« Les contes d’Hoffmann » l’ultime ouvrage de Jacques Offenbach (1819-1880), a été créé en 1881, après sa disparition. Cet opéra d’un genre nouveau pour le compositeur est le point final d’une œuvre marquée par un style léger, comique et parodique. Il appartient cependant au registre sérieux et s’inspire de trois contes fantastiques d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822) : « L’homme au sable », « Le violon de Crémone » et « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre ». Chacun des trois actes de l’opéra raconte une histoire d’amour malheureuse, dans la mémoire d’un Hoffmann protagoniste, fragilisé par l’alcool et la désillusion : « Olympia brisée, Antonia morte et Giulietta damnée ». Ne peut-on voir dans ces échecs répétés l’idéal inassouvi d’un artiste, percevant l’absolu au seuil de la mort ?
Hoffmann et ses ombres
Le prologue de l’opéra se déroule dans une taverne, où seules les voix du vin et de la bière retentissent en affirmant être les amis des hommes, dans un temps qui parait suspendu. Les chaises vides qui se font face indiquent que l’on attend quelque chose. La cantatrice Stella s’apprête à sortir de scène après une représentation de « Don Giovanni ». Elle a demandé à Hoffmann de le retrouver dans sa loge, mais sa lettre a été interceptée par l’inquiétant conseiller Lindorf, dont la basse Nicolas Courjal sculpte les premiers airs avec une perturbante intensité, dans un chant aux ineffables nuances. Tout est balayé par l’arrivée de joyeux fêtards venus s’enivrer.
La basse Nicolas Courjal sculpte les premiers airs avec une perturbante intensité…
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Hoffmann les rejoint, en proie à la mélancolie et portant des lunettes qui voilent sa tristesse. Juan Diego Florez donne aux mots « triste » et « matin » des couleurs d’une pureté incroyable, qui attirent d’emblée les larmes : le poète, fragile et écorché, débute le récit de ses amours tragiques.
Juan Diego Florez donne aux mots « triste » et « matin » des couleurs d’une pureté incroyable, qui attirent d’emblée les larmes…
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L’ombre de Stella, éternelle absente, plane sur tout l’opéra et s’incarne successivement dans les trois figures féminines qui hantent la mémoire d’Hoffmann. Dans le spectacle présenté à Monte-Carlo, Olympia apparaît comme une ombre, à travers un écran. Des automates descendent des cintres, mannequins mutilés et chimères, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté. Olga Peretyatko incarne les quatre rôles féminins dans de fabuleuses caractérisations, dont sa voix aux couleurs chaudes dessine d’incandescents contours et de subtiles variations ; ses stupéfiantes vocalises dans l’air d’Olympia sont étourdissantes. Dans un registre différent, elle est bouleversante en Antonia, dont on découvre également l’ombre agrandie près d’un piano, avant celle, démesurée, du terrifiant Docteur Miracle. Les chaises du cabaret ont été empilées sur un côté du plateau, où se sont attardés quelques rescapés de la fête : une réminiscence du cadre où ces récits sont racontés.
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Nicolas Courjal fait de l’air « Scintille diamant » un moment de grâce, où sa voix ondule sur des eaux troubles.
La troisième histoire d’amour impossible est celle de la courtisane Giulietta qui, à Venise, lui fait perdre son reflet, projeté sur des écrans inclinés au-dessus de lui. Une illusion d’eau fait trembler le rideau de scène, en une fugitive méprise. L’envoûtante barcarolle glisse sur la lagune, représentée par une troublante lumière argentée au sol, qui contraste avec le rouge du fond du plateau. Nicolas Courjal fait de l’air « Scintille diamant » un moment de grâce, où sa voix ondule sur des eaux troubles. Des noctambules figés portent des masques de carnaval, sous la pleine lune d’une nuit triste et oppressante, mais le sol vénitien se dérobe pour faire réapparaître la taverne.
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Un opéra fantastique
La mise en scène très inventive de Jean-Louis Grinda montre bien la dimension fantastique de l’ouvrage, par un ancrage réaliste et des éléments surnaturels, enveloppés des saisissants éclairages de Laurent Castaingt, qui a également créé les décors. Olympia était un automate, qui se dérègle puis se brise, détruit par Coppélius pour une sombre histoire d’argent. Le méchant homme amplifie la cruauté de la désillusion en offrant la tête de cette poupée mécanique à Hoffmann, qui la tient amoureusement sous les regards moqueurs des convives, comme Salomé s’accroche à celle de Jean-Baptiste.
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Chaque mot est chargé d’une profondeur glaçante.
Antonia est la fille d’une cantatrice disparue, dont elle a hérité de la voix. Mais elle est malade et il lui est interdit de chanter. C’est le maléfique Docteur Miracle qui joue les tentateurs, en faisant revivre la mère défunte. La voix de Nicolas Courjal retentit, surnaturelle et énorme, d’une loge d’avant-scène placée an hauteur, et chaque mot est chargé d’une profondeur glaçante. Ce magnifique interprète joue les quatre rôles de méchants, et il apporte à chacun d’eux un imposant relief, qui fait parfois songer à Wotan de la Tétralogie de Wagner. Depuis quelques années, il aborde les figures les plus intenses du répertoire de basse, et il a notamment été un Roi Marke très habité dans « Tristan et Isolde » en 2015 à l’Opéra National de Bordeaux et Philippe II du sublime « Don Carlo » de verdi en 2017 à l’Opéra de Marseille, où il reviendra la saison prochaine pour Fiesco de « Simon Boccanegra » : des personnages immenses, à la mesure de son talent ! Le docteur Miracle qu’il chante dans ces « Contes d’Hoffmann » atteint un paroxysme. Dans un passage particulièrement perturbant, il ausculte une absente, tout en orchestrant la mort d’Antonia pour la dérober à Hoffmann. Il constate plus tard cette mort sur un sourire. L’apparition de la mère défunte est l’un des moments les plus forts du spectacle. Elle sort d’un tombeau, vêtue d’un costume de théâtre drapé, dont la démesure évoque Eleonora Duse ou Sarah Bernhardt. Elle se dirige vers le fond du plateau, qui reproduit la salle de l’Opéra de Monte-Carlo, en un fascinant effet de miroir. Elle appelle ensuite sa fille, qui la rejoint pour mourir sur scène à ses côtés, parce qu’elle a osé chanter. Le Docteur Miracle sort des partitions du tombeau, qu’il fait voler avec sarcasme. Dans cet acte d’un dramatisme poignant, Paata Burchuladze, qui a été un imposant « Boris Godounov » (notamment dans la mémorable vision de Yannis Kokkos de 1991 à l’Opéra Bastille), apporte à la figure de Crespel, le père, des accents d’une déchirante beauté.
Il constate plus tard cette mort sur un sourire.
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Toutes ces blessures appartiennent à une même quête artistique.
L’allégorie du poète maudit est renforcée par la répétition de l’inatteignable. Dans l’implacable épilogue, les eaux troubles de Venise ont fait place au cadre de ces histoires, le retour au cabaret. Hoffmann achève ses récits ; il est presque amnésique et déplore sa « vie cassée ». D’un geste de dépit, il dérobe les fleurs de Stella qui vient de sortir du théâtre au bras de Lindorf, et les jette à terre. Les chœurs des buveurs se sont assourdis, et le poète, anéanti, s’effondre à terre près d’une chaise. C’est alors que Nicklausse, son fidèle ami, prend la voix de sa muse : « Des cendres de ton cœur réchauffe ton génie ». Sophie Marilley joue cette figure androgyne par un timbre profond et une présence consolatrice. Toutes ces blessures appartiennent à une même quête artistique. Hoffmann se relève et marche comme un aveugle, tandis qu’une tempête de feuilles de papier s’abat sur le plateau, annonciatrice des pages à venir. Jean Genet n’affirmait-il pas, dans « L’atelier d’Alberto Giacometti », qu’ « il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi ». L’épilogue du spectacle en est une captivante illustration. Jacques Lacombe dirige l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo avec une fougue impressionnante, qui met en relief les teintes contrastées de l’ouvrage. Il fait partie de ces chefs qui marquent, et on garde de grands souvenirs de ses pénétrants « Dialogues des carmélites » d’Angers Nantes Opéra en 2013 et de l’électrisante « Lady Macbeth de Mtsensk » à Monte-Carlo en 2015.
« Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi »
Juan-Diego Florez explore les tourments et les incertitudes du poète, par un timbre d’une indicible beauté, aux aigus irréels. De plus, il insuffle au personnage sa touchante sensibilité, en transfigurant chaque faille d’Hoffmann en d’insaisissables détails qui atteignent le cœur, tout en enveloppant de beaux accents de lyrisme les élans de fièvre. Ce magnifique interprète a chanté dans les théâtres les plus prestigieux le rôle de Tonio de « La fille du régiment » de Donizetti, dans la mise en scène de Laurent Pelly, où l’un des airs du ténor enchaîne neuf contre-uts, dont il a fait un moment d’anthologie ! Son récent enregistrement consacré à Mozart est paru chez Sony Classical… à découvrir pour mesurer l’intensité de cette voix exceptionnelle et la plénitude de son chant.
Pour célébrer ce formidable événement à l’Opéra de Monte-Carlo, le célèbre chanteur a été décoré Chevalier de l’Ordre du Mérite culturel par S.A.R La Princesse de Hanovre, à l’issue de la dernière représentation du mercredi 31 janvier. Ce même jour, le spectacle a été retransmis en direct sur la chaîne Mezzo TV et en streaming sur Culturebox. On pourra aussi le voir à une date ultérieure sur France 2.