Maurice Yvain (1891-1965) comme Raoul Moretti (1893-1954) avaient une vingtaine d’années durant la première guerre mondiale ; les deux compositeurs ont créé dès le début des années 20 des opérettes pleines de rythme et d’imagination, en réaction au désastre. Ils inventent des mondes audacieux où tout est possible, dans le bonheur d’une inconséquence fragile mais nécessaire. Les livrets de Yes (Yvain) et d’Un soir de réveillon (Moretti) présentés à Saint-Céré, ont un côté surréaliste, dans l’esprit du mouvement de l’époque cherchant dans de nouvelles formes des réponses à l’irreprésentable. Il y a dans ces deux ouvrages une légèreté et une énergie qui rendent heureux. Les dernières reprises d’opérettes de Maurice Yvain à l’Opéra de Nantes datent du début des années 80, avec Là-haut en novembre 1982 et Pas sur la bouche en avril 1985, deux oeuvres où l’on parvient à rire de tout. La compagnie Les Brigands s’est par ailleurs produite dans la région en février 2006, au centre culturel Atlantia à La Baule, dans l’un de ses très grands succès, Ta bouche, une opérette de ce compositeur créée en 1922, tandis que Yes vient d’être repris au Grand R à la Roche-sur-Yon, les 16 et 17 novembre. Les deux metteurs en scène de Yes et d’Un soir de réveillon, Vladislav Galard et Bogdan Hatisi, ont construit des spectacles inventifs où le théâtre est partout, dans un enthousiasmant esprit de troupe. Les spectateurs sortent du Théâtre de l’Usine en souriant ; le bonheur représenté sur scène est éphémère, mais il est vrai et sincère !
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C’est ainsi le lever de toute une troupe prête à jouer qui se substitue à celui d’un personnage.
Yes, une victoire de la joie
Au début du spectacle, on assiste au réveil difficile de figures étendues à terre au lendemain d’une fête. C’est ainsi le lever de toute une troupe prête à jouer qui se substitue à celui d’un personnage, Maxime Gavard. La réalité de la représentation se mêle à l’illusion théâtrale et l’une des interprètes, Emmanuelle Goizé, se réveille dans le costume argenté qu’elle portait dans Ta bouche en attendant d’entrer dans son rôle. L’un des fêtards s’installe au piano situé au centre, dans une affirmation de la place essentielle de la musique. Les situations cocasses s’enchaînent sur un rythme étourdissant : César, le valet, affirme « Mort aux patrons » en espérant être élu député communiste du XVIème arrondissement tandis que René Gavard, riche fabricant de vermicelles, ordonne à son fils de se rendre au Chili pour se marier avec une héritière fortunée. Pour échapper à ce projet, Maxime demande à Totte, la manucure, de l’accompagner à Londres, où l’on peut se dire « oui » facilement, afin de l’épouser. Les interprètes donnent leurs formidables tempéraments à ces personnages excessifs, d’Eric Boucher en roi du vermicelle à Célian d’Auvigny en fils incontrôlable, en passant par Clarisse Dalles qui donne à la manucure un caractère plein de contrastes et Gilles Bugeaud, Monsieur de Saint-Aiglefin lumineux et drôle en dépit d’une épouse adultère. On retrouve avec plaisir Mathieu Dubroca dans un autre rôle de Maurice Yvain, après son mémorable Évariste de Là-haut au Théâtre de l’Athénée, en improbable domestique communiste. La partition révèle une riche invention mélodique, les ensembles sont d’un rythme incroyable et l’on trouve de savoureux instants de parodie d’opéra, telle la fureur du père, « Avec qui est-il parti ? ». De plus, la symbiose entre la musique et le jeu est impressionnante, les musiciens se montrant dans ce spectacle complètement acteurs de l’action.
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Le valet n’a pas été élu député, il aurait pourtant aimé « faire du XVIème un endroit où l’on s’aime ».
Cette opérette joue sur un détournement de la comédie bourgeoise jusqu’au vertige, avec des situations absurdes évoquant le théâtre d’Eugène Ionesco. Au deuxième acte, une toile peinte représente la mer, l’action se déroulant au Touquet dans une ambiance de station balnéaire. Roger, l’ancien fiancé de la manucure, est devenu chanteur à succès sous le nom de Régor. Flannan Obé passe d’une figure à l’autre dans une plaisante insouciance, avec d’enivrants numéros de claquette et de music-hall et un humour communicatif. Dans une inconséquence qui fait du bien, Maxime et sa nouvelle épouse se retrouvent sur un hamac en chantant, « C’est un mot tout petit, par lequel on acquiesce, Yes ! ». Le fils Gavard rencontre ensuite sa maîtresse Lucette de Saint-Aiglefin sur un air de jazz et lui avoue qu’il aime véritablement celle qu’il a épousée. Anne-Emmanuelle Davy apporte de touchantes nuances à ce personnage de Lucette, qui se crispe et pleure en écoutant son cruel amant, même si rien n’est vraiment grave. Le riche industriel a de son côté épousé celle qu’il destinait à son fils, Marquita Negri, à laquelle Emmanuelle Goizé amène une présence baroque et un hallucinant engagement sur scène, « Sous le soleil de la Pampa…je peux arrêter un cheval au galop ». La riche héritière préfère le fils, mais elle se montre surtout une séductrice en égrenant, tel Don Juan dans son air du catalogue, la liste officielle de tous ses amants. Dans un pétillant désordre, le fils est momentanément déshérité, « Vous travaillerez », et n’a pas de quoi payer l’hôtel, le père pense que tout se paie et fait un constat d’adultère, « Vous n’êtes qu’une grue, une fille des rues, une bougresse, Yes ! » Des costumes de théâtre surplombent l’action quand les choses se compliquent, rappelant l’importance du jeu et des métamorphoses. Le valet n’a pas été élu député, il aurait pourtant aimé « faire du XVIème un endroit où l’on s’aime », mais face à la ruine du roi de la nouille, il crie « Justice ! ». Tout s’achève malgré tout sur un pardon final, « C’est une plaisanterie, Yes ! ».
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« Dans une opérette, on oublie souvent qu’en perdant la tête, on perd sa raison ».
Soir de réveillon dans un monde qui change
Un soir de réveillon est représenté dans la salle du Bistrot, au Théâtre de l’Usine, dans une ambiance de cabaret et une atmosphère festive. Les spectateurs sont installés à des tables, l’étonnant pianiste Paul-Marie Barbier est déjà en train de jouer, des coupes destinées au champagne sont posées sur le côté, avec des costumes de théâtre suspendus au balcon. Dans ce second spectacle de Vladislav Galard et Bogdan Hatisi, on fait du théâtre avec tout : des acteurs traversent le plateau avec des ailes d’anges dans le dos tandis que deux musiciens aux têtes de l’âne et du bœuf de la crèche rejoignent leurs instruments. Gilles Bugeaud, qui joue plusieurs rôles avec une présence marquante, fait un discours d’accueil complètement décalé au public. Ninon, apparemment fille de bonne famille, rêve d’avoir une vie plus libre et de devenir une «poule ». Accompagnée d’Honoré, un chauffeur d’une rigidité comique que l’on prend pour son père, elle pénètre dans ce lieu de fête et d’ivresse, d’où lui parviennent de joyeux chants de marins et cette troublante proposition, « Ninon, ne me dites pas non, tout est permis un soir de réveillon ». La jeune fille s’appelle en réalité Monique, elle ne supporte plus tous ces prétendants bâtis sur le même modèle, alors que le fougueux Gérard Cardoval l’aime passionnément, « comme un torrent qui déborde ». Sarah Charles restitue toute l’urgence de ce personnage contraint au mensonge, par une merveilleuse énergie et un bonheur radieux d’être sur scène. La fête est organisée par Viviane, un personnage riche en couleurs créé par Arletty en 1932, auquel Emmanuelle Goizé apporte une voix très personnelle et son caractère intense. Dans la scène anthologique de la baignoire, Viviane prend son bain en réglant ses comptes avec Bob, son amant (interprété de façon poétique par Vladislav Galard, qui joue aussi du violoncelle), en recevant aussi dans ce moment insolite les confidences de Monique puis de Gérard. L’interprète introduit cette scène en chantant un air de La Traviata ; elle pense à l’héroïne de Verdi, qui est aussi une femme entretenue traversant des fêtes, en jouant ce passage où se mêlent, comme dans l’opéra, la sphère intime et la sphère publique. Elle rend sensible la générosité et l’oubli de soi de l’hôtesse par un émouvant jeu d’actrice. C’est aussi un moment qui marque une pause dans la fête, « Dans une opérette, on oublie souvent qu’en perdant la tête, on perd sa raison ».
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C’est finalement à lui que le père vend son hôtel particulier, dans une forme de hasard objectif cher aux surréalistes de l’époque.
L’action se joue dans plusieurs endroits du bistrot, ce qui multiplie les points de vue et les échanges avec le public. L’envers du décor est pourtant moins réjouissant : le père de Monique est ruiné et doit vendre son hôtel particulier. Ce réveillon est une fête au dessus de l’abîme, celui de la crise financière de 1929 et des faillites à venir. Le père veut cependant emmener sa fille à l’Opéra Comique voir La dame blanche (un clin d’œil à un autre spectacle présenté à Saint-Céré), et l’on voit à ce moment la salle vide du Théâtre de l’Usine à l’arrière plan, dans une image saisissante. La jeune fille lui écrit une lettre durant un touchant moment de vérité et d’émotion, « Je ne sais comment commencer papa ma lettre». Les rebondissements et les quiproquos s’enchaînent malgré tout sur des éclats de rire, dont la scène au restaurant japonais Mont Fuji est un sommet. Honoré et Gérard se retrouvent pour un invraisemblable dîner parmi les spectateurs. Flannan Obé est irrésistible dans le rôle d’Honoré, aux certitudes finalement fragiles ; il chante un air de Madame Butterfly dans une amusante parodie tandis que Gérard reçoit des fleurs envoyées d’un balcon. Romain Dayez est éblouissant en amoureux de Ninon, et son engagement scénique est total. C’est finalement à lui que le père vend son hôtel particulier, dans une forme de hasard objectif cher aux surréalistes de l’époque. Cet ultime coup de théâtre lui permet d’offrir une fête vénitienne à celle qu’il aime, dans une maison de l’enfance retrouvée.
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