Cette année 2019 célèbre le bicentenaire du Teatro Real, l’Opéra de Madrid, un splendide théâtre situé face au Palais Royal, à l’architecture somptueuse. La programmation en est très riche, et on a pu voir, parmi les temps forts de ces derniers mois, «L’Or du Rhin » de Wagner, en prologue à une Tétralogie signée Robert Carsen, qui se poursuivra avec « La Walkyrie » la saison prochaine, mais aussi « Falstaff » de Verdi, dans une mise en scène de Laurent Pelly, et plus récemment, un oratorio de Roberto Gerhard, inspiré de « La peste » de Camus. Maria Agresta , sublime Desdemona d’ « Otello » en avril à Monte Carlo, triomphe en ce mois de juillet en Leonora du « Trouvère ».de Verdi. La saison 2019-2020 affichera notamment « Le pirate » de Bellini, selon Emilio Sagi, et une rareté du XVIIIème siècle, « Achille in Sciro » de Francesco Corselli, que montera Mariame Clément, à qui l’on doit la mémorable renaissance de « Pyrame et Thisbé » de Rebel et Francoeur à Angers Nantes Opéra en 2007, mais aussi un très beau « Hänsel und Gretel » d’Humperdick au Palais Garnier (2013). Début juin 2019, Madrid accueillait la Champions League de football, avec une finale anglaise opposant Tottenham et Liverpool, dans une ambiance fervente et festive ; le Teatro Real s’est tourné de son côté vers le répertoire allemand en proposant « Capriccio », qui distille les émois amoureux avec la poésie, la musique et le théâtre, dans un choix qui semble impossible.
Un troublant jeu de miroir
L’intrigue de « Capriccio » est en apparence très simple. Une Comtesse est aimée par un poète et par un musicien, et elle n’arrive pas à choisir. Son frère est épris d’une actrice, et le château devient le lieu d’un débat esthétique, auxquels se mêlent un directeur de théâtre et deux chanteurs italiens. L’opéra s’achève sur un monologue d’une splendeur à couper le souffle. Il se déroule au XVIIIème siècle, Flamand, le compositeur, improvise au clavecin, et on danse le passepied, la gigue et la gavotte en pleine discussion sur l’art.
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L’opéra est ponctué d’accords d’une inquiétante étrangeté qui pénètrent l’âme.
Mais les choses s’avèrent plus complexes quand on réalise que cet ouvrage, qui parait d’un autre temps, a été créé à Munich en 1942, en des temps troublés. De plus, l’idée du livret est de Stefan Zweig, qui aurait dû l’écrire, mais il a été contraint à l’exil et s’est donné la mort l’année de création de cet opéra. Dans un tel contexte, le choix difficile de la comtesse et les questions sur l’art prennent un tout autre relief : l’époque choisie ressemble à une fuite du réel, et l’insondable dilemme de la fin trouve un écho dans la difficile place de l’artiste en plein régime totalitaire. L’opéra est ponctué d’accords d’une inquiétante étrangeté qui pénètrent l’âme. L’Opéra de Nantes a monté « Capriccio » en 2000, dans une mise en scène de Troels Kold, qui plaçait l’action en pleine répétition d’un spectacle, face à des officiers nazis prenant la place des serviteurs à la fin, dans une loge d’avant scène. Dieter Kaegi, à Metz en 2016, déplaçait l’intrigue dans une brasserie à proximité d’un théâtre ; le monologue final de la Comtesse préludait l’entrée en scène de la Diva. L’œuvre est riche et se prête à de nombreuses interprétations. La proposition de Christof Loy présentée à Madrid multiplie les jeux de miroir, d’un siècle à l’autre, d’un genre à l’autre, et d’une femme à l’autre, en de mystérieuses filiations.
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L’art est une nécessité…
Le spectacle de Christof Loy frappe par son atmosphère, ses couleurs, et par les lumières signées Franck Evin qui effleurent de manière subtile et pénétrante toute cette « conversation en musique ». L’action se dessine dans un art de l’esquisse et de l’inachèvement : est-ce le reflet d’un livret que Stefan Zweig n’a pu conduire à son terme, cédant la place à Clemens Krauss ? Ainsi, durant le prélude, une dame âgée vêtue de noir entre sur le plateau, comme si elle traversait un mauvais rêve. C’est une femme d’aujourd’hui. L’espace dévoile une vaste salle, qui a dû être fastueuse, mais qui a été vidée de ses meubles. Il ne reste qu’un canapé et deux fauteuils recouverts de draps blancs, et une chaise renversée. Il subsiste aussi un clavecin en coulisses, sur lequel Flamand jouera une improvisation sur le sonnet d’Olivier. Les murs sont gris. Un miroir placé en hauteur a perdu de son éclat ; il est embué et ne reflète plus rien. La visiteuse semble attendre quelque chose, mais elle fait d’improbables rencontres avec des figures du XVIIIème siècle, avec perruques et visages poudrés. En proie à une forme de panique, elle gagne le fauteuil d’où elle fait bouger une marionnette tenue par des fils. Ainsi, cette ouverture illustre une rencontre entre les époques ; elle introduit aussi le thème de la manipulation, qu’elle soit démiurge, fatalité ou incarnation du pouvoir. Ce décor va abriter les troubles amoureux de la Comtesse, qui se confondent avec un débat sur l’art, débutant sur l’échange entre ses deux prétendants, Olivier le poète, et Flamand le musicien. Ces derniers affirment que « les sons et les mots sont sœurs et frères ». L’art est une nécessité, le Comte et l’actrice Clairon se travestissent en costumes du XVIIIème siècle pour répéter un rôle, et toute cette petite société, qui évolue sur scène, se regarde dans le théâtre et dans une autre époque, comme en un miroir déformant.
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Ces mots sur le théâtre trouvent un perturbant écho dans le contexte de création de l’ouvrage…
Dans « Ariane à Naxos » déjà, en 1916, Richard Strauss interrogeait le théâtre et l’opéra, en mettant en regard la tragédie et la comédie. « Capriccio » prolonge un tel questionnement d’un genre sur lui-même, en suggérant ses limites. Le Comte affirme que « L’opéra est une chose absurde, les ordres y sont donnés en chantant, et la politique est traitée en duos. Et sur une tombe on danse, on assassine en musique ». Plus tard, des discussions enflammées se font sur une fugue, tandis que l’on éclate de rire en vocalisant. On retrouve avec plaisir dans ce rôle du Comte Josef Wagner qui était un fascinant Nick Shadow du « Rake’s Progress » de Stravinski en 2008 à Angers Nantes Opéra. Il montre avec une captivante présence l’ambiguïté entre la fiction et le réel, et la confusion entre deux époques ; sa voix est belle et sonore. Le débat atteint un paroxysme dans le monologue de La Roche, le directeur de théâtre, auquel la basse Christof Fischesser apporte une bouleversante intensité et un chant totalement habité. Ce magnifique interprète retrouvera Richard Strauss et Christof Loy en Oreste d’ « Elektra » au Covent Garden de Londres en mai 2020. La Roche exprime ainsi son idéal, « J’espère l’œuvre de génie qui régnera sur notre temps » puis « Donnez au théâtre d’autres moyens et d’autres principes », « Je veux sur ma scène des hommes pareils à vous, qui parlent notre langue. Leurs souffrances sont les nôtres ». Ces mots sur le théâtre trouvent un perturbant écho dans le contexte de création de l’ouvrage, un véritable gouffre : quelle image l’opéra peut-il donner du désastre, et face à quels choix l’artiste se trouve-t-il ? Strauss a appelé cette œuvre « conversation en musique », plutôt qu’opéra, comme si toute histoire était désormais impossible à raconter.
Renaissances et transfiguration
Le débat esthétique est incarné par plusieurs artistes, à la poursuite de leur absolu. Olivier et Flamand expriment leurs transports amoureux dans un sonnet pour le premier, et dans la mise en musique de celui-ci pour le second. Les mots ont-ils un pouvoir plus grand que les notes ? Le baryton Andrè Schuen, inoubliable Comte des « Noces de Figaro » à Angers Nantes Opéra en 2017, est émouvant en poète fougueux, face à Norman Reinhardt en musicien passionné, aux beaux accents lyriques. Deux chanteurs italiens arrivent et repartent à vélo pour faire une démonstration de leur beau chant. Un souffleur, Mr Taupe, aide Clairon et le Comte à se souvenir de leur texte, en leur rappelant un passage ; l’actrice hurle son rôle, en abordant sa scène parlée, comme si sa vie en dépendait. On se dispute dans un véritable désordre. Mr Taupe se retrouve seul, à la fin de cette étrange « répétition », pour évoquer sa condition au théâtre, sur ces mots : « Je passe ma vie au fond de la terre, invisible ». Une jeune danseuse rencontre une danseuse plus âgée, dans une image du temps qui passe. Toutes ces figures qui peuplent le plateau semblent les éclats d’une grande scène à venir. Ils sont tous alignés durant un ensemble, prêts à saluer et à l’écoute de la musique, dans l’attente de ce moment unique.
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Sa voix est d’une lumineuse beauté, avec une puissance et des nuances qui rappellent les plus grandes interprètes de ce répertoire…
La Comtesse est au cœur de cette assemblée. La réflexion sur l’art se superpose à son dilemme amoureux : lequel va-t-elle choisir, du poète ou du musicien ? Elle a l’air perdu lorsqu’elle est embrassée par la danseuse qu’elle rejette, mais n’a pas l’air plus satisfaite d’un instant très physique avec Flamand, comme si sa vérité était ailleurs, dans un mystérieuse cheminement intérieur. La soprano Malin Byström qui sera « Salomé » de Richard Strauss à la Scala de Milan en mars 2020, est stupéfiante dans le rôle de la Comtesse. Sa voix est d’une lumineuse beauté, avec une puissance et des nuances qui rappellent les plus grandes interprètes de ce répertoire, et son jeu est plein de vérité. Avant qu’elle ne revienne en scène pour annoncer son choix, les serviteurs, omniprésents durant le spectacle, se sont revêtus de costumes du XVIIIème siècle, dans un ensemble où ils restituent maladroitement ce qui vient de se passer, dans cet abri désormais bien fragile, et presque vide, face à la réalité.
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Cette fin est poétique et très ritualisée.
Richard Strauss a composé des scènes finales d’opéras qui sont de véritables apothéoses. Dans « Salomé »(1905) et « Elektra » ( 1909), déjà, les héroïnes se consument dans des airs redoutables, comme possédées par la fièvre, avant qu’elles ne s’effondrent. Le monologue final de la maréchale du « Chevalier à la rose » (1911) exprime le triomphe du sublime, au terme d’un combat intérieur, dans la conscience du temps qui passe. La Comtesse de « Capriccio » tente de résoudre son dilemme à la fin de l’opéra : « Si tu choisis l’un, tu perds l’autre. Ne perd-il pas toujours celui qui gagne ? ». Elle ne parvient pas à choisir. La solution n’est-elle pas une fois encore sur le plan artistique ? Le poète et le musicien, par la synthèse du mot et de la note, sont une métaphore de l’opéra, dans la transfiguration d’émois amoureux, de doutes de l’artiste, et du réel. C’est l’ultime métamorphose pour Richard Strauss, avant d’offrir ses quatre derniers Lieder, d’une ineffable splendeur. Le monologue final s’élève dans une pureté miraculeuse, sous la direction du chef Asher Fisch, qui sculpte la partition avec un sens infini des nuances. Dans la vision de Christof Loy, la Comtesse, vêtue d’une robe divinement belle, retrouve la femme du début du spectacle, qui s’efface tandis qu’elle gagne le centre du plateau. Au terme de sa grande scène, elle cède à son tour la place à une jeune fille qui manipule une marionnette, en une troublante réminiscence. Cette fin est poétique et très ritualisée. Les trois femmes successives sont vêtues d’une même robe aux reflets dorés. « Capriccio » raconte-t-il finalement un éternel recommencement que chacun porte en soi, dans un éphémère accomplissement et d’illusoires métamorphoses ?
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