• Photo d'Alain Damasio
8 novembre 2024

Alain Damasio aux Utopiales : «Résister dans des villes sous surveillance»

Jeudi 31 octobre 2024, deuxième journée de l'édition 2024 des Utopiales à Nantes, Cité des Congrès. Entretien avec Alain Damasio, sur la manière de résister à l'ère du numérique.

Alain Damasio aux Utopiales : «Résister dans des villes sous surveillance»

08 Nov 2024

Jeudi 31 octobre 2024, deuxième journée de l'édition 2024 des Utopiales à Nantes, Cité des Congrès. Entretien avec Alain Damasio, sur la manière de résister à l'ère du numérique.

Lors de la deuxième journée du festival de science-fiction les Utopiales, Fragil a rencontré Alain Damasio après une table ronde organisée par la maison d’édition indépendante La Volte.

Alain Damasio, figure majeure de la science-fiction française, est l’auteur de nombreux ouvrages devenus des références du genre, tels que La Horde du Contrevent (2005). Pendant la table ronde, Alain confie que son roman avait été initialement refusé par plusieurs éditeurs qui le trouvaient «trop prétentieux», ce à quoi Damasio a répondu avec ironie :«Vous voulez dire que mon livre prétend à quelque chose ?». La Horde du Contrevent sera publiée en 2005 par La Volte et recevra l’année suivante le Grand Prix de l’Imaginaire, consacrant son statut de référence dans le genre.

Table ronde La volte, 20 ans d'édition.

Table ronde La Volte, 20 ans d’édition. De gauche à droite : Mélanie Fievet, Alain Damasio, Mathias Echenay, Michael Rock et Antoine Daer.

Au-delà de son statut d’auteur, Alain Damasio est un militant infatigable, qui se distingue par ses nombreuses prises de position publiques engagées. En 2018, il a apporté son soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, puis plus récemment en 2022, pendant la lutte contre les mégabassines de Sainte-Soline, avec un nouveau texte de soutien aux Soulèvements de la Terre, alors ciblés par une campagne de dénigrement et de désinformation orchestrée par Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur à l’époque.

Alain Damasio nous a accordé une interview sur son lien avec Nantes, les luttes sociales et la technologisation galopante. Une rencontre où il partage son expérience de l’ultra-technologie, étudiée à travers son essai La Vallée du Silicium (2024), après une immersion dans la Silicon Valley, accompagné des historien·nes et sociologues Lisa Ruth et Fred Turner.

Photo d'Alain Damasio à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2018.

Alain Damasio à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 2016. ©Val K

As-tu un lien personnel avec la ville de Nantes ?

Un petit peu ouais, on a fait pas mal de manifs sur Nantes avec la ZAD de Notre-Dame. Et puis bien sûr par les Utopiales, puisque j’ai fait 7 ou 8 fois le festival. De plus, Nantes et Rennes restent les deux villes qui sont parmi les plus militantes, avec un vrai bassin étudiant, un vrai activisme, une vraie réflexion, un vrai bouillonnement politique. Ça se sent immédiatement, donc il y a une affinité c’est clair.

Progressivement, Nantes se transforme, les caméras s’y multiplient, la surveillance par drone s’installe, se généralise. Toi qui as exploré les effets de l’ultra-technologie dans La Vallée du Silicium, quel regard portes-tu là-dessus ?

La gauche et l’extrême gauche sont très en retard sur l’aspect technique, de hacking et d’informatique. Depuis 50 ans, les forces de police et les forces militaires n’ont cessé de se développer. Quand tu vois les manifs de mai 68, c’est fascinant de voir la faiblesse de l’équipement policier. Aujourd’hui ce sont vraiment des robocops, à part derrière les genoux et à l’arrière des mollets, il n’y a quasiment plus aucun endroit où tu peux les atteindre.

Ils ont ajouté l’apport du numérique et de l’optoélectronique : reconnaissance faciale, oculaire et, bien sûr, les drones, devenus essentiels pour la police en milieu urbain. La vue aérienne est un atout stratégique majeur. Les pays avec une aviation puissante dominent le monde militaire depuis longtemps. Le drone en ville fonctionne de la même manière, si tu n’as pas les moyens de brouiller, flinguer et contrer des drones, de pirater ces systèmes là, tu es soumis à une surveillance panoptique où le pouvoir suit chaque mouvement, identifie les manifestants et peut les isoler.

Donc ce serait intéressant qu’on ait nos propres drones, qu’on puisse suivre les déplacements policiers, qu’il y ait une possibilité de riposte technologique.

Aujourd’hui, il n’y a pas de riposte devant les nouvelles technologies ?

Pas à ma connaissance. La plupart des tentatives de mouvements radicaux sont étouffées avant même d’émerger : chaque message sur un réseau social, chaque trace numérique est surveillée par des systèmes d’écoute sophistiqués. Il faudrait des réseaux de communication indépendants, des cercles affinitaires proches – des stratégies d’optimisation quasi militaires, que les groupes de gauche et d’extrême gauche n’ont pas.

Comment l’expliques-tu ?

Parce qu’on est dans la non-violence, c’est la culture actuelle. Parce qu’on est dans des villes relativement confortables; parce qu’on a des belles idées mais qu’on n’est pas prêts à vraiment mouiller le maillot.

Le gouvernement et les forces de police peuvent nous imposer leurs lois avec férocité, sans qu’il y ait de problème. Il y a une disproportion entre la force répressive de l’État et nos manifestations pacifiques. L’exemple des retraites en est une preuve : 14 manifestations à plus de 2 millions de personnes, 80 % de la population opposée à la réforme, manifestant dans la non-violence, mais le pouvoir l’ignore totalement et fait passer la réforme par le 49-3.

En face de toi, tu as une violence très structurée, une violence policière systématique dans toutes les manifestations, où les gens nassés, gazés, etc. Cette violence est étatique, réfléchie et délibérée. Elle est répressive et assumée. Et en face, on te dit qu’il faut être non-violent, pour moi, c’est une blague.

La non-violence, c’est bien, mais les mouvements non-violents qui ont réussi l’ont généralement fait dans des systèmes coloniaux où 95 % de la population était contre l’envahisseur, avec une mobilisation massive. À côté, il y avait toujours les 5% capables d’actions violentes, qui vont pouvoir inverser le rapport de force et faire la différence par ces actions avec le soutien de la masse non-violente.

Un nantais de 28 ans engagé. Intéressé par la presse et les médias indépendants depuis de nombreuses années, sa récente intégration à Fragil n'est pas un hasard.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017