Jules Massenet a su créer un véritable pont entre les arts, en transposant plusieurs textes littéraires à l’opéra, en de mystérieuses correspondances entre le mot et la note. Dans « Manon » (1884), d’après l’Abbé Prévost, « Werther » (1892) inspiré de Goethe ou « Don Quichotte » (1910) sur l’ouvrage de Cervantès, il permet à des artistes d’opéra d’incarner de grandes figures romanesques, transfigurées par le chant. L’envoûtante « Thaïs » (1894) trouve sa source dans un roman d’Anatole France. En 1885, le compositeur a adapté « Le Cid », d’après la pièce de Corneille. Au début du spectacle d’Ezio Toffolutti, une image vidéo s’attarde sur une pantoufle de vair, pour insister sur l’ancrage de cette « Cendrillon » dans le conte.
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La mélancolie réduite en cendres
Ce qui frappe dans cette œuvre, c’est l’épaisseur des personnages. Les figures de Cendrillon et du Prince ont un vrai cheminement intérieur, et leurs émotions sont restituées dans toute leur intensité et leur profondeur. Il y a donc une évolution par rapport au conte, et même face à la tourbillonnante « Cenerentola » de Rossini (1817), une autre transposition à l’opéra. Ainsi, la protagoniste exprime son mal-être dans de touchantes arias, comme l’ adorable romance aux accents mélancoliques : « Je suis la petite Lucette ; mais personne, jamais, ne me donne ce nom ; car sous ces habits de pauvrette, on m’appelle toujours Cendrille ou Cendrillon….reste au foyer petit grillon ». Ces mots poétiques et tendres, qui la ramènent du côté du père, sont magnifiés par le timbre lumineux de Rinat Shaham, qui enveloppe de couleurs chaudes et contrastées les mouvements d’une âme mise à mal.
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« …des accents bouleversants de lyrisme et de vérité… »
Elle trouve des accents bouleversants de lyrisme et de vérité lorsque l’héroïne, dans un élan de désespoir, s’adresse à sa mère disparue, une figure oubliée dans le conte ; complètement perdue, elle se souvient de l’angélus et de la chanson qu’elle lui fredonnait en la berçant. Cette magnifique artiste avait incarné pour Angers Nantes Opéra d’impressionnantes Donna Elvira dans « Don Giovanni » (2016) et Octavie du « Couronnement de Poppée » (2017), dans les visions de Patrice Caurier et Moshe Leiser.
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« Incompris de ceux qui l’entourent, le prince vit dans un rêve impossible »
Le personnage du Prince est tout aussi passionnant. On le découvre immobile et figé, tel une statue, sur une colonne démesurée : il s’ennuie dans une cour de fantoches et son accablement a quelque chose de très romantique. Incompris de ceux qui l’entourent, il vit dans un rêve impossible et sa solitude fait écho à celle de Cendrillon, dans d’élégiaques lamentos. Julie Robard-Gendre apporte à ce rôle travesti une voix chaleureuse aux graves fascinants, et une belle ferveur. En 2012, elle avait déjà abordé une figure androgyne en jouant avec une poignante crédibilité Orphée, dans « Orphée et Eurydice » de Gluck, à Angers Nantes Opéra. Elle était, à l’Opéra de Nice, très intense en Fenena dans « Nabucco » en mai dernier, et flamboyante en Carmen à Rennes en 2017. Le duo d’amour entre ce Prince et Cendrillon est l’un des très beaux moments de l’opéra, où une rédemption semble possible, et les deux voix féminines (toutes deux mezzos) se mêlent et se rejoignent dans un même élan, plein d’ardeur et de délicatesse. Seuls en scène à cet instant du bal, leur chant est interrompu par les douze coups de minuit, en un saisissant effet de surprise.
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» Tous ces enchantements sont avant tout liés à la puissance du théâtre. »
A l’instar du conte, c’est la magie qui vient sauver la situation. Dans cet ouvrage, elle a les contours d’un rêve, et la fée évoque Titania du « Songe d’une nuit d’été ». A la fin, on la retrouve dans la fosse d’orchestre, et la troupe s’adresse au public, comme dans la pièce de Shakespeare. Chez Massenet, la scène du chêne des fées rappelle l’étrangeté de la forêt du songe ; des esprits s’y retrouvent également pour abriter des couples en fuite. Tous ces enchantements sont avant tout liés à la puissance du théâtre, dont la mise en scène exploite toutes les ressources. Marianne Lambert donne à cette marraine consolatrice des aigus scintillants dans un chant particulièrement envoûtant, d’une beauté à couper le souffle. Elle orchestre les événements jusqu’à la fin heureuse comme un démiurge, avec une énergie communicative.
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Dans un monde de fantoches
Par delà le cheminement des deux figures centrales, l’opéra propose toute une série de variations sur le thème du pouvoir. Madame de la Haltière, la marâtre, et ses deux filles entrent en scène dans une agitation frénétique, poussant les portes en d’absurdes va-et-vient, animées par une une véritable urgence. Toute élévation sociale leur paraît inaccessible et pourtant elles se démènent en d’insignifiants préparatifs. On ne voit de leurs robes à cerceaux que la structure, qui reste apparente même lorsqu’elles arrivent au bal ; elles se présentent à la cour vêtues uniquement de ces dessous encombrants, ce qui leur donne un côté dérisoire, une impression d’inachèvement mais aussi un bel effet comique.
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« Sa voix est d’une puissance étonnante et elle apporte au personnage une présence marquante. »
Madame de la Haltière compense en débordant d’autorité, et ses filles, soucieuses avant tout de paraître, tentent d’en être maladroitement la copie. C’est l’immense Rosalind Plowright qui joue cette figure dominatrice, et c’est un grand bonheur de la voir et de l’entendre sur la scène du Théâtre Graslin. Sa voix est d’une puissance étonnante et elle apporte au personnage une présence marquante. Cette fabuleuse cantatrice a notamment été une très grande Leonora du « Trouvère » de Verdi, où elle s’est montrée bouleversante dans une mise en scène de Piero Faggioni, où se mêlaient le feu et la glace, au Covent Garden de Londres en 1989, aux côtés de Placido Domingo avec qui elle a enregistré une version mythique de l’ouvrage, sous la direction de Carlo Maria Giulini. Parmi les autres plaisirs du spectacle, on retrouve dans l’une des sœurs Marie-Bénédicte Souquet, qui était justement fascinante en Titania du « Songe d’une nuit d’été » de Britten en avril dernier à Tours.
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« Ils partagent tous deux un deuil qui reste à vif. »
La relation entre Cendrillon et Pandolphe, son père, est d’une belle intensité, qui s’exprime notamment dans un magnifique duo au troisième acte. La jeune fille est déchirée entre la cruauté de sa belle-mère et ce père consolant, qui se révèle pourtant à sa manière un tyran, en voulant la garder à la maison. Ils partagent tous deux un deuil qui reste à vif, et que le despotisme de la seconde femme ne peut balayer. François Le Roux trouve des registres contrastés en Pantolphe, un personnage souvent soumis et dépassé par la situation, mais authentique et profondément humain. Ce merveilleux interprète est un spécialiste du répertoire français, il sculpte chaque mot de façon saisissante, avec quelques belles demi-teintes, et sa voix est somptueuse. Il a été un immense Pelléas dans l’ouvrage de Debussy sur les scènes les plus prestigieuses ; le public nantais a eu la chance de le voir, à la fin des années 80, dans ce rôle qu’il a marqué d’une ineffable présence.
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« Chaque mouvement est en parfaite symbiose avec la mise en scène. »
La cour réunit tout un monde de pantins qui reproduisent les mêmes gestes, sous l’emprise d’un roi grotesque. Le spectacle d’Ezio Toffolutti montre de façon joyeuse le côté mécanique et absurde des courtisans, qui fait penser au théâtre de Ionesco. Les colonnes grecques accentuent le ridicule de rituels désincarnés, que toute l’assemblée en panique s’approprie dans un grand moment de théâtre et de danse, dans la chorégraphie très inventive d’Ambra Senatore (directrice du centre chorégraphique de Nantes), où tous les choristes apportent un formidable engagement. Chaque mouvement est en parfaite symbiose avec la mise en scène, à l’image de la direction d’orchestre inspirée de Claude Schnitzler, qui met en valeur chaque splendeur de la partition par des détails finement ciselés. Au théâtre, Ezio Toffolutti a été un fidèle collaborateur de Benno Besson, avec qui il a notamment signé le décor et les costumes d’un mémorable « cercle de craie caucasien » de Brecht en 2001. Il a également travaillé avec Claude Stratz sur un crépusculaire « Malade imaginaire » à la comédie française, où il a retrouvé Brecht plus récemment avec « La résistible ascension d’Arturo Ui », dans la vision de Katharina Thalbach. A l’opéra, on lui doit la mise en scène d’un « Cosi fan tutte », en réouverture du Palais Garnier en 1996, qui a connu un énorme succès durant de nombreuses reprises, et, en 2017, un très intense « Rigoletto », aux résonances très picturales, à l’Opéra de Nice.
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« Quand deux personnages s’échappent d’un conte traditionnel pour se métamorphoser en héros d’un opéra… »
Sa vision de « Cendrillon » est également poétique, avec quelques toiles peintes particulièrement touchantes et de superbes lumières, tout en racontant de manière très juste les cheminements intérieurs de deux adolescents dans leur quête de soi : quand deux personnages s’échappent d’un conte traditionnel pour se métamorphoser en héros d’un opéra…