On ne peut expliquer Chilly Gonzales sans commencer par le décrire physiquement. Parce que l’homme est d’abord un corps. Grand, courbé, gauche. Un corps qui monte pour s’achever par une tête impensable. Cheveux en bataille, yeux noirs, visage long. Chilly Gonzales est comme un corbeau sur échasses qui vient se poser rapidement sur la banquette du piano après une volée de pas immenses*.
[aesop_quote type= »block » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »Chilly Gonzales est comme un corbeau sur échasses qui vient se poser rapidement sur la banquette du piano après une volée de pas immenses » parallax= »on » direction= »left »]
Ce corps de croche, Gonzales le maîtrise à la perfection. Il en fait son premier point de basculement. Ce moment où le concert devient un spectacle. Un soubresaut du corps répété en ponctuation d’une mélodie. Une main qui devient incontrôlable. Puis deux. Un regard en direction du public. Fous rires. En dix minutes, Gonzales gagne son public pour toute la soirée.
Le Québecois (Jason Beck de son vrai nom) est effectivement en pantoufles et robe de chambre sur scène. « C’est parce que je veux avoir une attitude de rappeur », lâche-t-il comme seule explication. Entendre par là que cet auteur-compositeur-interprète-producteur-showman ne rentre dans aucun moule. Comme toute sa carrière. Des débuts pop avec le groupe Son jusqu’à son succès en tant que mélodiste (Solo piano I et II) qui lui valent parfois d’être placé dans la lignée d’Erik Satie… Gonzalès est partout, surtout là où on ne l’attend pas. En témoignent ses 10 albums réalisés en 12 ans, aussi riches que différents.
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On pourrait aussi égrainer ses collaborations impensables pour achever le tableau : producteur de Feist, Peaches , Abd Al Malik, membre du groupe hip-hop-électro Puppetmastaz, collaborateur de Daft Punk (notamment pour le dernier album Random access memories)… Ses mains sont aussi utilisées pour jouer celles de Serge Gainsbourg dans le film Gainsbourg, vie héroïque, de Joann Sfar. Ses mélodies sont reprises en boucle dans une foule de publicités.
Mais revenons sur scène. Car c’est bien là que Gonzales est roi. Roi savant et bouffon à la fois, qui explique avoir fui à grande vitesse (d’où le surnom ?) l’académisme des conservatoires. « J’ai adoré apprendre le piano classique. Mais j’ai eu horreur de cette ambiance qui créée une foule de frustrations. » Gonzales sonde son public : « y’a-t-il des pianistes frustrés dans la salle ? » À deux reprises, il partagera sa banquette avec des spectateurs pour des quatre mains improvisés. « L’important, ce n’est pas la connaissance, c’est le plaisir de jouer, le plaisir de partager. » Et pour ça Gonzales est un champion.
L’artiste se veut pédagogue sur scène. Pédagogue foutraque certes, mais pédagogue quand même. Il explique à sa manière ce qu’est un arpège : « un ensemble de notes qui partouzent… C’est pour les fainéants… J’aime utiliser les arpèges, c’est joli, mais en même temps, je m’en méfie, c’est la facilité ! » Et le pianiste de tacler ceux qui ont construit des tubes basés sur des arpèges, de Glenn Miller (In the mood) à Daft Punk. Avec, bien sûr, démonstrations désopilantes à la clé.
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Gonzales donne sur scène une sorte de cours de solfège rêvé qui ferait pâlir tous les directeurs de conservatoire. Il fait dans l’éducation populaire, loin du fastidieux « deux croches noires ». Le cours de solfège en question est imagé, hilarant, destroy, lyrique, pertinent. « Vous connaissez la différence entre le mode majeur et le mode mineur en musique ? , interroge Gonzales. Majeur, c’est la gaîté. Mais c’est aussi la dureté, la marche militaire. C’est une musique de vainqueurs, de dominants, de dictateurs, bref, c’est la musique du système, une musique de droite. » Le pianiste enchaîne sur le mode mineur, mode « des minorités », pour achever sa démonstration par un air yiddish en plein ghetto de Varsovie… Gonzales conclut en transposant une série de mélodies majeures (Happy birthday notamment) en mode mineur, terminant par un Frères Jacques à pleurer (de rire ou de tristesse, au choix).
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On ne vient pas voir un concert de Gonzales, on vient voir un spectacle. Celui d’un artiste qui pourrait prendre de haut son public et pas mal de ses pairs, mais qui n’en fait rien. Le pianiste multiplie les artifices, jusqu’à jouer un morceau dans le noir complet. Trop d’artifices ? Peut-être. Finalement, il n’expose pas toute sa virtuosité, il préfère se marrer et déjouer ainsi le piège du pianiste prodige surmarketé. À la sortie du concert, on vend quand même ses mélodies enfermées dans de petites boîtes à musique bon marché. Mais Gonzales avait prévenu quelques minutes plus tôt : « ils ont bien travaillé les petits chinois, hein ? »
*Gonzalès était en concert au Lieu unique à Nantes mardi 16 avril 2013 (première partie : Alan Weiss)