En 1991, l’Opéra Bastille affichait « Manon Lescaut » de Puccini, dans une mise en scène de Robert Carsen, dont le public français découvrait le travail. Ce fut une révélation. Cet immense metteur en scène d’opéra a signé ensuite des spectacles d’une grande force dans les salles les plus prestigieuses du monde entier. Durant cette année 1991, il a offert un miraculeux « Songe d’une nuit d’été » de Benjamin Britten, d’après la pièce de Shakespeare, au Festival d’Aix-en-Provence. Parmi ses propositions marquantes, on lui doit une « Traviata » aux résonances très actuelles pour la réouverture de la Fenice de Venise en 2004, de perturbants « Dialogues des Carmélites » de Poulenc, repris notamment à Nice en 2010 et une « Elektra » de Richard Strauss saisissante à l’Opéra National de Paris en 2013. Robert Carsen nourrit aussi une grande passion pour le théâtre, depuis ses années de formation d’acteur à la Bristol Old Vic Theatre School. En 2006, il a monté « Mère courage » de Bertolt Brecht au Piccolo Teatro de Milan. Il retrouve Shakespeare avec « La tempête », à partir du 9 décembre 2017 à la Comédie Française, sa première mise en scène de théâtre en France. Il nous a accordé un entretien, à quelques jours de cette première.
FRAGIL : Que ressentez-vous en montant « La tempête », votre première mise en scène de théâtre en France, à la Comédie Française ?
ROBERT CARSEN : C’est une chose merveilleuse pour moi, et pour toute mon équipe, de travailler au Français sur cette pièce extraordinaire. Eric Ruf souhaitait que je choisisse un texte où la notion de liberté soit très présente. Il m’a semblé juste de proposer « La tempête » de Shakespeare, qui est très riche et m’a toujours beaucoup parlé, avec son accumulation de personnages différents sur une île inhabitée. On peut lire et entendre cette pièce, limpide et complexe à la fois, de beaucoup de façons ; c’est un long poème plutôt qu’un texte dramatique, et il y a un vrai défi à la monter.
« C’est une chose merveilleuse pour moi, et pour toute mon équipe, de travailler au Français sur cette pièce extraordinaire. »
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FRAGIL : A l’opéra, vous avez offert une vision très poétique du « Songe d’une nuit d’été » de Benjamin Britten. Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans le théâtre de Shakespeare ?
ROBERT CARSEN : C’est sa manière unique d’explorer toute l’humanité, du personnage le plus haut, le plus distingué, au plus vulgaire. C’est la première pièce de Shakespeare que je mets en scène. L’histoire de « La tempête » est très claire, mais c’est le sous-texte que j’apprécie énormément, avec la profondeur des images et des métaphores. Il y a toute une musique du non-dit.
« Shakespeare a un regard très tendre mais impitoyable sur l’humanité. »
FRAGIL : Quel sens donnez-vous à cette tempête, et à l’île où échoue Prospero ?
ROBERT CARSEN : Il y a avant tout un imaginaire et une poésie dans tout ça, on ne doit pas forcément chercher le sens. Il faut prendre des décisions de mise en scène : soit montrer un Prospero magicien, qui possède des pouvoirs surhumains, réveille les morts et déchaîne les tempêtes, soit l’imaginer d’une autre façon . C’est cette autre façon, au second degré, que nous avons choisi de représenter. L’île déserte est une page blanche, qui nous permet d’étudier les êtres et leurs désirs. Prospero a mis en place des choses depuis son arrivée, dans une forme de colonisation, sur Caliban et Ariel en particulier, et on retrouve ici l’obsession du pouvoir qui traverse toutes les pièces de Shakespeare. Même dans ce no man’s land, on ne peut s’empêcher de vouloir être roi, même si c’est un roi de rien… Beckett et Pinter ne sont pas si loin, car les ivrognes Trinculo et Stephano, eux-mêmes, veulent posséder une partie du territoire. Shakespeare a un regard très tendre mais impitoyable sur l’humanité. La fin peut cependant être lue de manière plus optimiste que celles de ses autres pièces : c’est un nouveau commencement, où l’être humain cesserait de se servir de la Terre. Mais est-ce possible ? Le théâtre de Shakespeare pose beaucoup de questions, mais il nous enseigne que nous n’avons pas forcément de réponses.
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FRAGIL : Que représente pour vous le personnage de Prospero ?
ROBERT CARSEN : C’est une figure clef de la pièce. Prospero ne peut pas se débarrasser de son passé. Il était un chef et a été destitué douze ans auparavant ; on lui a fait du mal et il éprouve le besoin de se venger. Il l’explique à sa fille Miranda. Mais les mêmes schémas se reproduisent pour reprendre le pouvoir sur l’île, comme dans un labyrinthe. C’est alors que Prospero entreprend un long et difficile chemin vers le pardon. Shakespeare nous conduit dans la complexité d’une âme. Ce qui est fabuleux, c’est qu’il ne montre ni un héros, ni un anti-héros, mais un être humain avec des aspects positifs et négatifs, et qui a beaucoup de choses à apprendre.
« Shakespeare nous conduit dans la complexité d’une âme. »
FRAGIL : Quelle place accordez-vous dans votre spectacle au surnaturel, dont Ariel est l’un des représentants ?
ROBERT CARSEN : Là aussi nous ne voulons pas de premier degré. Il y a un paradoxe dans cette figure d’Ariel. Prospero dit en effet de lui qu’il n’a pas d’émotions humaines, alors qu’il se révèle très sensible et grand humaniste, et le conduit vers le pardon. N’affirme-t-il pas, face à ces désordres sur l’île, qu’il serait attendri s’il était un homme ? C’est Shakespeare qui parle à travers tous ses personnages, et Ariel n’a rien d’un esprit un peu froid. Il a une capacité à décrire avec ses sens, ce en quoi il représente l’imagination, et Prospero a besoin de lui pour exécuter ses plans.
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FRAGIL : Comment avez vous conçu la scénographie avec Radu Baruzescu ?
ROBERT CARSEN : La scénographie est au service des idées qu’on développe. Nous avons réfléchi très longtemps ensemble avant de faire des choix visuels. On fait obstacle à l’imagination si on est trop descriptif, et nous souhaitons que les spectateurs se sentent dans la pièce, comme si cette tempête était en eux. Nous nous sommes souvenus aussi du théâtre de l’époque de Shakespeare, qui n’avait pas besoin de changements de décors. On découvre chaque lieu par ce qu’en disent les personnages. On est dans un endroit où il n’y a rien, ce qui est dit à plusieurs reprises, et on y reste. En nous inspirant du théâtre Élisabéthain, nous avons choisi de ne pas mettre de décor, et de développer un espace qui héberge les sentiments profonds de Prospero, et les actes cruels des autres.
« Nous souhaitons que les spectateurs se sentent dans la pièce, comme si cette tempête était en eux. »
FRAGIL : En quoi vos travaux sur des opéras ont-ils nourri cette mise en scène ?
ROBERT CARSEN : Je n’ai jamais fait de séparation entre le théâtre, l’opéra et la comédie musicale. J’ai voulu être comédien très jeune, et j’ai suivi une formation d’acteur à la Bristol Old Vic Theatre School, où Jeremy Irons et Daniel Day-Lewis ont également étudié. J’ai beaucoup joué et étudié Shakespeare dans cette école, et cette formation m’a aidé dans mon travail. La différence entre l’opéra et le théâtre est essentiellement une question de temps dans le rapport au texte. Un chanteur doit le mémoriser, même s’il ne connaît pas la langue, alors qu’un comédien comprend chaque mot de ce qu’il joue. La manière de faire fonctionner la mémoire n’est pas la même, mais l’objectif est semblable : il s’agit dans les deux cas de construire un lien avec le public.
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« Le théâtre est là pour nous faire réfléchir, et « La tempête » continue à nous dire beaucoup de choses. »
FRAGIL : Parmi toutes vos mises en scène d’opéras, y en a-t-il une pour laquelle vous avez une tendresse particulière ?
ROBERT CARSEN : « Le songe d’une nuit d’été » occupe une place particulière dans mon cœur. Nous avons créé ce spectacle en 1991 au festival d’Aix-en-Provence, et nous continuons à le jouer 27 ans plus tard. Il a été repris à Aix en 2015, et le sera également à l’English National Opera de Londres en mars 2018. Il y a d’autres spectacles pour lesquels j’ai beaucoup d’affection, comme les « Dialogues des Carmélites » représentés pour la première fois à Amsterdam, « L’amour des trois oranges » de Prokofiev au Deutsche Opera de Berlin, ou « Les Boréades » de Rameau à l’Opéra National de Paris. C’est un réel privilège de pouvoir travailler sur ces œuvres qui m’ont réellement nourri, dans un monde où l’on semble ne plus rien apprendre, ni sur le pouvoir, ni sur les moyens de protéger notre planète qui pourrait bien, également, être un jour inhabitée. Le théâtre est là pour nous faire réfléchir, et « La tempête » continue à nous dire beaucoup de choses.
Photo de tête : © Alexandre Calleau