24 janvier 2023

Robert Carsen monte « Cabaret » au Lido : Des paillettes à l’effroi

Le célèbre cabaret des Champs-Élysées inaugure une programmation de comédies musicales en affichant jusqu’au 3 février « Cabaret » de John Kander et Joe Masteroff, dans une mise en scène captivante de l’immense Robert Carsen.

Robert Carsen monte « Cabaret » au Lido : Des paillettes à l’effroi

24 Jan 2023

Le célèbre cabaret des Champs-Élysées inaugure une programmation de comédies musicales en affichant jusqu’au 3 février « Cabaret » de John Kander et Joe Masteroff, dans une mise en scène captivante de l’immense Robert Carsen.

En pénétrant dans la salle du Lido (rebaptisé Lido 2 Paris), on se croit à la fête que Robert Carsen a imaginée pour le deuxième acte de sa géniale Traviata, présentée depuis 2004 à la Fenice de Venise. Les spectateurs et les spectatrices s’installent, comme les convives de Flora, à des tables disposées autour du plateau en buvant une coupe de champagne ou un verre de bière, tandis que de semblables boules à facettes répandent une atmosphère insouciante et joyeuse. Alors que dans l’opéra de Verdi, on danse au-dessus d’un abîme d’hypocrisie juste avant la mort de l’héroïne, un rideau à paillettes argentées rappelle l’ambiance festive du Lido, les lettres du Kit Kat Klub se mêlant à quelques étoiles jaunes dorées, en un discret mais glaçant présage. Cabaret a été créé à Broadway en 1966, sur un livret de Joe Masteroff et une musique de John Kander, avant d’être adapté au cinéma par Bob Fosse en 1972, dans un film récompensé par huit Oscars avec Liza Minnelli en Sally Bowles. L’ouvrage s’est cependant décliné en plusieurs genres dès son origine. Il trouve sa source dans un roman aux résonances autobiographiques de Christopher Isherwood, Goodbye to Berlin (1939), où l’auteur raconte sa découverte de Berlin dans les années 30, une pièce de théâtre, I am a camera, en 1951 et un premier film en 1955. La comédie musicale a été représentée à l’Opéra de Nantes en 1988 dans la mémorable mise en scène de Jérôme Savary ; le spectacle de Robert Carsen joue avec l’image du mythique cabaret parisien pour montrer un monde où tout bascule et qui pourrait être le nôtre.

 

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« La vie vous déçoit ? Oubliez ça ! »

L’urgence de la fête

Un maître de cérémonie androgyne, vêtu d’une ample robe noire et auquel Sam Buttery apporte une troublante exubérance, accueille le public en trois langues, sur le célèbre « Wilkommen, Bienvenue, Welcome ». Il interpelle le public, « La vie vous déçoit ? Oubliez ça ! », avec un caractère excessif générant un tourbillon de fête aux rythmes endiablés, où la mélodie initiale revient de façon obsessionnelle tout au long du spectacle. À l’arrière-plan, les Kit Kat Girls et les Kit Kat Boys sortent de leurs loges apparentes, pour des danses d’une superbe énergie, sur la chorégraphie inventive et théâtrale de Fabian Aloise. La troupe de danseuses et de danseurs réunit de formidables tempéraments, plusieurs d’entre eux jouant les doublures des rôles principaux. Les tableaux s’enchaînent de façon ingénieuse et cinématographique. Nous passons comme dans un rêve à l’intérieur d’un train, dont les vitres dévoilent des paysages brouillés en noir et blanc. Le romancier Clifford Bradshaw fait la rencontre de l’inquiétant Ernst Ludwig, qui l’invite pour la soirée du nouvel an au Kit Kat Klub. A Berlin, il est logé chez Fräulein Schneider, dont la maison s’élève depuis les dessous de la scène, et qui accepte de baisser le prix du loyer, « Un écrivain, un poète, vous en avez l’allure. […] On apprend à se contenter de ce qu’on trouve. ». La pension est habitée par quelques figures hautes en couleur, dont Fräulein Kost, qui fait commerce de ses charmes auprès de jeunes marins, les faisant passer, dans une apparente frivolité, pour un neveu ou des cousins afin de payer son loyer. Herr Schultz, un marchand de fruits du voisinage, souhaite bonne chance en yiddish au nouvel arrivant.

 

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…une mélodie d’une inquiétante douceur, comme une petite musique que l’on n’a pas vu venir.

Au Kit Kat Klub, Cliff rencontre Sally Bowles, une chanteuse du cabaret, durant la nuit du nouvel an. L’artiste anglaise, dont le numéro est introduit par le maître de cérémonie, affirme dès son entrée son insouciance et sa soif de transgression, « Don’t Tell Mama », «Maman me croit dans un couvent […] si vous croisez Maman, ne lui racontez pas ce que je fais, laissez tout ça de côté.». Dans la confusion et l’ivresse de la fête, toutes les libertés sont en effet permises, les différences pouvant totalement s’exprimer, alors que les couples se font et se défont. Une joyeuse injonction retentit à minuit, « Messieurs, il ne vous reste que dix secondes pour égarer vos femmes ». Cette légèreté s’effrite cependant très vite. Sally perd son travail au Kit Kat Klub, son amant l’abandonne, mais elle rebondit en s’imposant chez le romancier. C’est alors qu’Ernst ramène de l’argent de Paris après avoir entraîné Cliff, dès son arrivée et malgré lui, dans un trafic de valises, où la jeune femme trouve, dans une ignorance absolue, un exemplaire de Mein Kampf. L’écrivain avoue son homosexualité à celle qui s’installe chez lui, « Ce n’est pas le genre de choses à crier sur les toits », un instant reflétant la réalité de Christopher Isherwood, qui avait fui Londres pour assumer à Berlin ce qu’il était. L’improbable cohabitation de celui qui écrit et de celle qui chante se transforme en chanson du maître de cérémonie, véritable démiurge de l’action. Toute cette inconséquence se fige pourtant sur une mélodie d’une inquiétante douceur, comme une petite musique que l’on n’a pas vu venir. Certains mots paraissent inoffensifs, « Le cerf court librement dans la forêt », « Le soleil sur la prairie est d’une chaleur estivale » ou « Le Rhin donne son or à la mer », mais le titre, « Tomorrow Belongs To Me » (Demain m’appartient) est pétrifiant, sur des images en noir et blanc de gens affamés, de foules amassées et un gros plan sur Hitler.

 

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…cet ananas « si rare, si coûteux, si luxueux » qu’elle reçoit, prête à chavirer, dans un mélange de plaisir et de retenue.

Le théâtre qui échappe

Fräulein Schneider est l’amoureuse d’Herr Schultz ; Sally Ann Triplett comme Gary Milner offrent des présences touchantes et une poignante vérité à ces deux solitudes qui se croisent. Le marchand offre des fruits à la logeuse de façon attendrissante, cet ananas « si rare, si coûteux, si luxueux » qu’elle reçoit, prête à chavirer, dans un mélange de plaisir et de retenue. Fräulein Schneider aimerait croire à un bonheur possible, et sa fragilité tire des larmes, « Un palais peut sortir d’un simple deux pièces ». On assiste, dans cet échange simple et sincère, au triomphe éphémère de l’affection et de la grâce. Au moment où tout s’effondre, l’homme poursuit malgré tout ce jeu amoureux, « Laissez-moi vous éplucher une orange ». Cliff accepte de son côté de ramener la valise d’Ernst Ludwig à Paris pour 75 Marks. Le maître de cérémonie rappelle alors de façon grinçante que l’argent fait tourner le monde et que l’on en a particulièrement besoin, orchestrant une danse frénétique sur des lingots d’or, dans un décor aux couleurs scintillantes, tandis que l’imprévisible Sally révèle être enceinte sans savoir qui est le père, « Tout le monde s’amuse tant ». La fête se prolonge par les fiançailles de Fräulein Schneider et d’Herr Schultz mais, dans un saisissant effet de surprise, Ernst Ludwig exhibe un brassard à croix gammée en enlevant son manteau, mettant en garde la logeuse sur le nom du fiancé. L’insouciante Fräulein Kost fait aussi partie des convives et montre un semblable brassard en ôtant son vêtement, s’emparant du vénéneux « Tomorrow belongs to me », pour en faire un ignoble hymne nazi repris par des invités. Charlie Martin donne un terrifiant relief à cette figure versatile. Cliff et Sally quittent la fête alors que l’on bascule dans l’horreur.

 

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« Du berceau à la tombe, la vie est brève, la vie est un cabaret »

Au début de la seconde partie, les Kit Kat Boys arrivent dévêtus sur scène, s’habillant progressivement en militaires nazis sur des musiques festives. On songe aux damnés de Luchino Visconti, ces danseurs aux croix gammées sur la chemise rôdant à l’arrière-plan durant la suite du spectacle. La mise en scène de Robert Carsen restitue avec une stupéfiante cohérence le cheminement de personnages égarés dans un monde qui les dépasse. L’évolution de Sally Bowles est certainement la plus marquante, grâce à l’intense personnalité scénique de Lizzy Connolly qui en construit un portrait riche en nuances. Cette figure centrale vit dans l’instant, comme si rien ne pouvait lui arriver dans la fête berlinoise. Sa légèreté trouve sa source dans le visage radieux d’une amie disparue, qui avait su profiter de la vie jusqu’au dernier instant. La chanteuse apporte cependant une poignante intensité à sa dernière apparition au Kit Kat Klub. Elle interprète « La vie est un cabaret » avec un incroyable engagement, les yeux remplis de larmes dans une fugitive conscience retrouvée, « Du berceau à la tombe, la vie est brève, la vie est un cabaret ». Ce passage évoque le monologue de Jacques dans « Comme il vous plaira » de Shakespeare, « All the world’s a stage, And all the men and women meerely Players » (« Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs »). Patrice Chéreau aurait dû présenter cette pièce au moment de sa disparition; il souhaitait, lors de ses dernières répétitions, que l’acteur Gérard Desarthe pleure sur ces mots, entre illusion théâtrale et réalité. Dans une semblable collision entre le jeu et le réel, des images déroulent, tel un miroir, des dictatures qui ont suivi jusqu’à nos jours. Sally a choisi l’avortement, payant le médecin en lui laissant sa fourrure tandis que Cliff, joué par l’émouvant Oliver Dench, se fait tabasser par Ernst et des Kit Kat Boys. Il range ses affaires dans un état d’impuissance sur des notes mélancoliques au violon. Les loges sont désormais vides mais les danseurs et les danseuses retrouvent leurs places sur une gestuelle fantomatique, le romancier prenant des notes dans son petit carnet. Sally lui demande seulement de lui dédicacer son premier livre avant que le plateau ne redevienne désert. Dans un ultime geste de théâtre, le maître de cérémonie jette une coupe de champagne qui se brise, laissant le public dans une profonde émotion.

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2023/01/DSC08404.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »L’affiche en haut de la façade du Lido » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2023/01/DSC08418.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »Le couloir d’entrée du Lido 2 Paris » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017