5 janvier 2018

Lettres à Nour: père et fille dans la tourmente

« Lettres à Nour », ou comment Rachid Benzine étonne la catastrophe, dans une mise en scène puissante de Thierry Maillard.

Lettres à Nour: père et fille dans la tourmente

05 Jan 2018

« Lettres à Nour », ou comment Rachid Benzine étonne la catastrophe, dans une mise en scène puissante de Thierry Maillard.

En décembre à la Maison de quartier des Dervallières, Thierry Maillard, metteur en scène et comédien, et Elsa Maillard, jeune comédienne puissante et lumineuse, nous ont livré le bouleversant texte de Rachid Benzine dans une mise en scène sobre et percutante.
Le roman raconte sous forme épistolaire les échanges entre un père musulman intellectuel et sa fille partie rejoindre en Irak l’homme qu’elle a épousé en secret, lieutenant de Daesh.

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Farid Abdelkrim, nantais auteur de « Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste », comédien, était présent pour un débat tout en liberté après la représentation.
Fragil a rencontré Thierry Maillard et Elsa Maillard qui ont parlé de leur travail en toute confidence.

FRAGIL : Comment vous est venue l’idée de mettre en scène et d’interpréter le texte de Rachid Benzine ?
ELSA : Farid nous a demandé de lire le texte de Rachid Benzine, je ne savais pas pourquoi. J’ai pleuré de A à Z en lisant le texte. J’ai rappelé Farid en lui demandant ce que c’était et Thierry m’a dit qu’on pouvait la jouer ensemble.

« J’ai pleuré de A à Z en lisant le texte. »

FRAGIL : Quelle est votre expérience du théâtre ?
ELSA : Je faisais du violon au conservatoire de Nantes, Thierry a monté Le Bourgeois gentilhomme dans laquelle je faisais l’élève de musique. Ensuite j’ai pratiqué le patinage à roulettes et mis le théâtre de côté. J’ai déménagé à Châteaubriant où je ne pouvais plus pratiquer le patinage, j’ai donc commencé le théâtre au conservatoire, pendant cinq ans dont deux ans en classe de création. J’en suis sortie à 18 ans diplômée, il y a deux ans. J’ai commencé l’université en CLCE, j’ai arrêté au bout de trois mois : j’avais envie de voir ce qui se faisait en théâtre en France, voir si j’étais capable de trouver des projets toute seule. Je suis partie à Lyon puis Paris, où j’ai passé des concours. Je suis ensuite revenue à Nantes où j’ai intégré la compagnie La Pallisade.

 

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2018/01/C0CX6qCWIAAZ6ls.jpg » credit= »Twitter : Farid Abdelkrim » align= »center » lightbox= »on » caption= »Thierry et Elsa Maillard en répétition devant Rachid Benzine » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

FRAGIL : Qu’est-ce-qui vous a émue dans le texte « Lettres à Nour » ?
ELSA : La parole libérée du père et de la fille, des convictions qu’ils ont tous les deux qui sont toutes les deux entendables. Cet échange pas évident a été très émouvant à lire et m’a secouée. Je ne connaissais pas Rachid Benzine.
THIERRY : Il y a quelques années Farid Abdelkrim, président fondateur des jeunes musulmans de France, m’a contacté pour travailler avec une troupe qu’ils avaient montée à Bellevue. Ils ont voulu travailler avec moi alors que je suis un mécréant. J’ai travaillé l’écriture, l’improvisation, la mise en scène avec eux. Des jeunes pas très faciles paraît-il avec qui je me suis très bien entendu. Avec Farid on ne s’entendait pas très bien, il était frère musulman, il ne l’est plus, il a fait du chemin depuis. Je pense qu’il faut qu’on soit présent partout, qu’on se mélange, c’est pour cela qu’on s’est rencontré. La République c’est une communauté, c’est important de la faire vivre, celle des citoyens. Farid est devenu un ami à force de longues discussions et du chemin qu’on a fait moi vers lui et lui vers moi. Quand il a proposé ce texte c’était une évidence que ça ne pouvait se faire qu’avec Elsa, ma fille. D’abord parce qu’elle est comédienne, ensuite parce que je la connais bien et je savais qu’elle était capable de jouer ce texte. Quand on a discuté avec Rachid Benzine , il a voulu le voir. Il est venu voir le quart d’heure qu’on avait monté, la première lettre et la dernière. Il n’y avait pas la prologue qui montre la vie d’avant, la vie en commun, où chacun peut dire ce qu’il a envie de dire, où le père et la fille sont heureux. Et la fin avec l’éclairage. On a réduit le texte avec l’accord de Rachid qui est très ouvert et respecte l’autre dans ses choix artistiques, ce qui n’est pas si fréquent.

« Le théâtre c’est la philosophie appliquée au quotidien. »

FRAGIL : Combien de temps avez-vous travaillé pour arriver à un travail abouti ?
THIERRY : On a travaillé deux mois, nous avons joué une première fois à la salle Paul Fort de Nantes . Cela évolue encore. On a travaillé les personnages , l’émotion. C’est une lecture théâtralisée et j’ai fait ce choix pour respecter ce que Rachid avait décidé : que l’histoire ne soit pas située géographiquement. Il n’était pas question de mettre un peu de sable et Elsa assise avec une djellaba et le père en occidental. Il fallait une autre image que celle stéréotypée que l’on peut se faire de cette problématique. Le but de la compagnie La Palissade est de montrer que les problèmes sont universels, les solutions aussi. Le théâtre c’est la philosophie appliquée au quotidien. Il permet la réflexion, l’échange sans avoir recours à une encyclopédie. Il doit être un éducation permanente et populaire. Populaire dans le sens qui s’adresse à nous tous, vous et moi.

« Le théâtre ne donne pas de solution, il pose des questions, il ne dit pas ce qu’on doit penser. »

FRAGIL : Comment s’est déroulée la première représentation ?
THIERRY : Nous avons joué en février salle Paul Fort. Il y avait 400 personnes qui venaient d’un peu partout. Pas beaucoup de décideurs, mais ils vont finir par venir ! Nous avons rencontré les délégués à la préfecture et nous avons obtenu une subvention en avril 2017 dans le cadre de la lutte contre la radicalisation. On l’a jouée cinq fois cette année et nous avons une dizaine de dates à suivre. On a fait le choix de la jouer dans les établissements scolaires avec des représentations pour le personnel et pour les élèves séparément. Pour y préparer les élèves, le personnel doit l’avoir vu avant eux.
ELSA : Le but, c’est d’essayer de recréer un échange entre professeurs et élèves sur ce sujet. Il fallait montrer que Nour ressent des choses et que beaucoup de filles sont concernées par ces émotions même si elle a choisi une certaine voie pour les exprimer.
THIERRY : Et le théâtre ne donne pas de solution, il pose des questions, il ne dit pas ce qu’on doit penser. En tout cas pas le théâtre que nous pratiquons.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2018/01/DQn8mvjWAAAfKiN.jpg » credit= »Twitter : Farid Abdelkrim » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le public de la maison de quartier des Dervallières » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

FRAGIL : Pourquoi la pièce a-t-elle obtenu le soutien de la préfecture ?
THIERRY : Parce que beaucoup de gens se sentent désarmés face à cette problématique. Et on a un souci vis-à-vis du jeune. On a relégué la parole du jeune, celle de l’adulte étant à priori la seule valable. Ce texte propose une approche différente, qui est : parlons-en, parce que l’adulte ne sait pas toujours non plus. Comment faire pour qu’on en parle ensemble, comment faire société ? Le père croit savoir, il a une véritable connaissance et des certitudes, mais la certitude ferme à la compréhension de l’autre et notamment du jeune. Le père s’enferme. Le personnel des établissements scolaires nous dit : « on ne sait pas comment aborder ce sujet ». Cela les intéresse de se retrouver face à un texte qui montre un parent qui croit savoir, a d’excellents rapports avec sa fille et n’a rien vu venir, comme l’indique le titre original : « Pourquoi n’ai-je rien vu venir ? ». Le père a un jardin secret, comme tout le monde, il se cache pour pleurer. La fille a l’intelligence de chercher des réponses autres.
ELSA : Quand les gens voient la pièce ils ont, je pense, envie de s’unir car personne n’a envie de voir son père dans cet état, ni sa fille. Ils s’identifient et ressentent le besoin d’en parler.
THIERRY : On dit souvent que les parents laissent tomber les enfants, ne s’en occupent pas, ce qui est faux et ne fait que les culpabiliser. Ils ne savent juste pas comment faire.

« On a tous eu envie de se révolter à un moment donné. »

FRAGIL : Comment vous êtes-vous préparée au rôle ?
ELSA : Il y a certaines choses que je n’ai pas encore vraiment comprises, qui ne m’appartiennent pas. Les mots me donnent l’émotion que Nour ressent. Je comprends toutes les références historiques et d’une certaine façon la colère de Nour. Ça peut être très compliqué de la comprendre et d’avoir envie de la défendre. Ça me renvoie à ma place de citoyenne française non musulmane, athée, au fait qu’on me raconte aussi des mensonges pas acceptables non plus. La question de l’engagement est très présente aussi, et de l’idéal. On a tous eu envie de se révolter à un moment donné.

« Quand un gamin dit qu’il est superman il y croit vraiment, il pense qu’avec sa cape il va voler. »

FRAGIL : Après la représentation un jeune spectateur vous a demandé si vous étiez musulman, comment comprenez-vous cette question ?
THIERRY : Le théâtre est aujourd’hui malheureusement peu reconnu mais éminemment populaire. Lorsqu’on a affaire au stand-up, qui n’est pas du théâtre, chacun raconte des anecdotes supposées être de sa propre vie, où on dit « moi je » sans personnage, juste des vannes. Au théâtre, on transpose et expliquer cette transposition est salutaire. Quand un gamin dit qu’il est superman il y croit vraiment, il pense qu’avec sa cape il va voler. Quand on grandit on sait que ce n’est pas vrai donc on se prête à jouer au personnage. On joue autre chose que soit, et on peut quasiment tout jouer. Il y a un manque de sincérité dans notre société et on le reproche aux comédiens alors qu’ils sont éminemment sincères quand ils jouent. Ils comprennent le personnage qu’ils jouent ce qui ne veut pas dire qu’ils le défendent. La sincérité pose problème aujourd’hui car nombre de personnes ne le sont pas. Il y a trop de problèmes de positionnement, de peur d’être mal perçu, de se tromper, de dire non. On souffre de ces codes. Et le théâtre n’est pas l’art du mensonge, c’est le contraire. C’est l’art de la sincérité, même si dire « il fait du théâtre, il fait la comédie » est devenu péjoratif , alors qu’il n’y a pas plus noble que de se prêter à interpréter un personnage pour expliciter, échanger sur un problème précis. Les théâtres construits aujourd’hui sont magnifiques mais en même temps intimidants.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2018/01/DQoqs1aXUAEpkj_.jpg » credit= »Twitter: Farid Abdelkrim » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le débat qui a suivi la représentation » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

FRAGIL : Le théâtre est donc pour vous encore un marqueur social ?
THIERRY : Oui, on ne le joue plus de la même façon. Même le théâtre « de rue » n’est pas gratuit, la culture officielle est intimidante, n’est pas toujours faite pour tout le monde.
ELSA : Faire un numéro dehors, ce n’est pas forcément faire le bouffon. Ça peut être prendre possession de la rue pour dire ce qu’on a à dire.

FRAGIL : Quels sont vos projets  ?
THIERRY : Nous aimerions refaire une représentation dans une salle à Nantes comme nous l’avons fait à la salle Paul fort. Et nous la présenterons à Châteaubriant dans le cadre du festival « Lettres en scène ». Notre projet associatif avec la compagnie La Palissade s’élargit, ce qui est important. Il va falloir trouver vers où on doit aller. Nous avons le spectacle « Vous qui êtes sur nos seuils, entrez ! » création musicale autour de l’œuvre de Mahmoud Darwich que nous souhaitons continuer à faire tourner.

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Critiques de cinéma et questions politiques, religieuses et sociales se rencontrent et s'entremêlent dans les papiers de Nathalie. Élue au Conseil d'administration de Fragil, Nathalie sème également des "Poussières d'images" sur JetFM.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017