La programmation de cette année a permis de vivre la passionnante expérience de voir, de manière très rapprochée, deux opéras adaptés de pièces de théâtre de Beaumarchais, « Le barbier de Séville » de Rossini (1816) et « Les noces de Figaro » de Mozart (1786). Ces pièces s’inscrivent dans une trilogie qui reflète une société qui change avec la révolution française, à travers l’itinéraire de Figaro et du couple Almaviva, que l’on retrouve d’une œuvre à l’autre. La Comédie Française avait proposé l’intégralité de cette trilogie en 1989 et 1990, dans trois esthétiques différentes : la mise en scène de Jean-Luc Boutté pour « Le barbier de Séville », celle d’Antoine Vitez pour « Les noces de Figaro » et celle de Jean-Pierre Vincent pour « La mère coupable ». A Saint-Céré, il y avait de tels croisements de regards : Eric Perez montait l’opéra de Mozart, au Château de Castelnau, tandis que le Théâtre de l’Usine reprenait celui de Rossini dans un spectacle de Pierre Thirion-Vallet, directeur du centre lyrique Clermont-Auvergne. Ce « Barbier de Séville » est transposé dans les années 50, où la soif de liberté de Rosina trouve quelques grinçants échos pendant que les protagonistes s’agitent dans une urgence complètement intemporelle. Le cinéaste Federico Fellini n’avait-il pas utilisé l’étourdissante ouverture de l’opéra dans son film « Huit et demi » en 1963, sur des images de son temps ?
Rosina, reine du petit écran
L’intrigue de ce « Barbier de Séville » tourne autour de Rosina, alors captive de son tuteur le docteur Bartolo, et qui deviendra la Comtesse Almaviva des « Noces de Figaro ». Le jeune Comte réussit l’impossible pour la libérer, avec l’aide de Figaro. La forteresse s’annonçait pourtant difficile à prendre et Almaviva se travestit en étudiant fauché, en soldat ivre puis en maître de musique, suscitant des situations comiques.
La partition de Rossini est successivement légère et tourbillonnante ; elle épouse avec bonheur la frénésie du livret.
La partition de Rossini est successivement légère et tourbillonnante ; elle épouse avec bonheur la frénésie du livret. Dans la transposition de Pierre Thirion-Vallet, Rosina chante son premier air, « Una voce pocco fa », enfermée dans un écran de télévision, comme les speakerines d’autrefois.
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Dès cette scène d’entrée, Eduarda Melo, mémorable Rosina déjà dans la mise en scène de Jean-François Sivadier à Lille en 2013, joue avec cette situation singulière et fait de chaque vocalise une réjouissante tentative de s’en affranchir. Ses aigus sont cristallins et enivrants, et sa voix est captivante d’un bout à l’autre du spectacle. Elle sculpte avec une agilité stupéfiante le désir de vie du personnage. A Saint-Céré, cette magnifique artiste était fabuleuse en Maria Luisa de « La belle de Cadix » en 2010, toujours très investie dans le jeu, et faisant de chaque mélodie un petit miracle.
Eduarda Melo sculpte avec une agilité stupéfiante le désir de vie du personnage.
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Le docteur Bartolo veille jalousement sur sa pupille, qu’il envisage d’épouser. Il semble ici amoureux d’une image, dans un univers où chaque chose est à sa place. Cette thématique de l’image est récurrente dans d’autres opéras : Tamino, dans « La flûte enchantée » ne ressent-il pas un coup de foudre pour Pamina en découvrant le portrait que les trois dames lui montrent ? Et Senta, dans « Le vaisseau fantôme » de Wagner, nourrit sa passion pour le hollandais volant d’un tableau qui l’obsède. La relation du tuteur et de Rosina repose dans ce spectacle sur une telle réalité virtuelle et fantasmée. Mais l’arrivée du comte Almaviva bouscule cet ordre établi, et redonne de la vie à l’image en la faisant sortir du cadre.
Désordres chez Rosinex
Il en résulte un joyeux désordre. Dans cette mise en scène, Bartolo dirige Rosinex, une boutique d’électroménager où s’entassent ces « nouveaux » appareils destinés à faciliter la vie de la ménagère. D’un enfermement à l’autre, Rosina refuse ce paradis domestique et écoute les mouvements de son cœur. Leonardo Galeazzi offre à la figure monomaniaque du tuteur un timbre et une présence impressionnants.
Bartolo s’attache à Rosina avec un cordon qui va jusqu’à l’intérieur de l’écran de télévision.
Son Bartolo hypocondriaque a quelque chose d’Argan du « Malade imaginaire ». Il s’attache à Rosina avec un cordon qui va jusqu’à l’intérieur de l’écran de télévision. Le perfide Don Basilio se montre toujours prêt à lui prodiguer quelque conseil ou quelque soin, tandis que Berta tente, sans illusion, de maintenir un certain équilibre au chaos qui s’installe lors de l’irruption des visiteurs imprévus. Anne Derouard apporte à cette gardienne du temple une voix puissante et merveilleusement décalée, aux accents wagnériens.
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Les déguisements et les quiproquos atteignent quelques instants de fièvre jusqu’au dénouement heureux. Guillaume François a une silhouette touchante en Comte Almaviva, et son timbre lumineux créé quelques moments poétiques, particulièrement dans son premier air et de somptueux aigus, mais il est aussi très drôle, formant avec Gabriele Nani, Figaro à l’énergie communicative, un réjouissant duo de théâtre, véritable démiurge du spectacle. Toutes les précautions prises par Bartolo ont été inutiles et l’enlèvement de Rosina a lieu devant une toile rose recouverte de cœurs, au charme kitch d’une vieille émission de variétés. C’est peut-être ce à quoi rêve Rosina, à un monde insouciant, qui a retrouvé des couleurs.
« Vive la joie, qui sait si le monde durera encore trois semaines ? »
Cette immédiateté séduit avant toute autre chose. A la scène 5 de l’acte III du texte de Beaumarchais, Figaro a cette réplique qui illustre bien le spectacle : « Vive la joie, qui sait si le monde durera encore trois semaines ? ». Cette joie est aussi celle que prend toute une troupe sur scène. A la fin de l’Opéra, juste avant le salut final, les masques tombent et tous se mettent à danser sur « Rumba Tambah » d’Henri Leca et son orchestre, dans une ambiance festive… C’est le triomphe du plaisir, tout simplement !
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« West side story » sur une place médiévale
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Le festival a créé cette année un autre décalage dans le temps en programmant le mythique drame lyrique de Léonard Bernstein « West Side Story » (joué pour la première fois sur scène en 1957) sur une place médiévale de Saint-Céré, la place du Mercadial, après une représentation à Cahors. Il s’agissait d’une version de concert, dans une transcription pour piano et percussions de Gérard Lecointe, validée par le compositeur, et interprétée par quatre solistes de l’Ensemble Spirito, d’une formidable énergie.
D’ineffables élans de lyrisme montaient le long des vieilles pierres, semblaient s’engouffrer dans les ruelles sombres et étroites qui bordent la place.
Gérard Lecointe dirigeait les Percussions Claviers de Lyon, avec Fabrice Boulanger au piano, pour une exécution d’une puissance et d’un rythme à couper le souffle, transfigurée par la grandeur insolite du lieu. D’ineffables élans de lyrisme montaient le long des vieilles pierres, semblaient s’engouffrer dans les ruelles sombres et étroites qui bordent la place, et les accents irréels de mélodies comme « Tonight » ou « Maria » s’élevaient vers les étoiles comme une prière. Les deux chanteuses affirmaient toutes les contradictions d’un pays dans une interprétation survoltée d’« America », mais le propos est universel. Il s’agit, comme dans « Roméo et Juliette », d’un amour impossible à cause de préjugés qui enferment et excluent. Le chant final « There’s a place for us » « (il y a un endroit pour nous), d’une désespérante beauté et qui résonne trop tard, n’est-il pas un appel intemporel à la tolérance et à la réconciliation ?
[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/10/DSC02518.jpg » credit= »Alexandre Calleau » align= »center » lightbox= »on » caption= »Le théâtre de l’Usine, qui a rouvert ses portes en 2O16, où ce "Barbier de Séville "était représenté » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]