoque la fin des Damnés). Tous les regards sont tournés vers cette actrice au jeu magnétique, aux gestes tremblants. Un coup de feu éclate, ultime effet de surprise juste après la clémence…

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/01/BASDEP1.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Angers-Nantes Opéra » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »L’affiche de ‘La clémence de Titus’ pour les représentations qui auraient dû avoir lieu au début du premier confinement au Théâtre Graslin. Le spectacle a enfin été représenté ! » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017