31 juillet 2017

La gratuité en question

« La culture sera gratuite », déclarait André Malraux en 1967, alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles. Vu la multiplication d’événements, de festivals et de concerts gratuits, il semblerait que cette prophétie soit en passe de se réaliser. Cependant, cette offre culturelle gratuite atteint-elle les espoirs qu’elle suscite ? Attire-t-elle réellement les publics en marge de l’art et de la culture en général ? Fragil a mené son enquête autour de l’organisation du festival Soleils bleus à Saint-Herblain pour mesurer l’intérêt et l’impact de cette politique.

La gratuité en question

31 Juil 2017

« La culture sera gratuite », déclarait André Malraux en 1967, alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles. Vu la multiplication d’événements, de festivals et de concerts gratuits, il semblerait que cette prophétie soit en passe de se réaliser. Cependant, cette offre culturelle gratuite atteint-elle les espoirs qu’elle suscite ? Attire-t-elle réellement les publics en marge de l’art et de la culture en général ? Fragil a mené son enquête autour de l’organisation du festival Soleils bleus à Saint-Herblain pour mesurer l’intérêt et l’impact de cette politique.

Une discussion entre spectateurs allongés dans l’herbe du parc de la Bégraisière, à Saint Herblain : « Soleils bleus est organisé et financé avec mes impôts ! En tant qu’Herblinois, je me dois de profiter de ce que je paye. » Cette phrase, lancée comme une boutade et ponctuée par des rires, interpelle, car, à la différence de ce contribuable herblinois, une grande majorité du public présent face à la scène profitait des concerts sans avoir déboursé le moindre euro. Pourtant, la qualité et la renommée de la vingtaine d’artistes offerts pendant Soleils bleus auraient largement mérité une contribution du public sans que cela ne paraisse choquant.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/07/Affiche-soleilsbleus.jpg » credit= »Onyx » align= »center » lightbox= »on » caption= »Affiche de Soleils Bleus 2017″ captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« Quand la culture s’invite dans l’espace public, la gratuité nous paraît essentielle »

« L’objectif de la politique culturelle de la ville est de permettre au plus grand nombre la rencontre avec toutes les cultures », explique Bertrand Affilé, maire de Saint-Herblain depuis mars 2014. « Nous avons donc choisi une politique tarifaire très avantageuse pour un ensemble d’actions, notamment la gratuité pour les événements se déroulant en extérieur et en plein air. Quand la culture s’invite dans l’espace public, la gratuité nous paraît essentielle. De plus, cette manifestation étant financée par les impôts des Herblinois, il nous paraît primordial de leur donner un accès gratuit, à l’instar du feu d’artifice du 14 juillet qui est lui aussi payé par les impôts et gratuit. Sur Soleils bleus, la gratuité répond également à une logique budgétaire car ce festival a la chance d’être très bien épaulé par des partenaires solides ». Que nos impôts servent à financer des manifestations culturelles plutôt que des caméras de surveillance, c’est, a priori, une bonne chose.

« Un vrai luxe pour la programmation »

Pour l’équipe d’Onyx, organisatrice du festival Soleils bleus, la gratuité est assurée grâce à la politique culturelle de la ville. « Dans le montage financier, on sait dès le début qu’il n’y aura aucune recette de billetterie », confie Jérôme Binet, conseiller artistique et programmateur de Soleils bleus. « Cependant, les cachets restent normaux et nous ne demandons aucun effort particulier aux artistes. » Ancien programmateur de la Barakason à Rezé, Jérôme Binet s’est spécialisé dans la découverte de talents émergents. Sur Soleils bleus, il a réussi le pari de proposer une programmation jazz éclectique censée attirer le plus grand nombre. « La gratuité permet d’avoir moins de pression, de pouvoir suivre ses coups de cœur avec plus de groupes peu connus. Sur Soleils bleus, je ne suis pas obligé de prévoir de têtes d’affiche, tandis que quand c’est payant, il y a plus de risque. C’est un vrai luxe de pouvoir choisir des artistes sans avoir à se soucier de la billetterie ! ». Pour le programmateur, c’est donc une chance de bénéficier de cette politique.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/07/Bachar.jpg » credit= »Merwann Abboud » align= »center » lightbox= »on » caption= »Bachar mar Khalifé en concert à Soleils Bleus 2017″ captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

« Déclencher des envies de culture »

Du côté de Fip, partenaire du festival depuis sa création, la gratuité répond à une volonté d’ouvrir la culture, en l’occurrence le jazz, au plus grand nombre. Pour Brigitte Brault, ex-coordinatrice du bureau local de la radio, « cette offre vise à déclencher des envies de culture pour des gens qui n’iraient pas aussi facilement à des concerts. Selon moi, la gratuité créé de la mixité. Mais il ne faudrait pas que tous les concerts soient gratuits. D’ailleurs, les gens s’y rendent tout au long de l’année quand bien même ils sont payants. Pour ma part, je mettrais juste un petit bémol à la gratuité : le risque se situe au niveau de la qualité d’écoute, que certains se disent que parce que c’est gratuit, ils ont le droit d’être moins attentifs et de déranger ceux qui désirent se concentrer. C’est, selon moi, la seule limite de la gratuité ».

Entrée libre à la chaussette

En poursuivant la réflexion, on remarque que certains organisateurs ont fait le choix du prix libre, également appelé « à la chaussette ». C’est, par exemple, le cas du festival l’Ère de Rien à Rezé. Selon eux, c’est « une façon de permettre à chacun de participer à l’événement et de s’investir dans la création d’un telle manifestation selon ses moyens ».

[aesop_image imgwidth= »50% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/07/Erederien.jpg » credit= »Festival l’ère de rien » align= »center » lightbox= »on » caption= »Affiche du festival L’ère de rien 2017″ captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Pour alimenter le débat, il est également intéressant de noter qu’à leur création, les musées français étaient gratuits « dans le but d’éduquer le peuple ». De plus, on remarque également qu’un Français sur deux ne sait pas que chaque premier dimanche du mois, les visites des collections permanentes des musées et des monuments nationaux sont gratuites.

Si l’on amène le sujet au niveau du web, on remarque que les contenus, que ce soit la musique, la presse ou le cinéma, sont facilement accessibles, mais ils ne sont pas libres. La plupart des géants du net ont construit leurs empires sur la gratuité, mais il s’agit là d’une fausse gratuité, car les internautes payent ces services en fournissant des données personnelles ou des contenus, ensuite marchandisés. Dans ce cas, la gratuité n’est pas toujours synonyme de liberté, loin de là.

Ce qui est précieux a forcément un prix

Pour ce qui est des spectacles vivants et des musées, a priori, on ne peut que se féliciter de l’accès offert au plus grand nombre grâce à la gratuité. Cependant, ne risque-t-elle pas de transformer le public en consommateurs passifs ? Car qui ne paie pas ne contribue pas et n’a donc pas de comptes à exiger. Sans oublier que la culture et les artistes ont forcément un coût, supporté dans le cas de la gratuité par la puissance publique ou le secteur privé, au risque d’être un jour ou l’autre entièrement contrôlés ou manipulés.

Il paraît donc essentiel que l’accès à la culture soit à la portée de tous, mais en même temps que les artistes soient rémunérés d’une façon ou d’une autre par ceux-là mêmes qui les consomment. Car ce qui est précieux a forcément un prix.

 

 

Réalisateur de formation, Merwann s’intéresse à la musique, à la littérature, à la photographie, aux arts en général. De juillet 2017 à juillet 2023, il a été rédacteur en chef du magazine Fragil et coordinateur de l'association.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017