30 juin 2017

Coup de cœur à Saint-Céré : une Traviata intime…

Coup de cœur à Saint-Céré : une Traviata intime…

30 Juin 2017

Olivier Desbordes a offert, dans le cadre romantique du château de Castelnau, une vision très personnelle et chargée d’émotion du chef d’œuvre de Verdi. Retour sur l’un des temps forts du festival de 2016, à quelques semaines de la prochaine édition qui s’annonce passionnante.

Cette mise en scène de Traviata repose sur un flash-back, où Violetta revoit des bribes de son passé juste avant de mourir. Une caméra la filme alitée dans ce qui lui reste d’intimité, tout en projetant de saisissants gros plans du visage de celle qui se sait condamnée, tandis qu’elle assiste, impuissante, à la représentation enfiévrée de sa vie, osant parfois de fantomatiques déplacements pour la saisir encore un peu. Une Traviata muette prend sa place parmi ceux qui chantent, tel un double lointain. Des images palpables d’une mémoire affective scintillent au premier plan comme les détails fugitifs dessinés sur une lanterne magique. La recherche de Marcel Proust, malade dans le temps de l’écriture, n’est pas si loin, et les arias résonnent comme une constellation de sonates de Vinteuil, chargées de réminiscences.

Une écoute à fleur de peau

Le metteur en scène a modifié l’ordre des scènes, et l’opéra débute par le début du troisième acte, celui de la mort de l’héroïne. On assiste donc à un drame à rebours, qui commence par la fin. L’agonie est interrompue ensuite par le commencement véritable de l’œuvre et par son déroulement habituel, avant de reprendre son irrémédiable progression à la fin du spectacle. Ainsi, cette pause marque une rupture et une dilatation du temps, dans la perception fragile d’une Violetta malade, qui reste sur scène pendant toute la durée de la représentation, témoin de son passé, et d’un monde intérieur qui s’échappe. Elle est la seule à chanter à l’écart, dans une solitude totale, répondant dans son présent à ce qu’on lui disait avant, et cette mise à distance entre sa réalité et l’action qui se joue est très troublante. Le prélude du troisième acte est identique à celui du début de l’ouvrage. Lorsqu’il est repris peu de temps après l’esquisse de ces derniers instants, le phénomène d’écho est donc particulièrement sensible, et accentue la chronique d’une mort annoncée. Le spectateur l’écoute autrement.

Pour la dernière image du Ring de Wagner à Bayreuth (1976), Patrice Chéreau avait donné comme indication de jeu d’écouter la musique.

Assise ou recroquevillée sur son lit, la Traviata écoute l’opéra de sa vie avec une intensité particulière, et ce qu’elle entend semble encore plus important que ce qu’elle voit. Pour la dernière image du Ring de Wagner à Bayreuth (1976), Patrice Chéreau avait donné comme indication de jeu d’écouter la musique. L’image était forte, et l’effet très beau. On capte dans certains regards de cette humanité naissante un trouble et une introversion bouleversants, dictés par ce qui monte de la fosse d’orchestre. C’est exactement ce qui se produit ici. Violetta est sensible à tout ce que la partition raconte de son histoire, et elle joue avec chaque accord, chaque aria et chaque ensemble, dans le secret de son isolement. Les variations et les nuances sont parfois infimes, mais elle retrouve aussi des gestes, se redresse, s’effondre, semble réfléchir ou s’égare, dans un univers sonore qu’elle fait sien.

Le moindre frémissement du visage est saisi et restitué en gros plan et en temps réel avec une bouleversante précision sous le regard de Clément Chébli, dans un duo insolite avec la chanteuse.

 

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Une caméra la filme en permanence, traquant chaque mouvement de son âme, au plus près des battements du cœur. On perçoit ainsi l’évolution d’un drame vécu de l’intérieur. Le moindre frémissement du visage est saisi et restitué en gros plan et en temps réel avec une bouleversante précision sous le regard de Clément Chébli, dans un duo insolite avec la chanteuse. Ces images obsessionnelles de l’intime prolongent le motif du regard des autres, tellement destructeur dans ce drame. Olivier Desbordes s’est nourri, pour ces portraits successifs de la protagoniste, du dernier film de Michelangelo Antonioni, « Identification d’une femme » (1982), et Burcu Uyar construit avec beaucoup d’intensité cette figure mythique d’opéra, par un jeu complètement habité et un chant d’une éclatante beauté, aux couleurs désormais plus dramatiques. Elle vit pleinement Violetta dans une composition à fleur de peau, qui fascine et attire des larmes.

Le temps qui s’étire au seuil de la mort

Dans cette nouvelle proposition, c’est à l’intérieur de l’acte de la mort que l’action prend son envol. La fête initiale est comme un voile jeté sur la réalité, le passé explose dans les ultimes instants, entre deux accords.

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Écouterait–on celui ou celle que nous deviendrons, venu nous avertir d’erreurs à ne pas commettre ?

L’une des images marquantes est ce moment où Violetta s’approche tout près de son double muet, pour lui parler ou la mettre en garde, mais l’autre ne se retourne pas.

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Écouterait–on celui ou celle que nous deviendrons, venu nous avertir d’erreurs à ne pas commettre ? Fanny Aguado enveloppe cette Traviata du passé d’un vibrant travail de mimodrame. Son corps dessine les premiers émois amoureux et la douleur du renoncement en un mystérieux jeu de miroir avec celle qui va mourir.

La chambre ultime est l’envers d’un décor que Violetta rejoint par intermittences, comme dans un songe. Après le douloureux passage de la lettre de rupture que Germont exige qu’elle écrive à son fils, elle pénètre sur le plateau désert et jette à terre, en un geste rageur, tous les camélias disposés tout autour.

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Elle regagne ensuite son petit espace en tenant tendrement dans ses bras la veste que celui qu’elle aime avait oubliée alors qu’il partait précipitamment à la fête chez Flora. Julien Dran apporte au personnage d’Alfredo une présence touchante, un jeu plein de ferveur et de beaux accents de lyrisme.

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Dans son costume à paillettes, le médecin semble un rescapé de la fête, figure intemporelle venue faire l’ultime constat.

Ses aigus sont étincelants. Christophe Lacassagne aborde une nouvelle figure de père en Germont, qu’il sculpte de sa voix profonde, en restituant avec beaucoup de vérité le cheminement d’un homme aveuglé par les convenances sociales, et qui vacille trop tard. Dans le fabuleux mélange des registres qui caractérise le festival, cet artiste était aussi, d’autres soirs, un réjouissant Vice-Roi dans « La Périchole » de Jacques Offenbach, aux côtés de l’incandescente Sarah Laulan.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/06/Le-Traviata-c-Nelly-Blaya-22.jpg » credit= »Nelly Blaya » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le cheminement d’un homme aveuglé par les convenances sociales et qui vacille trop tard. » captionposition= »center » revealfx= »off »]

Le père et le fils se retrouvent effectivement au chevet de celle qu’ils avaient rejetée, au nom d’une factice respectabilité, et ils l’accompagnent dans la mort.

Dans son costume à paillettes, le médecin semble un rescapé de la fête, figure intemporelle venue faire l’ultime constat. Le dernier mot de Violetta est Gioia «  joie ». N’est-ce pas le témoignage fugace d’un temps retrouvé, dans l’illusion d’être comprise par ceux qui lui étaient chers?

Ce spectacle a été joué en tournée durant cette saison qui s’achève, et on en espère d’autres reprises, et pourquoi pas à Saint-Céré, dans ce site enchanteur. L’une des belles idées de l’édition 2016 a été un trio à cordes avec des musiciens de l’orchestre de cette Traviata. Ludovic Passavant, Stéphanie Blet et Lionel Allemand ont témoigné d’une belle complicité dans une série de concerts, notamment au château de Labastide-Marnhac, et dans la ténébreuse abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne, avec au programme Schubert, Beethoven et une captivante découverte : la troublante sérénade en cinq mouvements du hongrois, Erno Dohnanyi (1877-1960), composée en 1902. Une autre mémoire fabuleuse se déployait dans « Le cinéma en chansons », où Eric Perez, avec la complicité de Manuel Reskine, exprimait tout son amour du septième art, dans le parc du somptueux château d’Aynac. Il y offrait un poignant hommage à Romy Schneider, dans le chant d’exil de « La passante du sans-souci ». Fidèle au mélange des registres, l’édition 2017 annonce « Le barbier de Séville » de Rossini au théâtre de l’Usine, complètement rénové, et « Les noces de Figaro » de Mozart, au château de Castelnau. Ces deux opéras inspirés des deux premiers volets de la trilogie de Beaumarchais côtoieront entre autres West Side Story et du tango oriental, pour une fête de toutes les musiques !

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017