Cosi fan tutte fait partie de ces œuvres dont la richesse permet de multiples lectures. À l’Opéra de Nantes, cet opéra de Mozart a été représenté dans des esthétiques contrastées au cours de ses trois dernières reprises : une vision intime de Guy Coutance dans un somptueux décor de Yannis Kokkos en 1986, une transposition de Françoise Terrone dans les années 60 en 1997, et la mise en scène intense et théâtrale de Pierre Constant en 2008. Le spectacle d’Eric Perez présenté à Éauze a un côté cinématographique, avec ce rouge hypnotique mettant en valeur les corps des acteurs et cette vie incroyable sur le plateau. Opéra Éclaté proposera également une programmation cet hiver au Cinéma-Théâtre de cette cité gasconne, où l’on retrouvera des figures marquantes de la compagnie, dont Eric Perez, Eric Vignau et Christophe Lacassagne, afin de garder le lien avec le public et de continuer à « Attirer, séduire et réjouir », selon les mots de Jean Vilar repris sur la brochure.
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« L’équilibre entre ces figures repose sur la cohésion et l’interaction entre les partenaires sur le plateau. »
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans Cosi fan Tutte ?
Gaspard Brécourt : J’aime ce passage de la bouffonnerie à des transports amoureux et même érotiques, parfois d’une mesure à l’autre dans une véritable fulgurance. Cet opéra ne s’inspire pas d’œuvres littéraires célèbres, comme Les noces de Figaro ou Don Giovanni. Il n’y a pas non plus vraiment d’action mais une exploration des sentiments, évoquant un plan séquence de cinéma, d’une durée de près de trois heures.
Jean-Gabriel Saint-Martin : Je suis très sensible à l’humanité des personnages s’exprimant avec beaucoup de sincérité dans plusieurs passages tout en révélant des côtés tristes et décevants. Cosi fan tutte nous fait traverser beaucoup d’émotions et même Alfonso garde une forme d’empathie malgré son aspect malicieux. L’équilibre entre ces figures repose sur la cohésion et l’interaction entre les partenaires sur le plateau.
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« Une demi-mesure sur une couleur de hautbois ou de clarinette peut faire basculer la situation. »
Fragil : Quelles sont les difficultés de la partition et quels en sont, pour vous, les moments les plus beaux ?
Gaspard Brécourt : Mozart a composé cet ouvrage comme un opéra de chambre, dans une musique ciselée avec une grande précision, et des formes plus intimes. Une demi-mesure sur une couleur de hautbois ou de clarinette peut faire basculer la situation. Il est donc essentiel d’identifier les endroits charnière où la situation se bouleverse dans ce jeu de dupes.
Jean-Gabriel Saint-Martin : Sur le plan vocal, Alfonso et Despina sont moins lourdement sollicités que Fiordiligi et Ferrando, dont les airs sont longs et difficiles avec des moments élégiaques. Il y a malgré tout dans la partition des changements brutaux de rythmes ou de caractères où nous devons tous nous montrer vigilants. Lors du trio du premier acte, il s’agit d’atteindre un équilibre entre la voix de basse et les voix féminines de façon chambriste, comme si nous étions des instruments.
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« La double distribution nous amène à changer régulièrement de partenaires, en mélangeant ainsi nos personnalités et en prenant chez chacun de nouvelles choses. »
Fragil : Jean-Gabriel, à quoi êtes-vous particulièrement sensible chez Alfonso, le personnage que vous incarnez ?
Jean-Gabriel Saint-Martin : Au lieu d’en faire un barbon revenu de tout, je m’attache à son empathie face aux sentiments des garçons. Alfonso est en effet déjà passé par ce qu’ils vivent et son rôle est celui d’un initiateur aidant à passer les épreuves difficiles. Ce qui compte avant tout, c’est la vérité des sentiments et de l’instant, carpe diem…
Fragil : Comment présenteriez-vous la mise en scène d’Eric Perez ?
Gaspard Brécourt : Comme pour ses mises en scène de Don Giovanni et des Noces de Figaro, Eric travaille sur l’intuition et le théâtre. Son spectacle explore une sensualité jouissive, mais toujours dans une forme de retenue laissant les choses en suspension, comme l’a écrit Mozart, entre dits et non-dits.
Jean-Gabriel Saint-Martin : A partir d’une idée forte de mise en scène et d’un canevas, Eric nous laisse très libres, nous donnant la possibilité d’amener des choses et de faire des propositions. La double distribution nous amène à changer régulièrement de partenaires, en mélangeant ainsi nos personnalités et en prenant chez chacun de nouvelles choses. Ce qui est très libérateur pour un comédien. Cette vision de Cosi fan tutte revendique un côté moderne, pas du tout misogyne. À la fin du spectacle en effet, les filles accueillent le retour des amants complètement actrices de leurs vies.
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« La force d’Eric est d’anticiper les types d’énergies qui vont fonctionner ensemble, dans un travail où le collectif est fondamental. »
Fragil : Jean-Gabriel, vous avez chanté au Festival de Saint-Céré Figaro des Noces de Figaro, également mis en scène par Eric Perez en 2017. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Jean-Gabriel Saint-Martin : Ce spectacle reste un souvenir très fort. Je jouais pour la première fois le rôle de Figaro et il y avait dans l’équipe réunie une formidable dimension de troupe, agrémentée par ceux qui nous ont rejoints au fil de la tournée. Cinq ans après, nous sommes toujours en contact. La solidité du groupe est essentielle dans ma vie de chanteur ; elle donne une force à l’édifice que l’on monte tous ensemble. Je me souviens d’une représentation donnée au Château de Castelnau où il faisait très froid et où le brouillard sur le plateau rejoignait le propos du metteur en scène, dans le dénouement onirique et labyrinthique de l’ouvrage. Je vais retrouver ce rôle de Figaro à la rentrée à Saint-Étienne*, dans un spectacle de Laurent Delvert, où mon interprétation sera forcément nourrie de cette expérience. La force d’Eric est d’anticiper les types d’énergies qui vont fonctionner ensemble, dans un travail où le collectif est fondamental.
Gaspard Brécourt : Il parvient effectivement à une alchimie géniale, tellement rare dans ce métier. On a repris certains artistes des Noces de Figaro pour Cosi fan tutte et tout fonctionne musicalement, dramatiquement comme humainement. Cette dimension de troupe est l’une des grandes forces des productions d’Opéra Éclaté. Il est essentiel pour la cohésion d’une équipe de vivre des choses en dehors des temps de répétitions et des spectacles.
*L’entretien a été effectué le 13 août 2022.
Fragil : Gaspard, vous dirigez aussi la reprise de La vie parisienne à Éauze, dans le spectacle d’Olivier Desbordes. Que représente-t-il pour vous ?
Gaspard Brécourt : Deux heures de plaisir absolu, où l’on oublie tout ! Ce spectacle est avant tout burlesque et inventif, et notre adaptation ne trahit jamais Offenbach. La transposition dans les années 60 tord le compositeur dans tous les sens, mais elle reste au service des situations et de la scène, en respectant les différents thèmes. Après une trentaine de représentations, nous nous amusons et nous entendons toujours autant.
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« Il y aura la tournée de Cosi fan tutte, notamment à Clermont-Ferrand en octobre et à Massy en janvier. »
Fragil : Jean-Gabriel, vous participiez en 2011 aux reprises de Traviata, dans la vision de Jean-François Sivadier, à Dijon et à Caen. Quel souvenir gardez-vous du travail avec ce metteur en scène ?
Jean-Gabriel Saint-Martin : J’ai adoré travailler avec ce metteur en scène abordant l’opéra avec simplicité et humilité, à la fois très humain et disponible avec les artistes. La présence du comédien faisant le lien sur scène avec les chanteurs m’a beaucoup touché. Il s’agissait d’une reprise du spectacle après les représentations d’Aix-en-Provence, mais Jean-François Sivadier sait aussi créer un esprit de troupe et l’équipe fonctionnait parfaitement. J’ai également aimé son spectacle Italienne scène et orchestre, où il montre l’envers du décor en mettant le spectateur sur scène dans une situation de protagoniste, puis dans la fosse d’orchestre comme un musicien. Il a eu la fabuleuse idée de faire d’une production d’opéra un spectacle en soi.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Gaspard Brécourt : Tous les projets me tiennent à cœur. Je vais diriger cette saison le Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra dans un programme Berlioz au Japon, ainsi que l’Orchestre de la Radio néerlandaise, pour de la musique symphonique française, à Rotterdam et Amsterdam. Il y aura la tournée de Cosi fan tutte, notamment à Clermont-Ferrand en octobre et à Massy en janvier, mais aussi les reprises de Cenerentola et de La vie parisienne, avec Opéra Éclaté. J’ai également des projets à Avignon et à Marseille pour la saison suivante…
Jean-Gabriel Saint-Martin : En dehors des Noces de Figaro à Saint-Étienne et de la tournée de Cosi fan tutte, je vais participer aux Aventures du baron de Münchhausen, un patchwork musical sur des partitions de Rameau, Campra, Lully et Monteverdi, sous la direction d’Hervé Niquet avec son Concert Spirituel, et dans une mise en scène de Patrice Thibaud, ancien des Deschiens, notamment à Massy, Tourcoing et Nîmes. En février 2023, je serai Moralès dans la vision de Jean-Louis Grinda de Carmen à Marseille, et je retrouverai Hervé Niquet pour une reprise de La caravane du Caire de Grétry à l’Opéra Royal de Versailles en juin.
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« …je garde en mémoire une impression très physique… »
Fragil : Pouvez-vous citer un souvenir particulièrement intense dans votre itinéraire artistique ?
Gaspard Brécourt : Il y a un souvenir auquel je rêve encore aujourd’hui. Je chantais dans la maîtrise de Radio France lorsque j’étais enfant, et j’ai été très marqué par un concert de La damnation de Faust de Berlioz sous la direction de Colin Davis, avec Jessye Norman. Je n’avais que 10 ans et je suis allé porter un bouquet de marguerites à cette immense cantatrice, alors qu’elle faisait ses vocalises dans sa loge avant le spectacle. Elle m’a embrassé pour me remercier ; j’étais submergé par l’émotion.
Jean-Gabriel Saint-Martin : J’ai été très marqué par la mise en scène d’Olivier Py de Salomé de Richard Strauss, où je jouais le premier soldat à Strasbourg. L’opéra débutait sur un espace vide, avec comme unique lumière celle de la sortie de secours au fond. La totalité de la cage de scène s’effondrait au bout d’un quart d’heure dans un effet saisissant. Plusieurs étages tombaient ensuite les uns sur les autres et je garde en mémoire une impression très physique, avec la persistance de certaines couleurs, des nuances de rouge et de vert, et d’un souffle qui allait jusque dans la salle. Salomé jouait à la fin avec la tête de Jean-Baptiste et se jetait dans le vide, comme Tosca. Ce spectacle très fort mériterait vraiment d’être repris.
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Avec nos remerciements à l’équipe de l’Hôtel Henri IV, à Éauze, où s’est déroulé cet entretien