Bellini crée La somnambula à Milan en 1831, la même année que sa célèbre Norma, en s’inspirant d’une pièce d’Eugène Scribe de 1819 à laquelle son opéra donne des contours plus dramatiques. Le thème du somnambulisme a hanté l’imaginaire romantique, en interrogeant le rapport entre le rêve et la réalité tout en rejoignant les motifs de la nuit et de la folie. C’est ainsi que le Prince de Hombourg, dans la pièce d’Heinrich Von Kleist (1821) souffre de moments d’égarement dans une sorte de rêve éveillé, tandis que la scène de somnambulisme de Lady Macbeth révèle, de la pièce de Shakespeare (1623) à l’opéra de Verdi (1847), toute la violence d’une culpabilité enfouie. L’ouvrage de Bellini représenté à Nice explore également des non-dits, entre songes amoureux et blessures du cœur, par de sublimes mélodies aux accents mélancoliques. Le superbe ténor Rolando Villazón, qui signe la mise en scène, a chanté son premier Werther de Jules Massenet à l’Opéra de Nice en 2006, dans une interprétation complètement enfiévrée et d’une rare puissance. Sa vision de La somnambula joue sur la différence de la protagoniste avec beaucoup d’émotion et de délicatesse. La direction musicale de Giuliano Carella, grand spécialiste de ce répertoire, apporte de subtiles nuances et d’amples élans aux passages élégiaques comme aux ensembles festifs. Ce chef italien a dirigé plusieurs ouvrages à Nantes au début des années 1990, dont un mémorable Il giuramento de Saverio Mercadante (1837), paru en 1994 en CD avec la distribution du Théâtre Graslin, chez Nuova Era. Le chant d’opéra a un côté somnambulique ; il dessine par la voix les contours d’un rêve.
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Amina, dès son entrée en scène, est entourée d’enfants avec lesquels elle s’amuse, ce en quoi elle sort du cadre et d’un ordre étouffant.
Différence et regard des autres
L’action de l’opéra se déroule dans un village suisse ; le rideau de scène représente un paysage de montagne à travers lequel on devine, durant l’ouverture, une femme assise sur le rebord d’un lit. Le décor est dominé par le blanc. Il s’impose par son côté onirique, des cimes enneigées se substituant au toit d’une maison et prolongeant ses murs fissurés, dans l’image d’une forme d’absolu se confondant avec le quotidien. Au début de l’opéra, Amina est la reine de la fête ; on célèbre son prochain mariage avec Elvino. L’aubergiste Lisa se tient malgré tout à l’écart de ces réjouissances, exprimant son dépit amoureux sous le regard d’une foule joyeuse, « Beauté fatale, tu me voles mon amour », « Alors que je souffre, je dois en plus te faire bonne figure ». Amina, dès son entrée en scène, est entourée d’enfants avec lesquels elle s’amuse, ce en quoi elle sort du cadre et d’un ordre étouffant Sara Blanch insuffle à cette figure d’orpheline, différente des autres, un merveilleux naturel, de somptueuses vocalises et un chant libéré et aérien, « Passe ta main sur mon cœur, sens comme il bat. ». Le ténor Edgardo Rocha illumine de superbes aigus les airs d’Elvino. L’union des deux fiancés sous le regard de la mère disparue suscite des duos d’une touchante mélancolie, sur laquelle la direction de Giuliano Carella s’attarde avec tendresse. Le chant apporte à cette cérémonie solennelle une certaine grandeur, les villageois adoptant cependant des gestes mécaniques et rigides qu’Amina tente de reproduire, mais son côté enfantin parait l’affranchir de toute contrainte.
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Philippe Giraudeau créé de fascinants jeux de miroir sur des jeux de doubles dansés.
Un mystérieux étranger, le comte Rodolfo, surgit durant ces festivités. Il arrive des montagnes en descendant d’une échelle, faisant vaciller l’austérité des habitudes. Le nouveau venu revient en vérité au pays, rempli de nostalgie, et s’adresse à Amina en lui rappelant sa mère défunte qu’il a bien connue, « Elle était comme toi à l’aube de sa vie ». Alors qu’une légère brume recouvre le haut du décor, la jeune orpheline paraît émue et elle réagit par un sourire radieux. La foule réunie met en garde l’intrus, en évoquant la présence de fantômes au château qu’il s’apprête à rejoindre, dans une scène évoquant un ouvrage de la même époque, La dame blanche de. Boieldieu (1825). Amina montre sa sensibilité particulière sur ces récits de revenants, tandis qu’une danseuse somnambulique surplombe la scène. Elvino est soupçonneux face à l’attention de sa promise envers ce visiteur inopportun, « Je suis jaloux du vent errant qui joue dans tes cheveux ». Les montagnes verdissent à l’arrière-plan durant un duo entre les deux fiancés où les voix s’enlacent sur des accords d’une ineffable beauté, auxquels la présence fantomatique de la danseuse vêtue de blanc apporte une touche énigmatique. Au terme du premier acte, Lisa cherche une consolation en rejoignant Rodolfo mais ce rendez-vous est troublé par l’irruption d’Amina, qui adresse au comte un discours amoureux dans un état d’égarement, comme si elle parlait à Elvino. La nuit recouvre les montagnes et plusieurs danseuses envahissent le plateau pendant cette première scène de somnambulisme, multipliant l’image de la jeune fille de façon irréelle. Philippe Giraudeau créé de fascinants jeux de miroir sur des jeux de doubles dansés. Le chorégraphe a collaboré sur plusieurs spectacles de Robert Carsen, explorant l’intériorité des personnages par le mouvement en éclatant les points de vue, notamment dans d’inoubliables Dialogues des carmélites de Francis Poulenc, représentés à Nice en 2010, dont la scène finale était d’une beauté à couper le souffle, mais aussi dans une perturbante Elektra de Richard Strauss, jouée depuis 2013 à l’Opéra Bastille, où l’héroïne se dédouble à l’infini. Amina semble vivre son rêve d’amour en dormant. Rodolfo ne profite pas de cette situation d’extrême fragilité mais les villageois, stupéfaits , la découvrent étendue à terre. La jeune fille implore sa mère, « Je ne suis coupable ni en pensée ni en paroles » tandis qu’Elvino laisse éclater sa fureur. Les autres la condamnent et la montrent du doigt.
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Ses plaintes se conjuguent avec celles d’Elvino, dans une succession de mélodies élégiaques d’une fascinante virtuosité, portées à leur incandescence par les deux interprètes…
Un impossible bonheur magnifié par le chant
Le début du deuxième acte s’ouvre sur l’image d’un lit suspendu, des villageois vêtus de noir et d’une présence écrasante surplombant le décor. Une seule des huit portes du début est toujours fermée, alors que les autres sont remplacées par de simples ouvertures. Le ciel est désormais gris et chargé de nuages, et il n’y a plus de montagnes, comme si toute élévation était devenue impossible. Trois danseuses représentent malgré tout le monde des jeux, du rêve et de l’art, tout en exprimant l’âme d’Amina. La jeune fille se tient à l’écart, les autres lui tournant le dos en un jeu cruel. Elle joue avec des fleurs telle Ophélie dans Hamlet, tout en implorant sa mère consolatrice. Ses plaintes se conjuguent avec celles d’Elvino, dans une succession de mélodies élégiaques d’une fascinante virtuosité, portées à leur incandescence par les deux interprètes, « La brise résonne encore de nos serments », « Tout est fini, il n’y a plus de bonheur pour moi ». Le jeune homme reprend l’anneau de fiançailles alors qu’une foule inquiétante, aux costumes identiques, traque avec avidité les blessures du cœur. Les trois danseuses rôdent de manière somnambulique à l’arrière-plan, exprimant toute une gamme de sentiments, de l’abattement à la colère, en passant par l’isolement.
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« Il y a des gens qui peuvent se promener en dormant ».
Le tableau suivant recréé le premier décor, avec ces cimes de montagnes prolongeant les toits des maisons, et à nouveau des chœurs de fête. On célèbre cette fois les fiançailles d’Elvino et de Lisa, qui se voit désormais admirée, dans une totale versatilité de l’assistance. Cristina Giannelli apporte à cette figure contrastée un tempérament dramatique et d’indicibles nuances. Dans un effet de symétrie, le fiancé arrive encore en retard. Le comte Rodolfo a tenté vainement de stopper l’aveuglement général en expliquant ce qu’est le somnambulisme, « Il y a des gens qui peuvent se promener en dormant ». Adrian Sâmpetrean construit ce personnage cultivé et également différent des autres par une présence charismatique et une voix chaleureuse. Teresa, la mère adoptive d’Amina, sème le trouble au nouveau projet de mariage en montrant le mouchoir que Lisa a oublié chez le comte durant leur rendez-vous. C’est alors que l’on voit Amina lévitant sur le rebord d’un toit par-dessus les montagnes, dans une image onirique prouvant son somnambulisme. Le retournement de situation est illustré par une brutale inversion du bas et du haut, comme si l’on voyait à travers le regard troublé de la protagoniste, effeuillant des roses fanées sur des notes déchirantes, « je ne croyais pas vous voir si tôt ». Elvino est meurtri pour la seconde fois, mais l’œuvre s’achève traditionnellement sur une fin heureuse, où la jeune orpheline parvient à ne plus se sentir coupable et où les deux fiancés se réconcilient. Sur l’ultime envol vocal de Sara Blanch, d’une époustouflante virtuosité, Elvino se dirige dans ce spectacle vers Lisa, qui devient finalement le double inversé d’Amina, pour qui tout bonheur paraît impossible.
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Le chœur de l’opéra de Nice donne aux ensembles un superbe relief vocal et scénique
Le chœur de l’opéra de Nice donne aux ensembles un superbe relief vocal et scénique tandis que l’orchestre enveloppe la partition de fabuleuses couleurs, avec des solos pleins de nostalgie. Ce magnifique spectacle était donné dans une coproduction entre le Théâtre des Champs-Élysées,le Semperoper de Dresden, l’Opéra de Nice Côte d’Azur et le Metropolitan Opera de New York. La suite de la saison niçoise est particulièrement exaltante et proposera en janvier Fidelio de Beethoven, dans la vision de Cyril Teste, qui mettra en scène Salomé de Richard Strauss en février à l’Opéra de Vienne. La prise de rôle d’Angélique Boudeville en Leonore est particulièrement attendue, aux côtés de l’immense ténor Grégory Kunde en Florestan. On pourra ensuite enfin voir, dès le 17 février, Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti dans le spectacle de Stefano Vizioli, qui n’a pu être programmé en 2020, en plein confinement, et que les spectateurs et spectatrices d’Angers Nantes Opéra auraient dû découvrir en mai 2021… en espérant d’autres collaborations entre les deux maisons d’opéra.
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Photo d’en-tête : la place Masséna de Nice – Photo prise par Alexandre Calleau