« J’osais pas »
Ça débute sur un malaise. Elise Lerat entre sur scène et marche, lentement. Elle sourit, un petit rire gêné s’échappe. Puis les autres comédiens de la Stomach Company la rejoindront bientôt.
La lumière de la salle reste allumée ; nous, spectateurs, sommes exposés. On regarde autour de nous, on se tortille un peu sur nos sièges – c’est inhabituel.
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Ils sont venus là à cette soirée, mais ne savent pas trop s’ils sont à leur place. Ils se sont vus de loin, mais ils « n’osaient pas » s’approcher. Timidement, chacun finit pourtant par décrocher quelques mots pour tenter de se justifier. On les sent mal à l’aise, presque honteux, ils bégayent un peu, se pressent à parler.
Un défilement de CV qui laisse place au doute
Puis les langues se délient et chacun se met à lister ses compétences ; je maîtrise l’anglais, je fais du sport, j’ai fait de longues études. La pièce se transforme alors en une ribambelle de curriculum vitae, où chaque personnage tente au mieux de se vendre, de se mettre en valeur pour plaire ; les « je pense que vous devriez me choisir parce que… » sont suivis d’énumérations sans fin de qualités, de compétences, de loisirs…
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Tour à tour les protagonistes passent sur le devant de la scène et s’exposent à nous. Une sorte de frénésie se crée, où chacun se déshabille, se déguise, comme s’il était à la recherche du bon personnage à incarner, de la bonne façade à présenter au monde. Ils tentent de trouver leur place, d’asseoir leur légitimité.
« j’ai peur qu’on découvre que tout est faux »
Mais cette effusion laisse rapidement place au doute ; « j’ai peur qu’on découvre que tout est faux », « j’ai peur qu’on ait l’impression que je suis plus compétente que je ne le suis vraiment ». Et en cet instant, le plus significatif de tous, on comprend à demi-mot de quoi il s’agit vraiment : ce sentiment vicieux et indescriptible, cette voix qui nous chuchote à l’oreille « tu n’es pas à ta place ».
Après l’excitation, la promesse d’être capable de tout, l’énergie redescend brutalement pour laisser place à ce doute envahissant ; et si je n’étais pas à ma place ? Si tout cela était faux ? Pire encore, et si on le découvrait ?
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Être soi-même ; à quel prix ?
Les comédiens nous laissent alors donner notre avis : selon nous, comment devraient-ils être ? Plus habillé, plus naturel, moins ceci, moins cela.
Alors ils se demandent ce que c’est d’être soi-même et, bientôt, de questions en questions, émerge un sentiment de rébellion. Doit-on suivre les mouvements healthy, doit-on rentrer dans ce nouveau moule de la productivité et de la perfection ?
J’emmerde la méditation. Je veux pourvoir dormir jusqu’à 14h.
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Dans une société où les apparences règnent mais où l’authenticité et le naturel sont gages de confiance, où se situe donc la limite ? Comment en faire assez sans en faire trop ? Comment se valoriser sans prétention ?
Comment être sûr qu’on est soi-même alors même qu’on nous impose des nouvelles normes sans cesse ?
En définitive, que doit-on faire pour être aimé… tout en s’aimant soi-même ?
A propos de Colyne Morange
Colyne Morange est auteure, metteure en scène et performeuse. Après une formation au Conservatoire d’art dramatique de Nantes et à l’Ecole supérieure de l’IAD en Belgique, elle travaille comme comédienne et assistante à la mise en scène. En 2004, Mathilde Maillard et Colyne créent à Nantes un groupe de recherche visant à travailler autour de l’écriture de plateau et de la création de nouveaux langages scéniques. La Stomach Company, qu’elle fonde en 2012, s’inscrit dans la lignée artistique de ce premier groupe de recherche, né entre autres de sa curiosité pour les pratiques de la danse. (Source)
Démarré en 2014, le travail de recherche pour TRTFF – What Can I Do To Make You Love Me a développé la problématique du sentiment d’imposture. La préparation de ce spectacle a mené Colyne Morange a interroger une vingtaine de personnes sur cette question de légitimité. TRTFF se veut « une vue de l’intérieur de notre époque, sa représentation intime », car Colyne Morange trouvait « intéressant de travailler scéniquement sur quelque chose qui ne se voit pas ».
Sur sa résidence au TU, elle dit vouloir raconter « que c’est trop cool de douter toute sa vie, que ce n’est pas grave de se perdre ». (Source: TU Magazine)
Entourée par les comédiens de la Stomach Company, « groupe de théâtre élargi », elle livre alors un spectacle juste, qui plonge son public dans une immersion totale au travers d’un mélange de danse, de performance et de théâtre.