En septembre 2018, le cinéaste Christophe Honoré, également auteur et metteur en scène, créait au Théâtre de Vidy à Lausanne Les idoles, où il faisait revivre en de troublants dialogues des artistes emblématiques des années 80, tels Bernard-Marie Koltès, Hervé Guibert ou Cyril Collard, tous morts du sida. Ces figures marquantes l’ont construit et nourri, en lui apportant un héritage affectif et choisi. On adorerait voir ce spectacle dont plusieurs représentations ont dû être annulées en raison de la pandémie, et qui aurait dû être joué au Grand T. Depuis, à l’automne 2020, Christophe Honoré a monté avec la troupe de la Comédie-Française Le côté de Guermantes, d’après Marcel Proust. Ce troisième volume de La recherche du temps perdu est une variation sur le thème d’une mémoire intime, transfigurée par l’écriture romanesque. Cette adaptation théâtrale, qui n’avait pu se faire au printemps de la même année, a fait l’objet d’un film, Guermantes, réalisé durant l’été, en un fascinant échange entre les genres pour que vive cette création en dépit des circonstances. Dans Le ciel de Nantes, le cinéaste revient sur ses souvenirs familiaux, sur une mémoire construite de manques et de non-dits, dans une pièce qui a pour cadre une salle de cinéma d’un autre temps. Le double de l’auteur sur scène affirme que « Le passé ne passe pas ». Ce passé est ici sublimé par le jeu des acteurs.
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Les membres de sa famille partagent avec ces divas un même côté excessif…
Le film impossible
Au début, la salle de cinéma est plongée dans l’obscurité. On entend un fragment de la chanson « Il pleut sur Nantes » de Barbara, jouée au piano, avant que le bruit de bombes sur la ville ne crée un premier souvenir traumatique. Des membres disparus de la famille prennent place dans cette salle pour des conversations irréelles, tels des personnages en quête d’un film à venir. Dans sa mise en scène de Tosca de Puccini, présentée au Festival d’Aix-en-Provence en 2019, Christophe Honoré montrait un opéra en train de se faire, dans une démarche assez similaire, en projetant sur l’action des images de Divas mythiques comme Maria Callas, Renata Tebaldi et Régine Crespin. Les membres de sa famille partagent avec ces divas un même côté excessif mais le projet de l’œuvre fantôme reste avorté. Comment incarner par d’autres des visages et des corps tellement inscrits dans la conscience sans risquer de profaner? La représentation rend toutefois possible, malgré la peur de trahir, une rencontre fragile entre les vivants et les morts, entre des acteurs et des figures réelles, dans une fascinante symbiose entre le théâtre et le cinéma. De gros plans sur des visages se superposent en effet à l’action, captant des émotions dans l’énigme et le jeu de souvenirs irrésolus. N’est-ce pas là le plus beau des hommages, dépassant toute forme d’impuissance à restituer le passé ?
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Chiara Mastroianni, dont la présence constitue un bel hommage au Cinéma, restitue de façon sincère et touchante la fragilité de cette figure écorchée.
Des éclats de souvenirs résonnent avec notre Histoire, de 1943 aux années 2000, dans un tourbillon émotionnel et un réjouissant mélange des genres. Certains détails prennent une force singulière, dans un récit ponctué de morts violentes, tels la mort d’une fillette au Rond-Point de Paris, des coccinelles que l’oncle Roger regardait sur la tombe de son père, les obsessions de la guerre d’Algérie ou un signe de croix de la grand-mère. Le lotissement du Grand-Clos à Nantes, où Christophe passait ses vacances dans les années 80, cristallise toute cette violence. Les morts reviennent aussi pour régler leurs comptes dans ce cinéma improbable où ils parlent au passé de maladies, de suicides, de dettes et de dépressions. Mais comme dans les films de Pedro Almodovar, les larmes sont toujours proches des éclats de rire. Un autre oncle regrette d’être mort en février 2000 juste avant l’Euro de foot, « La mort aurait pu attendre ». Il est aussi question de football dans ce commentaire exalté depuis la salle, sur une victoire du FC Nantes contre le Paris Saint-Germain au Parc des Princes en janvier 1995, vécue de façon explosive par la famille. Mais cette famille porte aussi en elle des secrets irreprésentables, comme la folie de la tante Claudie, internée à l’hôpital Saint-Jacques et que l’on n’a pas su protéger. La sonnerie interminable d’un téléphone rappelle la douloureuse annonce de son enfermement. Chiara Mastroianni, dont la présence constitue un bel hommage au Cinéma, restitue de façon sincère et touchante la fragilité de cette figure écorchée. Le Ciel de Nantes marque les premiers pas sur scène de cette superbe actrice, qui s’intègre de façon parfaite à la formidable troupe déjà constituée pour Les idoles . L’un des moments très forts du spectacle est le regard ému du double de l’auteur pendant la lecture poignante de la lettre de Claudie. La mémoire réinventée par l’œuvre d’art suffit-elle à réconcilier avec son passé ?
Un héritage malgré tout
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…la mort accidentelle du père est évoquée dans une scène étrange et forte où le fils raconte être mort dans ses bras.
Que peut transmettre une famille avec laquelle on a le sentiment de ne plus rien avoir à partager ? Les drames de ceux qui nous ont précédés forment un socle qui rend ces êtres nécessaires malgré les divergences, et dans ce spectacle, la dimension romanesque de faits réels rend le passé plus supportable. C’est ainsi que la mort accidentelle du père est évoquée dans une scène étrange et forte où le fils raconte être mort dans ses bras. Ce père lui avait confié son insatisfaction juste avant de mourir ; il ne se trouvait pas à sa place. Comment se trouver en effet à sa place parmi des non-dits étouffants et un racisme qui ose dire son nom ? La grand-mère est un personnage haut en couleurs, qui n’a pas supporté l’homosexualité de son petit-fils, refusant de lui parler l’année précédant sa disparition. Ils partageaient pourtant ensemble des moments de complicité, lorsqu’il dansait devant elle sur des tubes de Sheila le mercredi après-midi. Les chants et la danse ont une place importante, rythmant le spectacle avec une belle énergie en référence aux films de Jacques Demy, l’une des « idoles » de Christophe Honoré. Ce que l’on retient des morts se confond parfois avec une chanson.
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Le regard final échangé entre la mère réelle sur l’écran, et l’acteur jouant son fils sur le plateau, est saisissant.
Youssouf Abi Ayad apporte beaucoup de sensibilité au rôle de Christophe, démiurge déambulant avec grâce et profondeur parmi les morts et les acteurs pour remettre de l’ordre dans un passé compliqué. C’est Julien Honoré, le frère de l’auteur, qui incarne Marie-Dominique, leur propre mère, une femme blessée mais lumineuse, dans une composition troublante et pleine d’émotion. À la fin de la pièce, dans un ultime jeu avec les images, des photos réelles de membres de la famille alternent avec celles des comédiens, en un effet bouleversant. La mère apparaît en dernier, mais la caméra prépare l’évènement en s’attardant affectueusement sur le couloir conduisant à la salle où elle se trouve. Le regard final échangé entre la mère réelle sur l’écran, et l’acteur jouant son fils sur le plateau, est saisissant ; il représente une fusion possible entre la réalité et l’illusion théâtrale, dans une forme de réconciliation…
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