Le Welsh National Opera (W.N.O) est une compagnie qui a été fondée à Cardiff en 1946, au rayonnement qui dépasse les limites du Royaume-Uni. La France l’a accueillie à plusieurs reprises pour des spectacles marquants, dont « Falstaff » de Verdi, en 1991 au Théâtre des Champs-Elysées, et la vision de Peter Stein du « Pelléas et Mélisande » de Debussy, puissamment poétique, sous la direction musicale de l’illustre Pierre Boulez, au Châtelet en 1992. À Cardiff, les opéras étaient représentés, jusqu’au début des années 2000, au New Theatre, dans le centre de la ville. Ils sont accueillis, depuis 2004, dans l’impressionnant Wales Millennium Centre, inauguré par la reine Elisabeth II, et dont la magnifique façade juxtapose en un même texte les langues galloise et anglaise, en témoignage d’unité entre les deux cultures. La programmation du W.N.O est riche. Après ce voyage au cœur de l’âme viennoise au début du XXème siècle, il explorera, dès le 23 septembre 2017, le répertoire slave avec « Khovantchina » de Moussorgski, « Eugène Oneguine » de Tchaïkovski, et « De la maison des morts » de Janacek : trois autres chefs-d’œuvre absolus.
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Conscience du temps
Ce « Rosenkavalier » s’inscrit dans le contexte déliquescent de Vienne au début du XXème siècle, et de la fin d’un empire des Habsbourg que l’on croyait éternel (la dynastie a en effet régné de 1278 à 1918 !). À l’approche de la première guerre mondiale, cette fin de règne a amené une profonde crise des valeurs, avec comme effets sur chaque individu, la conscience de sa fragilité et d’un temps qu’il ne maîtrisait plus, un vertige qui s’illustre dans les différents arts. On cherchait à inventer de nouvelles formes, pour mieux comprendre ce qui échappait, que ce soit dans l’écriture (Hofmannsthal, Arthur Schnitzler), en peinture (Gustav Klimt) ou en musique, où l’invention du dodécaphonisme n’est pas étrangère à ces fractures de l’âme. Il n’est pas anodin que la psychanalyse naquit dans un tel contexte de troubles de tout repère.
Rebecca Evans dessine, de sa voix somptueuse, d’envoûtantes arabesques, aux contrastes délicats.
La partition de Richard Strauss, d’une troublante beauté, épouse chaque nuance du livret d’Hofmannsthal, en une fascinante symbiose. L’œuvre est une comédie, avec des moments très légers, mais elle est soutenue de développements d’accords qui révèlent une indicible profondeur. La maréchale est amoureuse du jeune Octavian, mais c’est en constatant la grossièreté du Baron Ochs, qu’elle prend conscience de ce qu’elle ne voudrait pas être, et de son propre vieillissement.
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Le cheminement du personnage jusqu’à une forme de renoncement et de grandeur est fascinant. Son monologue de la fin du premier acte est un sommet, qui tire des larmes. À Cardiff, la soprano Rebecca Evans, pour la première fois dans ce rôle, en construit un mémorable portrait, et dessine, de sa voix somptueuse, d’envoûtantes arabesques, aux contrastes délicats.
Dans sa mise en scène, Olivia Fuchs a ajouté une figure muette de maréchale âgée, à laquelle Margaret Baiton donne une présence extrêmement touchante. Lors de la réception du premier acte, ce double vieillissant s’assied dans le fauteuil de la plus jeune, à la fin de l’air du ténor italien. Elle se lève ensuite et fixe du sable qui s’écoule sur toute la hauteur du plateau, en une saisissante métaphore. Ainsi, durant son poignant monologue, alors que résonnent les cloches de l’horloge, la maréchale ne se regarde pas dans un miroir, mais se voit vieille. A la fin de l’air, elle a cependant des gestes tendres envers celle qu’elle deviendra. Des projections de couleurs à l’arrière plan créent des atmosphères mouvantes, du vert, du bleu, du violet et du orange, où glissent des formes inquiétantes. Ces images projetées sont troubles, telle une mémoire fragile et morcelée.
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Troublantes confusions
Cet opéra de Richard Strauss joue sur le travestissement et l’anachronisme. Ainsi, le personnage d’Octavian est chanté par une femme. Au début du premier acte, la maréchale et son amant se réveillent dans un grand lit, et chantent des motifs chargés d’une douce sensualité. Le choix d’un rôle travesti pour incarner un jeune homme nous renvoie à l’opéra baroque. C’est aussi un hommage à Mozart et à la figure de Chérubin des « Noces de Figaro ». On peut y voir aussi une fuite du présent, renforcée par l’utilisation de valses d’un autre temps à la fin du deuxième acte.
Ces anachronismes musicaux sont comme un refuge ; ils accentuent l’idée d’un temps qui passe et s’affole.
Ces anachronismes musicaux sont comme un refuge ; ils accentuent l’idée d’un temps qui passe et s’affole. Le baron Ochs recherche un jeune homme pour offrir à sa place une rose d’argent à Sophie, avec qui il doit faire un riche mariage. Pour ne pas compromettre la maréchale, Octavian se présente au baron déguisé en servante, et parvient à le troubler. L’action se passe au XVIIIème siècle, sous le règne de Marie-Thérèse. Ces vertigineux jeux de masques rappellent le théâtre de Marivaux, à la même époque en France. On pousse très loin les limites du réel pour mieux le questionner.
Le duo de la rose d’argent est un moment où le temps se fige, dans l’envol irréel des deux voix féminines.
Le grotesque baron Ochs est pourtant soucieux des apparences, et de sa respectabilité. Brindley Sherratt en fait un personnage à la fois truculent et inquiétant, et ses beaux graves lui confèrent une paradoxale intensité. Le don de la rose par un autre est un passage très ritualisé. Le décor représente un alignement de fauteuils dorés. C’est Octavian qui a été chargé de cette mission, au nom d’un certain ordre établi, mais tout bascule. Il entre en scène recouvert d’une armure argentée, en un nouvel anachronisme, et comme s’il s’offrait lui même à la place de la rose. Le duo de la rose d’argent, qu’il interprète avec Sophie, est un moment où le temps se fige, dans l’envol irréel des deux voix féminines. Il exprime, par des notes d’une splendeur ineffable, la naissance d’un sentiment amoureux. C’est l’une des plus belles scènes d’opéra qui existe au monde ! Lucia Cervoni apporte à toutes les métamorphoses d’Octavian un jeu plein de ferveur et un chaleureux timbre de mezzo soprano, auquel se mêlent les aigus cristallins et la voix aérienne de Louise Alder en Sophie.
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L’opéra s’achève en mascarade, dont le baron Ochs est la victime. Le prélude du troisième acte est un tourbillon, pendant lequel de versatiles intrigants mènent la danse, au figuré comme au propre puisqu’ils exécutent une valse ; Peter Van Hulle et Madeleine Shaw en composent deux figures étourdissantes.
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La mise en scène, qui déborde d’énergie, souligne le théâtre dans le théâtre : une loge avec un miroir à droite, un matelas sordide à gauche, et le lustre majestueux du premier acte jeté à terre, dans un décor qui s’effrite. Le projet des deux démiurges est de faire croire, par une mystification, à la trahison du baron Ochs, pour qu’Octavian épouse Sophie. La confusion est extrême, mais le jeu met à nu la vérité des sentiments. Le retour de la maréchale est une sorte de deus ex machina. Elle bénit les deux amoureux, avant de se retirer, dans une attitude proche du sublime. Les trois voix de femmes s’enlacent en d’étincelantes mélodies, avant de s’éteindre. L’ultime image est la même que la toute première, au bord du grand lit : la vieille maréchale est assise à une table, seule et mélancolique.
[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/08/DSC03998.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le Walles Millennium Centre à Cardiff bay, avec au premier plan, les affiches annonçant les finales de la Champions League de football. » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]