Vendredi 3 février 2017, 21H15. Dans l’amphithéâtre 800 de la Cité des Congrès, nous attendons en observant la salle se remplir. Puis le spectacle démarre dans la lumière, sans formalisation. C’est un temps flou, suspendu. Les spectateurs bavardent encore, mais sur scène, le spectacle a bel et bien commencé. Les musiciens sont placés à leurs instruments : un ensemble de 18 personnes, en formation éclatée sur scène. Percussions au centre et à gauche, claviers à droite et cuivres au centre, mêlés à quatre voix. Ils entament Music for 18 Musicians, une pièce majeure du répertoire de Steve Reich, considérée comme une œuvre phare de la musique classique contemporaine. Le morceau durera près d’une heure, au cours de laquelle les musiciens enchaîneront avec une déconcertante simplicité des phrases musicales répétitives, calées au millimètre.
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La salle s’obscurcit dans une lenteur presque imperceptible. Parmi les spectateurs, quelques têtes marquent le rythme, certainement des habitués de la musique berçante de Steve Reich. De plus en plus, ces hochements de têtes s’accompagnent de mouvements subtils. Ici, un bras s’élève, là encore, quelqu’un semble s’être retourné. Ces spectateurs impertinents, ces trublions de l’écoute concentrée, voilà qu’ils contaminent par leurs mouvements quelques rangées plus éloignées ! Puis, très progressivement, les mouvements s’intensifient jusqu’à former sous nos yeux ébahis plusieurs chorégraphies qui se marient avec osmose. Ceux que nous prenions pour de simples spectateurs enjoués se révèlent être des danseurs amateurs, dispersés dans le public, qui s’agitent dans un élan énergique et joyeux.
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Music for 18 Musicians est une partition saccadée, qui a quelque chose d’obsessionnel. Rapidement, le mélange de cette musique minimaliste, répétitive, presque onirique, et des mouvements des participants à la chorégraphie créent une véritable transe, qui entraîne peu à peu tout l’auditoire. Tout le monde semble contaminé par le virus de la danse, nous aussi. Nous nous retrouvons au cœur d’un joyeux bordel participatif. Parmi cette foule intergénérationnelle, deux enfants s’en donnent à cœur joie… Situés sur la rangée du milieu, au milieu des danseurs amateurs, ils suivent les pas de ces derniers et s’amusent à répondre à leur danse endiablée. Belle illustration de « l’élan vital intime et singulier » recherché par la compagnie de danse MAD que cette spontanéité enfantine. Alors qu’en société, et a fortiori dans une salle de spectacle, nous contenons notre corps, ici les spectateurs sont encouragés à se laisser aller au son des notes rythmées… comme on le fait, enfant, spontanément. C’est le public entier qui semble ne plus afficher d’âge, tel cet homme âgé qui se lève vigoureusement et suit les mouvements de bras inspirés de la chorégraphie. Chacun semble se reconnaître sur cette même vibration. Un auditoire uniforme prend alors corps et il devient difficile de distinguer les danseurs professionnels (ils sont au nombre de six) des participants bénévoles et des spectateurs qui ont suivi le mouvement…Les plus audacieux s’aventurent sur la scène. Après avoir entraîné la salle, ils se couchent au sol un à un. La musique ralentit, les musiciens sont moins nombreux, car les notes finales se font plus oniriques. La lumière rougit ; c’est le retour au calme après l’exquise nuit. On semble avoir perdu ce soir la mesure du temps.
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Apprendre et faire ensemble
Derrière cette performance en apparence si spontanée se cache un travail de longue haleine très précis, fruit d’une collaboration de plusieurs années entre Rémi Durupt, chef d’orchestre de l’ensemble LINKS et le chorégraphe Sylvain Groud, de la compagnie MAD qui s’attache à « faire émerger la danse là où ne l’attend pas ». Avec ce spectacle chorégraphique, il explore la notion de collectif, rend le spectateur acteur en lui proposant d’expérimenter par le corps les émotions nées de l’écoute d’une musique. Et Music for 18 Musicians semble en effet propice à une « réaction » physique. Cela passe par la création d’une chorégraphie accessible à tous, novices ou danseurs réguliers, et d’une légère adaptation de la partition originale. « Au départ », confie Rémi Durupt, « je ne l’entendais pas du tout comme une musique à danser, bien que j’aie lu par la suite que Steve Reich l’avait composée dans cette optique. Et à force de voir Sylvain danser dessus, maintenant je ne l’envisage pas autrement. »
Il a fallu ensuite apprendre la chorégraphie aux 70 volontaires qui ont dû se familiariser avec cette musique quasi mathématique. Les participants sont tous des danseurs amateurs bénévoles qui ont participé à trois ateliers dans le courant du mois de janvier. Ils ont été répartis dans six groupes, menés chacun par un danseur professionnel de la compagnie MAD et Sylvain Groud lui-même. À chaque groupe a été proposée une chorégraphie propre à l’une des particularités de la musique saccadée de Steve Reich (« jingle », « taper », « frapper », « aller-retour », « sautillés », « gonflements » ). En plaçant les participants au cœur du public, Sylvain Groud souhaite créer un quiproquo dans la tête du spectateur.
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Au-delà de la danse, c’est un véritable questionnement social et politique qui émerge de cette initiative. Pour Sylvain Groud, « la démocratisation culturelle passe par le faire. » Mais comment faire ensemble ? Questionner la notion de collectif semble avoir été une des motivations essentielles des participants que nous avons rencontrés. Certains se lancent pour la première fois dans un projet collectif. C’est le cas de Pascale qui a entendu parler du projet via le site internet de la Folle Journée et qui a eu l’envie de participer à cette expérience afin de découvrir la musique et la danse. Ou celui de Claude, l’un des quelques hommes ayant participé au projet, qui en a entendu parler par Marie, son professeur de danse contemporaine, et qui était curieux de savoir comment un petit groupe peut inciter un grand groupe à prendre part à une danse. Pour lui, « c’est une réelle question politique qui se pose ici, c’est questionner le collectif, se demander ce que l’on peut faire ensemble. » Pour Marie, professeur de danse, l’attente est de « voir comment le chorégraphe s’y prend pour mettre en mouvement une centaine de personnes ». C’est aussi une manière de « briser les codes ». « Ce n’est pas toujours évident », fait-elle remarquer. « Hier soir, une personne âgée était « coincée » entre deux danseurs. Heureusement, j’avais tâté le terrain avant et je l’avais rassurée car elle aurait pu se sentir mal à l’aise ». Pour elle, la dernière représentation est celle qui a le mieux fonctionné car le public a réellement prit part à l’événement.
Certains sont venus entre amis, d’autres seuls, poussés par la curiosité. Isabel est Sud-Américaine. « J’ai décidé de participer au projet car j’adore la danse », explique-t-elle. « Mais je ne connaissais pas la danse contemporaine, car la danse est pour moi quelque chose de beaucoup plus spontané, presque un moyen de communication. »
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Et si le faire-ensemble passe ici par une chorégraphie collective assidûment répétée, c’est la notion de désacralisation qui prévaut. « Ce projet est le fruit d’une réelle volonté de libérer la danse, de danser comme on est », nous explique Rémi Durupt à peine le concert terminé. « Et que s’opère une véritable contamination du mouvement. » Il faut aussi s’approprier la scène, une expérience à laquelle tous les spectateurs sont invités. « La première fois que l’on a fait cela, on a été un peu dépassés par l’événement, car tout le public est monté sur scène », poursuit le chef d’orchestre. « Maintenant c’est mieux contrôlé, Sylvain a adapté la chorégraphie et fait monter les spectateurs par groupe, en file indienne. »
À voir la joie débordante qui a régné dans l’auditorium 800 de la Cité des Congrès, on comprend que le collectif est une notion fondamentale. Sur scène, dans la salle, pour les corps et les esprits. Music for 18 Musicians, dans sa forme dansée, est régulièrement proposée depuis deux ans. L’ensemble LINKS travaille déjà à d’autres performances participatives. Vous avez bien dansé ? Vous chanterez la prochaine fois !
Texte : Séverine Dubertrand et Pauline Reuche