Fragil : Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans « Rinaldo » ?
Bertrand Cuiller : J’aime beaucoup cette musique assez simple, qui donne des émotions brutes et directes. Il y a un premier degré dans chaque mélodie, sans rien d’intellectuel. On retrouve cette immédiateté dans tous les opéras de Haendel, et ça me plaît beaucoup, parce que ça touche le public.
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» Il y a beaucoup d’instrumentistes qui ont des idées à apporter. Chacun d’eux est unique, et si on le remplace, l’interprétation ne sera pas la même. »
Fragil : Quelles sont les difficultés de cet ouvrage ?
Bertrand Cuiller : L’une des difficultés découle de cette simplicité : l’enjeu est de donner de la profondeur à la partition, pour qu’elle ne soit jamais banale, en variant les couleurs et les tempi. Sinon, ce qui fait la force de cet opéra pourrait s’avérer sa faiblesse. L’un des conseils que j’ai donné aux musiciens est de veiller à rester toujours en mouvement jusqu’à la dernière note, sans appuis, afin de mettre du relief pour que la musique avance et coule. Il est important que la verticalité ne prenne pas trop de place. Pendant les raccords de la tournée, je leur rappelle que c’est une œuvre qui demande beaucoup d’investissement et d’énergie, et que l’on doit toujours se remettre à 200 % en jeu et en danger !
Fragil : Vous avez créé en 2014 Le Caravansérail, que vous dirigez dans « Rinaldo ». Quels sont les objectifs de cet ensemble de musique baroque ?
Bertrand Cuiller : L’objectif, pour moi, est de pouvoir faire de la musique d’une manière qui me convienne, et d’entretenir des rapports que je n’ai pas trouvés avec d’autres ensembles. Chaque musicien peut proposer des choses, tout en suivant une direction commune. C’est une sorte de terrain d’expérimentations, alors que le plus souvent, c’est le chef qui décide tout ; ce qui est forcément limitant. Il y a beaucoup d’instrumentistes qui ont des idées à apporter. Chacun d’eux est unique, et si on le remplace, l’interprétation ne sera pas la même. Le recrutement, dans cette perspective, est essentiel ; on demande en effet une certaine ouverture et l’envie de libertés musicales. Ce n’est pas une question de répertoire, mais un état d’esprit. Il se trouve que ce que je connais, c’est le baroque, mais je n’exclus pas d’ouvrir l’ensemble à d’autres univers…
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Fragil : Comment avez-vous travaillé avec Claire Dancoisne, qui signe la mise en scène et la scénographie du spectacle ?
Bertrand Cuiller : Nous nous sommes rencontrés avant l’été 2017 pour travailler sur les coupures et l’intrigue. On nous demandait en effet de réduire « Rinaldo » à deux parties et deux heures de musique (au lieu des trois actes et trois heures de musique dans l’œuvre originale). Nous avons mis l’histoire de cette version en place. Claire a conçu ensuite son spectacle en écoutant une autre version de l’opéra, et nous nous sommes retrouvés en septembre avec les chanteurs pour les répétitions à Dunkerque, mais les décors n’étaient encore que des ébauches et les constructions imaginées par la scénographe restaient à expérimenter. Nous avons poursuivi en octobre à Royaumont, pour approfondir les détails musicaux, comme l’écriture des da capo*. C’est là que les solistes sont entrés physiquement dans l’univers et le mode de jeu de la mise en scène. Le continuo** est arrivé à Quimper pour accompagner les récitatifs***. C’est à Quimper également que le décor et les costumes ont été fabriqués.
« J’ai éprouvé beaucoup de plaisir d’être à cette place dans la fosse, avec tout ce qui se joue entre les musiciens, pour faire de la musique ensemble. »
Fragil : En 2013, vous avez dirigé, notamment à Angers Nantes Opéra, « Vénus et Adonis » de John Blow, dans une mise en scène de Louise Moaty. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Bertrand Cuiller : C’était la première fois que je dirigeais un orchestre. Cette expérience m’a donné envie de continuer, et de créer mon groupe. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir d’être à cette place dans la fosse, avec tout ce qui se joue entre les musiciens, pour faire de la musique ensemble. Ce spectacle a fait naître mon désir du Caravansérail.
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« Je collaborais depuis longtemps avec mon père. C’est très riche, mais parfois difficile à gérer intérieurement. »
Fragil : Vous étiez, également à Angers Nantes Opéra, chef de chant sur la mémorable résurrection de « Pirame et Thisbé » de Rebel et Francœur, que dirigeait en 2007 votre père Daniel Cuiller à la tête de l’ensemble Stradivaria, dans la mise en scène de Mariame Clément. Quel souvenir en gardez-vous ?
Bertrand Cuiller : C’est une très belle musique. Je faisais travailler le chœur, notamment sur le texte, et j’ai aimé le faire. Il fallait donner aux choristes des clefs pour ce répertoire, où l’harmonie joue un rôle essentiel. C’est dans ce spectacle que j’ai rencontré Thomas Dolié, qui chantait Pirame et que je retrouve sur « Rinaldo ». Je collaborais depuis longtemps avec mon père. C’est très riche, mais parfois difficile à gérer intérieurement.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Bertrand Cuiller : J’ai le projet d’un mask anglais**** du XVIIème siècle pour la saison 2020-2021. On est en train de commencer à le mettre en place. C’est un répertoire qui me touche beaucoup, et les musiques d’avant Purcell en Angleterre sont très belles, mais peu de partitions nous restent. C’est un gros projet, avec un orchestre de 40 musiciens, mais le Caravansérail est un ensemble à géométrie variable. J’espère qu’Angers Nantes Opéra nous accompagnera. Je travaille également pour un futur plus proche à l’enregistrement de l’intégrale de l’œuvre pour clavecin de François Couperin, également avec le Caravansérail. Il y aura 6 ou 7 CD, et le premier volume, « Couperin l’alchimiste » paraîtra le 11 mai chez Harmonia Mundi.
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Fragil : Pouvez-vous citer un souvenir particulièrement précieux dans votre itinéraire de musicien ?
Bertrand Cuiller : Il me revient en mémoire un récital, dans une toute petite église difficile à atteindre, perdue au milieu de la montagne en Auvergne. Je jouais du Scarlatti pour 80 personnes installées en rond autour du clavecin. C’était fort, car je jouais seul un répertoire qui n’est pas évident, dans ce lieu inatteignable, mais la communion avec ce public était magique et donnait du sens. C’est un moment mémorable parmi d’autres. Je me souviens aussi de la deuxième représentation de « Rinaldo » à Besançon, qui était merveilleuse : comme un état de grâce.
« C’était fort, car je jouais seul un répertoire qui n’est pas évident, dans ce lieu inatteignable, mais la communion avec ce public était magique et donnait du sens. »
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*da capo : Ce sont des reprises, où l’on revient au début d’un passage de la partition.
** le continuo : En musique baroque, ce sont les instruments qui participent à l’accompagnement. Il s’agit
ici de l’ensemble instrumental.
*** les récitatifs : C’est un chant déclamé, dont la mélodie et le rythme suivent les inflexions de la voix parlée. Ils sont généralement placés entre deux airs.
**** le mask : c’est un semi-opéra, caractéristique du XVII ème siècle en Angleterre, où le texte parlé se mêle aux parties chantées