L’œuvre de Barthélémy Antoine-Lœff vibre au rythme de la cryosphère et des glaciers. Celui qui a débuté comme réalisateur de documentaires sur les questions environnementales a basculé, il y a dix ans, sur d’autres médiums, pour sensibiliser au dérèglement climatique global en faisant appel à des dispositifs artistiques. Rencontre avec un passionné qui avance sur le fil, entre sensibilisation aux enjeux climatiques et techno-solutionnisme, sur fond de poésie.
Les zones polaires arctiques, Barthélémy Antoine-Lœff les a explorées à plusieurs reprises, au cours de résidences notamment. Et il entretient une affection toute particulière pour ces territoires arides qu’il a d’abord appréhendés de nuit, à la lueur des aurores boréales : « Les lumières dansent d’une certaine manière, les ombres se créent d’une certaine manière. Je refuse de les voir disparaître ! ». Il l’avoue volontiers, « Dans ces grands paysages hostiles, blancs, on vit au ralenti, au rythme des glaciers. Cela amène à se poser des questions sur nos modes de vie ».
Tipping point (le point de bascule), un glacier sous perfusion
Au cœur de l’exposition, Tipping point (2020) représente le dernier glacier dont on voudrait préserver la vie artificiellement, sous cloche, comme dans un laboratoire. Ou bien est-ce un nouveau glacier que l’on pourrait recréer, à l’infini ? Une perfusion amène une goutte d’eau régulière pour le nourrir et l’on se prend d’affection pour ce « bébé glacier » que l’Homme a réussi à recréer. Pourtant, les glaciers, qui constituent 95% des réserves d’eau douce de la planète et sont garants d’un climat stable, sont largement menacés. Selon le rapport spécial sur les océans et la cryosphère du GIEC de 2019, l’essentiel des glaciers devraient perdre 80 % de leur masse glaciaire d’ici 2100. Et cette œuvre fait directement écho à la disparition du glacier islandais «Okjökull», en 2014, pour lequel une plaque commémorative a été déposée, sur place. D’habitude réservée aux victimes ou aux héros, « Cette plaque est déjà un point de bascule puisque l’on reconnaît avoir eu un impact, en tant qu’être humain, sur ce glacier ». Serait-ce un détonateur pour pouvoir reconstruire quelque chose et changer nos modes de vie ?
« Mes travaux ont cela en commun qu’ils tentent de maintenir en vie des phénomènes en train de s’effondrer ». Barthélémy Antoine-Lœff
Techno-solutionnisme et intelligence artificielle au service de la maîtrise du climat ?
Avec Ce qui disparaît se transforme immédiatement en éternité (2021), Barthélémy Antoine-Lœff met à l’épreuve des blocs de glace, soumis à des jets de vapeur chaude, dans un dispositif high-tech. « C’est une installation qui, grâce à un algorithme génétique, vise à trouver la forme de l’iceberg la plus résiliente, celle qui mettra le plus longtemps à fondre, de manière à réparer la cryosphère ». Et le plasticien admet toucher ici à l’ironie du sujet. « N’est-il pas absurde de vouloir optimiser un écosystème qui a évolué pendant des millions d’années, si ce n’est pour augmenter le rendement de nos activités de manière à ne pas modifier nos modes de vie ? ». Pourtant, de cette machine, qui mêle éléments techniques et industriels (elle a été réalisée avec l’ingénieur et artiste Antoine Meissonnier) naît une forme de poésie. Comme pour Tipping point, on se laisse happer par les éléments, les sens en éveil : les variations de lumière, le jet de la vapeur qui souffle sur la glace, les gouttes d’eau qui perlent, le son puissant de l’ensemble. Tout cela porte à la contemplation. Et l’on espère, pourtant, que la machine s’arrêtera avant de trouver une solution. Que la prise de conscience de l’homme prendra le dessus sur les « manipulations génétiques de glaciers ».
Pourtant, les Nouveaux Régimes Climatiques qui s’installent ont introduit un espoir étrange. La fonte des glaces dévoile de nouveaux territoires, gorgés de ressources en gaz, pétrole et minerais. L’Antarctique, continent protégé, neutre et démilitarisé, est protégé par un Traité qui sera renégocié en 2048. Et l’artiste questionne « On est en droit de se demander ce qu’il va se passer sur ce continent qui est en proie à pas mal de velléités humaines ». Réparer le climat pour encore plus de rentabilité ? En attendant, Barthélémy Antoine-Lœff invite les visiteurs à travers son œuvre Manufacture poétique d’icebergs artificiels (2022) à manipuler les unités iceberg, ces plots de la taille d’une main, qui constituent le continent Antarctique, pour créer de nouveaux espaces et artificialiser ce territoire.
L’horizon des événements, une limite à ne pas franchir
L’exposition est séparée en deux parties. De l’horizon de l’eau, des glaces et de la cryosphère, on bascule dans un univers hostile, plongé dans une lumière rouge. C’est un milieu apocalyptique dans une boucle climatique indésirable. « C’est une ligne rouge à ne pas franchir, pour ne pas basculer dans un climat aussi aride, inspiré de phénomènes climatiques martiens ». Telle une frontière immatérielle qui marque l’entrée du trou noir.
L’horizon des événements porte une voix. Et l’on est convaincu, devant le travail de Barthélémy Antoine-Lœff, du rôle que tient l’artiste dans la société : « Si les chiffres ne suffisent pas à faire changer un système, la sensibilité d’un récit peut-elle y contribuer?».
Exposition visible jusqu’au 17 décembre du mercredi au samedi (14h30-19h) et dimanche (11h-13h/14h-18h) à Stéréolux (Nantes).
En voir plus sur l’artiste : https://ibal.tv et Création artistique et urgence écologique, Culture et Recherche n°145, automne-hiver 2023.
Commissaire d’exposition : Mathieu Vabre