Monter Carmen de Georges Bizet (1875) est toujours un évènement. Cet opéra, qui s’inspire d’une nouvelle de Prosper Mérimée (1847), est en effet très populaire ; il mêle à la puissance d’un livret le tempérament explosif de son héroïne. Cet ouvrage mythique a été présenté à Nantes dans deux visions mémorables, celle d’Adriano Sinivia en 1992, et celle de Karoline Gruber en 2001. L’Opéra de Monte-Carlo vient d’offrir trois représentations de ce chef-d’œuvre au Grimaldi Forum, entre le 20 et le 24 novembre, dans une mise en scène de Jean-Louis Grinda. Dans le contexte singulier que traverse le monde lyrique, ces spectacles, qui ont eu lieu dans le respect des règles sanitaires, ont fait énormément de bien à des artistes qui ont besoin de se produire, et à un public en manque d’émotions en direct ! De plus, ils ont été donnés gratuitement pour la population monégasque : une belle initiative pour ouvrir l’opéra au plus grand nombre, parce que le spectacle vivant reste essentiel ! Aude Extrémo chantait pour la première fois le rôle de Carmen sur scène. Cette superbe artiste au timbre rare et aux graves somptueux reprendra cet ouvrage en fin de saison à l’Opéra de Bordeaux, dans la vision de Jean-François Sivadier. Elle évoque cette prise de rôle, revient sur des temps forts de son parcours et parle de ses espoirs et de magnifiques projets…
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cette figure de Carmen, et comment s’empare-t-on d’un tel personnage ?
Aude Extrémo : J’aime son indifférence à la normalité, et le fait qu’elle soit capable de suivre ce qu’elle ressent sans élaborer de plan, avec pour unique ambition ce qu’elle trouve juste pour elle. On s’empare de ce rôle par l’expérience, en le travaillant vocalement et surtout en le jouant, sous le regard d’un metteur en scène qui colore chaque production d’une manière différente.
« Elle est jeune, joueuse, et elle mord dans le moment présent »
Fragil : Comment présenteriez-vous justement la mise en scène de Jean-Louis Grinda à laquelle vous participez en ce moment ?
Aude Extrémo : Ce qui me plaît dans cette vision de la protagoniste, c’est qu’elle n’est pas une dominatrice ou une mangeuse d’hommes, et qu’il n’y a aucun truc pour la séduire, ni l’argent ni le rang social : elle est jeune, joueuse, et elle mord dans le moment présent. Ce qui arrive avec Don José, c’est qu’elle rencontre un homme violent, qui a déjà tué dans la nouvelle de Mérimée, et qu’elle se défend en refusant de mourir dans la peur. C’est une vision assez proche de la mienne, où le naturel et la jeunesse du personnage se mêlent au drame. La mise en scène est classique, épurée, et esthétiquement très belle, avec des costumes magnifiques, des éclairages importants et des couleurs chaudes qui mettent en relief cette histoire très intense. Il y a ainsi toute une gamme d’atmosphères, où la chaleur se décline dans des images, comme cet arrière-plan de la corrida à la fin, ou dans des matières de costumes ou d’accessoires, afin d’atteindre la sensualité et le côté viscéral d’une musique dont je ne me lasse pas.
« Le fait que ça ait lieu est extrêmement fort, et c’est un geste encourageant pour les artistes »
Fragil : Que représentent pour vous ces représentations de Carmen à l’Opéra de Monte-Carlo, durant cette période tellement incertaine pour l’opéra et pour les artistes ?
Aude Extrémo : C’est un miracle ! Le fait que ça ait lieu est extrêmement fort, et c’est un geste encourageant pour les artistes. La situation est en effet difficile, mais tout a été fait pour que cela puisse se faire, nous avons notamment été testés chaque semaine. C’est ma première Carmen sur scène et je suis vraiment heureuse d’être là pour cette prise de rôle. Une troisième représentation a été ajoutée à la demande des spectateurs, ce qui est très gratifiant pour nous.
Fragil : De quelle manière définiriez-vous votre voix ?
Aude Extrémo : Ma voix est celle d’une mezzo-soprano aux facettes d’un contralto. Elle s’est construite sur le travail de mes graves et de mon medium, mais je ne me limite pas à un répertoire de contralto, car j’ai aussi des aigus. J’essaie de diversifier ma technique pour chanter aussi bien l’opéra français que Verdi et Rossini.
« C’est très agréable de revenir aujourd’hui dans une maison dont je connais l’équipe »
Fragil : En 2017, vous avez incarné Vénus dans la version française de Tannhäuser de Richard Wagner, également à l’Opéra de Monte-Carlo, dans une mise en scène de Jean-Louis Grinda et sous la direction musicale de Nathalie Stutzmann. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Aude Extrémo : De très belles traces…Grâce à la confiance qui m’a entourée, j’ai pu réussir ce défi vocal. C’est très agréable de revenir aujourd’hui dans une maison dont je connais l’équipe. Nathalie Stutzmann a également été une belle rencontre, elle m’a dirigée ensuite dans La passion selon saint Matthieu de Bach. Je garde également un bon souvenir de cette superbe production. Ça peut paraître étrange de chanter du Wagner en français, mais c’est le compositeur qui a réécrit le livret. Un Français n’aurait pas placé les mots de cette manière, et c’était perturbant de les interpréter ainsi au départ, mais c’est devenu naturel ensuite. Chaque langue est différente et nécessite que l’on assimile des sonorités et des couleurs que l’on fait siennes. Nous avons trouvé nos marques dans ce Tannhäuser, comme lorsque l’on chante La favorite de Donizetti, ou Don Carlos de Verdi, dans leurs versions françaises.
Fragil : Vous avez enregistré La Périchole de Jacques Offenbach, sous la direction de Marc Minkowski, et vous l’avez aussi interprété sur scène, notamment au Festival de Salzbourg et à Montpellier. Cet ouvrage s’inspire, comme Carmen, d’un texte de Prosper Mérimée : Le carrosse du Saint Sacrement, une pièce en un acte. Y a-t-il pour vous des échos entre ces deux figures de Carmen et de la Périchole ?
Aude Extrémo : C’est drôle parce que lorsque je jouais La périchole, il y a plein de moments où l’on me demandait de faire Carmen ! Les deux œuvres partagent un même côté hispanisant puisque l’action de La Périchole se déroule au Pérou. Dans cet ouvrage d’Offenbach, tout tourne à l’humour, mais il est aussi question d’une femme qui ne se laisse pas faire, assez proche de l’allure de Carmen, dans son aspect un peu « chienne » et déjanté. C’est en revanche différent vocalement. A Salzbourg comme à Montpellier, il s’agissait d’une mise en espace. La mise en scène du très talentueux Romain Gilbert a ensuite été proposée dans sa version achevée à l’Opéra de Bordeaux, avec un côté cabaret aux réminiscences de Marlene Dietrich…
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent particulièrement à cœur ?
Aude Extrémo : Tous mes projets me tiennent à cœur. Je me réjouis de reprendre Carmen à l’Opéra de Bordeaux. Il est question aussi d’une reprise à Lima, en espérant qu’il soit possible de voyager. J’adore aussi le récital, et j’ai cette saison le projet d’un hommage à Pauline Viardot, au Palazetto Bru-Zane de Venise. Je chanterai des mélodies qu’elle a composées, dans leurs langues originales, en russe ou en espagnol, ainsi que des airs d’opéras écrits pour elle, comme Dalila, qu’elle n’a pas créé sur scène mais dont elle a interprété quelques passages dans des salons, ou des raretés de Jules Massenet telles Marie-Madeleine, Hérodiade ou Cléopâtre. Beaucoup de choses m’inspirent chez Pauline Viardot, dont la voix devait être assez proche de la mienne. Elle était également mezzo-soprano, dans un registre étendu du grave à l’aigu, où elle vocalisait. Ce concert aura lieu le 8 mars prochain, où l’on célèbre la journée de la femme.
« J’aime découvrir de belles écritures et des rôles oubliés »
Le 19 mars, je chanterai Les nuits d’été de Berlioz avec l’Orchestre Régional d’Avignon, puis serai à l’Opéra de Rouen pour un spectacle lyrique mis en scène par David Bobée, Louées soient-elles, avec des extraits de cantates, d’opéras et d’oratorios d’Haendel, dont la superbe cantate Lucrèce. Je travaille aussi sur des opéras méconnus avec le Palazetto Bru-Zane ; j’aime découvrir de belles écritures et des rôles oubliés. Parmi mes projets plus lointains, j’aborderai Marguerite dans La damnation de Faust de Berlioz, dans deux ans. J’adorerais refaire Amnéris dans Aïda, que j’ai chantée en 2016 à l’Opéra de Massy , l’écriture de Verdi est merveilleuse pour les chanteurs. Je serais heureuse aussi de me plonger dans le répertoire russe, La fiancée du Tsar de Rimski-Korsakov, Marina, dans Boris Godounov de Moussorgski, ou la trop rare Jeanne d’Arc de Tchaïkovski. Tous ces rôles me touchent beaucoup et la musique est extraordinaire.
« Une prise de conscience de l’aspect essentiel de l’art s’impose »
Fragil : Quels sont vos espoirs dans la situation particulière que traverse l’opéra ?
Aude Extrémo : Il faudrait que l’on reconnaisse vraiment l’opéra, et l’art en général. Ces choses ne semblent, pour certains, pas organiquement vitales, mais l’être humain n’est pas qu’une machine à consommer, et ne se réduit pas qu’à son estomac ! Ce qui est primordial à toute vie, c’est la spiritualité, la sensibilité et la recherche d’un sens. Une prise de conscience de l’aspect essentiel de l’art s’impose. Il ne s’agit pas d’argent, mais d’une distribution différente pour que plus de gens puissent être saisis par son intensité et que ce soit consciemment identifié comme important. Ceux qui découvrent l’opéra ne s’attendent pas à une telle émotion, et ne se doutent pas de l’effet qu’une voix peut produire : c’est quelque chose qui nous touche de manière très profonde.
Fragil : Pouvez-vous citer un souvenir particulièrement marquant dans votre itinéraire artistique ?
Aude Extrémo : Il y a eu beaucoup de moments intenses. Celui que j’ai vécu hier soir n’était pas mal…C’est une chance folle de jouer sa première Carmen sur scène, c’était très puissant. J’ai le sentiment d’être à ma place en incarnant ce rôle. Un autre moment mémorable a été mon entrée au conservatoire de Bordeaux lorsque j’avais 20 ans. J’avais un trac énorme, mais déjà l’impression d’entrer dans un monde qui allait changer ma vie, et qui était le mien.