En janvier, Peer Gynt s’est posé au Grand T pour quelques représentations. Après Hamlet et Lucrèce Borgia, le talentueux metteur en scène David Bobée, directeur du Centre national de Normandie continue à interroger les grandes œuvres du répertoire. Sa mise en scène puissante, généreuse et populaire de Peer Gynt, une des œuvres les plus intrigantes du dramaturge norvégien Henrik Ibsen écrite en 1867 nous a secoués. Avec une époustouflante interprétation de Radouan Leflahi dans le rôle de Peer Gynt.
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FRAGIL : Comment vous est venue l’idée d’adapter Peer Gynt après les grands textes du répertoire, Hamlet (2010) et Lucrèce Borgia (2014) ?
DAVID BOBÉE : J’ai plusieurs types de spectacles, des spectacles de plateau, de cirque, de théâtre contemporain, transdisciplinaire, de danse. J’ai aussi ce goût pour des grands textes, et l’envie d’offrir les codes du théâtre contemporain à ces grands textes. Je suis un amoureux de ces monuments qui constituent notre patrimoine culturel universel. Il est bon de les faire découvrir à la nouvelle génération et de les partager avec les plus âgés pour que se crée un dialogue. Ce n’est pas tant l’histoire qui nous est racontée qui importe que comment elle est racontée et pourquoi. Le dialogue est d’autant plus riche lorsque la mise en scène est lisible. L’histoire de Peer Gynt est complètement dingue. C’est un personnage extrêmement attachant dans lequel on peut se projeter assez facilement. En gros c’est l’histoire de quelqu’un qui veut savoir qui il est, qui n’est ni un héros ni un salaud, qui est les deux en même temps, un peu comme nous tous, avec nos côtés sublimes et nos côtés merdiques, qui cherche à comprendre le monde dans lequel il s’inscrit, qui veut essayer de le construire, qui se rêve une grande vie, aime à multiplier les expériences, les amours, les aventures, les voyages. Et puis il va finir dans le même état de nudité et d’absurdité qu’il a commencé sa vie. C’est une belle métaphore de la vie humaine. C’est une épopée à travers le temps : toute sa vie, à travers l’espace : il fait le tour du monde, mais c’est une épopée pour rien.
» …c’est l’histoire de quelqu’un qui veut savoir qui il est, qui n’est ni un héros ni un salaud, qui est les deux en même temps, un peu comme nous tous, avec nos côtés sublimes et nos côtés merdiques… »
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FRAGIL : C’est donc une anti-épopée ?
DAVID BOBÉE : Le ressort c’est le conte , on dirait que c’est le parcours initiatique d’un petit bonhomme qui va traverser le monde à la Candide et qui va apprendre à vivre. Mais il n’y a pas de morale dans Peer Gynt. À la fin de sa vie il finit exactement à l’endroit où il a commencé. C’est beau cette espèce d’absurdité d’être au monde.
» S’il met en scène cet individualisme c’est d’une certaine façon pour le dénoncer. «
FRAGIL : Certains considère ce texte comme une apologie de l’individualisme, du refus des contraintes, qu’en pensez-vous ?
DAVID BOBÉE : Je pense que Ibsen est quelqu’un de suffisamment dur avec l’humanité pour ne pas faire l’apologie de ça. S’il met en scène cet individualisme c’est d’une certaine façon pour le dénoncer. Poussé à l’extrême avec les personnages des trolls et leur « suffis toi toi-même ». Sous ce mot d’ordre, Peer Gynt va finir par passer complètement à côté de sa vie. Ce parcours individualiste est plutôt une critique. On voit à plusieurs moments dans la pièce comment la construction d’une communauté passe complètement à côté de ces parcours individuels, que ce soit le libéralisme embryonnaire de la logique des trolls. À la fin, le roi des trolls dit qu’il ne peut pas aller à l’hospice, qu’ils n’ont pas d’aide sociale, ce qui découle de ce satané « suffis-toi toi-même ». Quand Peer Gynt se partage le monde avec les hommes d’affaire et d’état dans des intérêts très pécuniaires, où il parle de l’esclavagisme comme une juste rentrée d’argent, et de ce qui sera le colonialisme, c’est une vraie critique. Une critique des nationalismes, de la fermeture d’esprit des norvégiens de son époque à travers le portrait des villageois et des trolls, ce rejet de l’autre, de l’étranger. Si on lit bien le texte et on quitte son folklorisme, on trouve une lecture politique du monde qui est absolument géniale. Il n’en fait pas l’apologie, au contraire il donne à voir et donc à penser.
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FRAGIL : Le texte écrit en 1876 par Ibsen s’inscrit donc complètement dans les interrogations du monde d’aujourd’hui ?
DAVID BOBÉE : Ibsen parlait des norvégiens de son époque, de leur nationalisme, de leur médiocrité, l’air de rien, avec des petits contes d’enfants pour adultes. C’est le principe des grandes œuvres : à partir du moment où les auteurs ont compris leur époque et se sont intéressés à la cristalliser dans un texte, comme Shakespeare et d’autres, quand on les met en scène, c’est ici et maintenant et cela rentre forcément en résonance avec l’époque. Mais il n’y a pas d’effort particulier à faire : c’est l’époque qui résonne avec le texte.
» Ici c’est un pays libre où la foi a libre court. «
FRAGIL : Diriez-vous que c’est une œuvre politique en particulier dans la question de l’altérité qu’elle soulève ?
DAVID BOBÉE : Oui, sans que ce soit un rapport politique frontal. Si on monte Peer Gynt de façon trop folklorique, on passe à côté du sujet. D’un autre côté, si on le monte de façon trop politique, cela écrase la petite histoire. Et la petite histoire doit faire résonner la grande histoire. Par exemple dans la scène des trolls, Peer Gynt doit passer toute une série d’épreuves pour rentrer dans le mode des trolls. Elles sont ridicules et bébêtes mais si on se dit, quand même il doit prêter serment sur la valeur troll, il doit quitter ses habits, et prendre les vêtements des trolls, il doit goûter et apprécier la gastronomie troll, jurer de ne plus regarder le monde et ne s’intéresser qu’à lui-même : on parle d’intégration là ! J’ai essayé de l’adapter avec des drapeaux français, en s’habillant français, pour voir comment ça pouvait résonner avec une caricature de la francité mais ça ne marchait pas. A la fin, Peer Gynt demande si les trolls veulent aussi sa foi et le roi des trolls répond cette phrase qui résonne encore aujourd’hui : ici c’est un pays libre où la foi a libre court. « Ici tu peux appeler foi ce qui fut notre horreur ». Si on monte ça de façon trop clairement politique on perd l’histoire de Peer Gynt, on écrase le texte avec un volontarisme de sens, on perd la poésie.
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FRAGIL : Vous faites confiance à l’intelligence des spectateurs pour le comprendre ?
DAVID BOBÉE : Exactement. Le côté groupuscule identitaire on le perçoit vite chez les trolls, je n’ai pas besoin de les déguiser avec des petites oreilles pointues ni d’en faire des fachos très identifiés.
» La grande roue cassée est comme la métaphore d’un destin en panne. «
FRAGIL : Pourquoi ce choix de la fête foraine, des montagnes russes dans la scénographie ?
DAVID BOBÉE : C’est un endroit propice à l’imaginaire, un espace de l’enfance, de la puissance imaginative. C’est une fête foraine à l’abandon, cassée, cette montagne russe c’est assez rigolo d’en jouer avec les montagnes de Norvège. Le mot montagne devient extrêmement concret et pas un simple décor. Ça correspond au parcours de vie de Peer Gynt, avec ses grandes jouissances, ses grandes dégringolades, les moments qui font peur, d’autres qui amusent. La grande roue cassée est comme la métaphore d’un destin en panne.
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FRAGIL : Pour vous Peer Gynt est plutôt une comédie onirique, une fantaisie, une tragi-comédie ?
DAVID BOBÉE : Cette œuvre échappe à tout, je ne saurai pas très bien la qualifier. Ça n’a pas été écrit pour être mis en scène ni pour être un opéra, mais pour être un texte à dire. La musique de Grieg a été ajoutée après. C’est un texte qui part un peu dans tous les sens. Ibsen disait que si un jour il était mis en scène, il faudrait couper dedans, choisir, il disait que lui-même ne comprenait pas ce qu’il avait écrit, qu’il fallait couper tout le quatrième acte. Je le comparerai peut-être à certains récits antiques épiques comme l’épopée de Gilgamesh, des textes voyages fleuves avec des parties manquantes qui ne nous sont pas parvenues. Il y a quelque chose qui rapproche ce texte d’un grand récit mythologique. Quand on le travaille cela a à voir avec Shakespeare dans le mélange des genres, des registres, du tragique et du grotesque. Des gros rires gras ou le langage des tavernes qui côtoient les plus beaux alexandrins.
» Des gros rires gras ou le langage des tavernes qui côtoient les plus beaux alexandrins. «
FRAGIL : Le foisonnement du texte est donc un enjeu fort pour un metteur en scène ?
DAVID BOBÉE : C’est un enjeu génial de devoir mettre en scène autant de personnages. J’ai fait une adaptation en essayant de respecter la structure dramatique. J’ai concentré et essayé de clarifier certaines choses. On a bien l’ensemble du poème dans mon choix.
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FRAGIL : Les comédiens interviennent-ils dans le choix de la mise en scène ? Comment travaillez-vous avec eux ?
DAVID BOBÉE : Je demande à tous les acteurs de travailler sur tous les rôles même si chacun sait quel va être son rôle. Je ne peux comprendre un texte de théâtre que par la parole et le corps d’un acteur. Ce sont des textes écrits pour devenir actes, paroles, pas pour être encre et papier uniquement. Je ne comprends vraiment les choses qu’avec les comédiens. Chacun propose des choses de sa composition d’acteur à lui, lors d’une scène, d’une situation. Je peux picorer dans les propositions des uns et des autres pour arriver à la proposition finale. Je ne considère pas les acteurs comme des interprètes au service de ce que je veux faire. C’est une création collective. La démarche la plus intelligente pour la mise en scène c’est d’écouter le plateau , de chercher le sens du texte sur le plateau. Et partager cette quête avec les spectateurs. Si j’avais donné des ordres aux acteurs avec des idées bien à moi et s’ils devaient envoyer le sens que j’aurai trouvé de façon autoritaire aux spectateurs, le spectateur serait passif. Mais mettre le spectateur en quête avec les acteurs, avec moi pour se dire ensemble « de quoi ça parle Peer Gynt ? » est beaucoup plus intéressant.
» Je ne considère pas les acteurs comme des interprètes au service de ce que je veux faire. C’est une création collective. «
FRAGIL : Vous êtes un artiste qui aime explorer différents disciplines, différents lieux et cultures. Votre travail viserait-il à abattre certaines cloisons ?
DAVID BOBÉE : Les séparations, les murs sont en train de s’abattre. On se débarrasse des vieilles disciplines, des vielles dichotomies. On est à une époque où les idées, les individus circulent, les œuvres. Il y a quelque chose de plus fluide. C’est normal que les œuvres soient le reflet de cette époque et qu’on ne soit pas cantonné à la musique vs l’opéra vs le théâtre, vs la danse vs le cirque, mais qu’on fasse des spectacles qui dans la forme et le fond ressemblent à cette époque et en soient nourris. Il y a trente ans on posait une question on avait une réponse. On croyait aux grandes idéologies bien linéaires auxquelles on pouvait s’accrocher. Maintenant c’est plus compliqué. Pour trouver qui est l’ennemi il faut faire une liste interminable sur laquelle il faudrait aussi mettre notre nom. C’est en même temps fun et compliqué de vivre aujourd’hui. On tape sur Google une question et on a un champ d’applications de dix autres questions. C’est une façon d’être au monde qu’il faut embrasser. Cette transdisciplinarité culturelle raconte un peu de ce bordel, de ce monstre dans lequel on vit et où on crée nos objets de sens. Les grandes idéologies ont explosé et on récupère des petits morceaux à droite à gauche. En ce qui concerne l’ouverture au monde, je suis terrorisé par l’uniformité. L’idée que la laïcité puisse être le neutre définit par la majorité dominante et qui s’imposerait à tout le monde me terrifie. J’essaie de faire un théâtre qui s’enrichit de rencontre avec des comédiens aux origines diverses, aux couleurs de peau diverses, aux accents divers. C’est important pour moi surtout dans les œuvres des grands répertoires d’avoir des accents liés aux origines sociales ou autre. C’est important de ne pas accepter ce code d’un français qui serait normatif, normalisé, le français du théâtre qui n’existe pas qui nous fait croire à une pureté de la langue qui n’existe pas. Le français est beau parce qu’il est diversifié comme la France est belle parce qu’elle a des racines multiples. Le théâtre en France est très majoritairement raciste, il est important que le mien ne le soit pas.
» Le théâtre en France est très majoritairement raciste, il est important que le mien ne le soit pas. »
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FRAGIL : Votre théâtre est-il un théâtre d’engagement ?
DAVID BOBÉE : C’est la dimension politique du théâtre qui fait que j’y consacre ma vie. C’est l’outil que j’ai trouvé pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
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FRAGIL : Le théâtre peut-il être encore populaire aujourd’hui ? Comment y amener ceux qui ne se sentent pas la légitimité pour y venir, comment éviter l’entre-soi culturel ?
DAVID BOBÉE : C’est le théâtre que je défends, avec des distributions diversifiées, un théâtre plus direct, qui font œuvre de théâtre populaire. Par exemple, Radouan Leflahi interprète Peer Gynt. Lorsque la prof courageuse qui amène ses élèves issus de l’immigration voir cette œuvre du grand répertoire, il peut se passer un bouleversement symbolique en eux, peut-être pas conscient : un gamin peut se dire : non seulement je suis représenté, mais j’ai ma place au cœur de cette culture-là. C’est important que la culture ne renvoie pas systématiquement à un monde qui exclue et que quand il y a représentation ce ne soit pas dans une assignation. À la télévision dans les fictions, il y a 14 % des rôles tenus par des non blancs et dans ces 14%, 75% dans des rôles négatifs ou perçus comme négatifs. Comment se sent-on quand on est caricaturé dans la culture de son propre pays ? La petite dame âgée qui est venue voir Peer Gynt parce qu’elle adore Ibsen va se retrouver à côté de ce gamin et ils vont applaudir et aimer le même spectacle. Ce qui se joue là c’est la culture commune. Qu’est-ce qui crée un peuple ? Ce n’est pas une question de territoire, de racines, de couleurs de peau, de sang, c’est la culture qu’il partage, dont il hérite, qu’il crée et qu’il va transmettre.
» Qu’est-ce qui crée un peuple ? Ce n’est pas une question de territoire, de racines, de couleurs de peau, de sang, c’est la culture qu’il partage, dont il hérite, qu’il crée et qu’il va transmettre. »
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FRAGIL : Quels sont vos projets ?
DAVID BOBÉE :
Je vais monter une reprise du spectacle Warm avec Béatrice Dalle, une performance de six heures, avec 60° sur le plateau. Ensuite, je fais un Stabat Mater de Pergolèse chorégraphié avec un danseur congolais, où je substitue la figure de Jésus Christ à la figure de réfugié. Je fais ensuite un opéra à l’Opéra comique, « La nonne sanglante » opéra de Gounod peu connu. Et enfin une surprise à Avignon mais je n’ai pas le droit d’en parler…