16 décembre 2016

Talitres is 15

Un point commun réunit les artistes présents ce weekend-là au Rocher de Palmer : la joie de célébrer le quinzième anniversaire de Talitres. Deux soirées qui représentent le label bordelais dans toute sa diversité. L’autre dénominateur commun entre la cold-wave de Motorama, le folk sombre d’Emily Jane White ou rapporté de Dakar pour Stranded Horse : la passion et l’exigence des choix musicaux.

Talitres is 15

16 Déc 2016

Un point commun réunit les artistes présents ce weekend-là au Rocher de Palmer : la joie de célébrer le quinzième anniversaire de Talitres. Deux soirées qui représentent le label bordelais dans toute sa diversité. L’autre dénominateur commun entre la cold-wave de Motorama, le folk sombre d’Emily Jane White ou rapporté de Dakar pour Stranded Horse : la passion et l’exigence des choix musicaux.

Will Samson

Salle assise, 650 personnes en capacité, la jauge maximale est loin d’être atteinte en ce début de soirée dans la salle bordelaise du Rocher de Palmer (Cenon). Will Samson et la violoniste qui l’accompagne entrent en scène. Will s’assoit, comme les spectateurs, guitare (sèche ou électrique) en main, un clavier devant lui dont il arrache des beats brusques, frêles et cassants. Cela fait des semaines qu’il tourne nous confie-t-il, mais il reste assez d’énergie à l’Écossais pour assurer cette date. Un peu comme l’équipe réduite de Talitres – composée de Sean et Édouard -, qui a passé une nuit blanche depuis la Maroquinerie parisienne. Ils installent le stand de merch en hâte avant le set de Will Samson, qui déroule les titres de son dernier album, Ground Luminosity, une fierté dont il se détache peu à peu en présentant ce soir-là des chansons d’un disque encore en gestation. Les chansons s’enchaînent, et se ressemblent, malheureusement souvent, peinant à captiver.

[aesop_quote revealfx= »off » type= »pull » quote= »Les chansons installent un climat brumeux à la Turner, où la voix parfois rauque, parfois en feulements dignes de Bon Iver, se fraie un chemin entre arpèges de guitare, pointes de violon et nappes d’effets » direction= »left » parallax= »off » size= »1″ align= »left » height= »auto » text= »#ffffff » background= »#282828″ width= »100% »]

Elles installent un climat brumeux à la Turner, où la voix parfois rauque, parfois en feulements dignes de Bon Iver, se fraie un chemin entre arpèges de guitare, pointes de violon et nappes d’effets. Will Samson avoue avoir googlisé les paroles d’une chanson de Vashti Bunyan qu’il reprend avant de terminer par un morceau se superposant aux encres abstraites de l’artiste japonaise Sho Akasawa. L’ambiance est parfois celle d’une cathédrale, lunaire, à laquelle succèderont les tons chauds du set de Stranded Horse.

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Stranded Horse

Stranded Horse entame le show par la reprise du glacial Transmission de Joy Division dans une atmosphère jaune citron. Pour rendre ses accords, deux koras maîtrisées par l’homme-orchestre Yann Tambour et son acolyte Boubacar Cissokho ; elles dessinent des collines liquides entre la harpe, la guitare sèche et les sinuosités du violon de Miguel Bahamondes-Rojas. Yann a rencontré Boubacar à Dakar grâce à Frànçois and The Atlas Mountains, dont s’est échappé Amaury Ranger pour assurer les percus ce soir. Les sourires sont complices, et la joie de Boubacar d’être sur scène n’empêchent pas Yann Tambour, le chef de bande, de pratiquer l’autodérision à outrance. « Surtout, n’applaudissez pas avant d’avoir entendu la chanson! » ; « J’ai un truc pour les bides : vous êtes mal à l’aise là, hein ? ». Rires gênés.

[aesop_quote revealfx= »off » type= »pull » quote= »La kora dessine des collines liquides entre la harpe, la guitare sèche et les sinuosités du violon  » direction= »left » parallax= »off » size= »1″ align= »left » height= »auto » text= »#FFFFFF » background= »#282828″ width= »100% »]

Yann prend plaisir à introduire avec emphase la discrète Éloïse Decazes (« de Arlt et de Éric Chenaux ») en parlant de son pull-fétiche, à elle, et qu’il porte ce soir : il représente des skieurs, souvenir prétendu de l’enfance suisse d’Éloïse. Cette dernière apporte sur Refondre les hémisphères et Monde son timbre lyrique, un magnifique contrepoint, yeux fermés, doigts s’envolant en superposition de son austère robe noire à dentelles. Un folk parfois endiablé (My name is carnival, Ode to scabies), parfois lancinant, aux accents africains, chanté en français et en anglais comme il est joué à la guitare sèche ou à la kora colorée. Un set qui bouscule et amène à reconsidérer cette œuvre qu’est Luxe, le dernier album de Stranded Horse, qui le présentera en janvier au lieu unique.

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Frànçois and The Atlas Mountains

Pour couronner cette première soirée, un déserteur, François Marry et ses montagnes de l’Atlas – représentées à moitié par Amaury Ranger à la basse et aux percussions, et Jean Thévenin à la batterie. Il a quitté le vaisseau Talitres après un premier album, Plaine Inondable, que l’on redécouvre en intégralité avec une curiosité mêlée d’admiration ce soir. Peut-être pas le disque que l’on retiendrait d’emblée de la discographie de Frànçois and The Atlas Mountains, surtout après un parfait Piano Ombre publié en 2014. Et pourtant…! Les mots susurrés de cet air halluciné ou doucereux par François qui alterne entre guitare et piano ce soir-là nous parlent un langage familier que l’on aimerait ne jamais oublier. Cette alternance surréaliste, délicieusement poétique, entre le français de Saintes et l’anglais de Bristol répètent des motifs : « La vie qu’on mène » dans Dear Friends, « Je suis de l’eau » dans Be Water (Je suis de l’eau) ou « Les couvertures de doutes » d’Otages.

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Cet album, enregistré chez les parents d’Amaury, a 8 ans : pour le ramener à la vie également, un trio de cordes, un piano à queue, une clarinette, un saxophone, et François. Vêtu d’une veste bleue en tissu grossier et d’un pantalon de velours lâche, François aux cheveux désormais longs, virevolte et effectue des jetés de jambe, quand il ne dépose pas des roses blanches aux micros d’un chœur de jeunes filles (les Basques Bost Gehio, ndlr), « encore mineures » à la sortie de Plaine Inondable, mais constituant lors de cette soirée un « apport majeur ».

Comme un des points culminants de l’album, Moitiée égrène ses notes de piano aigües, tandis qu’en ce 11 novembre le groupe n’échappe à une reprise pleine de fougue de Suzanne du tout juste disparu Leonard Cohen. Pour conclure, François profite (et on ne le remerciera jamais assez !) de la présence de cordes pour nous offrir la sublime Fille aux cheveux de soie, seule échappée de Piano Ombre, suivie de Royan, rareté présente sur la compilation Talitres is 15. Les soufflets des chœurs féminins précèdent un presque swing profondément mélancolique où il est promis que « le vent dans le dos reviendra bientôt, après les mauvaises vagues »…

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A lire également sur Fragil, De Nantes à Bordeaux : une ode à Talitres


Emily Jane White

Pour ouvrir la deuxième soirée-anniversaire, Emily Jane White présente une sélection de chansons issues de huit années de carrière main dans la main avec Talitres. Blond platine, yeux charbon, bouche et guitare rouges, la Californienne drapée dans une longue robe de dentelle noire reflète dans son apparence le folk sombre qu’elle distille en mode finger-picking, quand elle ne s’assied pas au piano. Le groupe qui l’accompagne – basse, batterie, violon – vient étoffer ce folk dépouillé aux accents sentencieux, quand les maillets du batteur font gronder l’orage, mais qui manque certainement d’un univers live et d’une voix qui emporterait tout sur son passage.

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Flotation Toy Warning

Le groupe suivant nous fait voyager dans le temps : les huit musiciens de Flotation Toy Warning composent un groupe-chorale comme on en faisait en 2004. C’est d’ailleurs l’année de publication de leur premier et dernier album en date. L’arlésienne de Talitres, le successeur de Bluffer’s Guide To The Flight Deck se faisant désirer malgré un statut de disque-culte et les assauts répétés du patron pour faire accoucher les Anglais d’une création qui les satisferait. Enfin.

[aesop_quote revealfx= »off » type= »pull » quote= »L’arlésienne de Talitres, le successeur de Bluffer’s Guide To The Flight Deck se faisant désirer malgré un statut de disque-culte » direction= »left » parallax= »off » size= »1″ align= »left » height= »auto » text= »#FFFFFF » background= »#282828″ width= »100% »]

Pas dupe, le chanteur Paul Carter annonce dans un rire un nouveau morceau extrait de l’album à venir en 2017 ; « 2030 » murmure un plaisantin dans la salle. Ce qui est sûr, c’est que certains spectateurs ont fait des centaines de kilomètres pour assister à leur retour, à ces antithèses de la rock star – ils pourraient travailler au guichet de la Poste si on s’en tenait à leurs looks pour la plupart. Ils déploient leur pop-rock élégiaque aux arrangements luxuriants de claviers, aux chœurs féminins et au timbre plaintif avec un visible plaisir. Paul Carter essaiera avec quelques maladresses de communiquer en français, notamment pour inviter sur un morceau l’équipe Talitres pour officier aux chœurs. Un moment émouvant.

[aesop_image revealfx= »off » force_fullwidth= »off » lightbox= »on » captionposition= »center » credit= »Sandrine Lesage » caption= »Le chanteur de Flotation Toy Warning. » align= »center » alt= »flotation-toy-warning » imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2016/12/Flotation-Toy-Warning.jpg »]

Motorama

Pour clôturer ce week-end de fête, Talitres a fait appel au fleuron du label : Motorama. Le groupe russe originaire de Rostov-sur-le-Don sillonne depuis quatre ans le monde entier, de Moscou à Lima, et de Vancouver à Tbilissi, entre deux fusées cold wave de dix titres, oscillant entre ombre et lumière. Infatigable, et en format quatuor depuis plusieurs mois en tournée (la bassiste Airin Marchenko reste à la maison pour s’occuper du fiston), Motorama a même trouvé le temps d’offrir aux Bordelais un showcase en ville avant de rejoindre le Rocher de Palmer en proche banlieue. Fatigués sûrement, souvent impassibles, limite autistes, les quatre compères se partagent un plateau étrangement nu, à peine meublé d’une batterie à moitié électronique et de claviers, quand Vladislav Parshin au chant et Maxim Polivanov s’échangent guitare et basse dans un ballet cadencé. Le tout pourrait paraître mécanique, manquer de saveur et d’échange avec le public – d’autant plus que le son déplorable ne permet pas de distinguer la voix à la fois atonale et bouleversante de Vlad – , et pourtant, c’est le concert le plus fascinant de tout le weekend.

[aesop_quote revealfx= »off » type= »pull » quote= »Le tout pourrait paraître mécanique, manquer de saveur et d’échange avec le public, et pourtant, c’est le concert le plus fascinant de tout le weekend » direction= »left » parallax= »off » size= »1″ align= »left » height= »auto » text= »#FFFFFF » background= »#282828″ width= »100% »]

Le décalage peut surprendre entre tant de poésie sensible et une forme d’hermétisme. Concert électrisant, magnétique, en boucle soutenue, il laisse à peine la place à la parole, et surtout au risque : on aimerait que Vlad adopte plus souvent son attitude de voyou, quand lors de trois morceaux il envoie valser lunettes et casquette comme pour dire « Ca va barder ! ». Et ça bouscule vraiment, quand Vlad s’arc-boute sur son instrument et entame un jeu de jambes nerveux qui rappelle Ian Curtis, quand il alterne coups de médiator de droite et de gauche, quand les doigts de Maxim se tendent sur les cordes de basse et arrachent des lignes rebondissantes ou acérées, quand les motifs de claviers adoptent leur vie propre pour s’évanouir (Hard Times), quand les accords lumineux de guitare claire explosent d’évidence pop à la Johnny Marr.

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A lire également sur Fragil, l’interview de Sean Bouchard.

Sans la musique (et l'art), la vie serait une erreur. Passionnée par le rock indé, les arts visuels et les mutations urbaines, Sandrine tente de retrouver l'émotion des concerts, de restituer l'univers des artistes et s’interroge sur la société en mutation.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017