19 décembre 2019

« Ceux qui m’aiment », ou l’exigence des mots

Le grand T a programmé, du 10 au 12 octobre 2019, « Ceux qui m’aiment » avec Pascal Greggory, à partir notamment de lettres que le comédien a reçues de la part du metteur en scène Patrice Chéreau, disparu en 2013. Une passionnante évocation où se mêlent l’œuvre et l’intime, la ferveur et la délicatesse.

« Ceux qui m’aiment », ou l’exigence des mots

19 Déc 2019

Le grand T a programmé, du 10 au 12 octobre 2019, « Ceux qui m’aiment » avec Pascal Greggory, à partir notamment de lettres que le comédien a reçues de la part du metteur en scène Patrice Chéreau, disparu en 2013. Une passionnante évocation où se mêlent l’œuvre et l’intime, la ferveur et la délicatesse.

Pascal Greggory a rencontré Patrice Chéreau à la fin des années 80. Le metteur en scène l’a dirigé au cinéma comme au théâtre, dans des œuvres d’une profonde intensité. L’acteur a été mémorable dans le rôle d’Henri, duc d’Anjou, de La reine Margot (1994), d’une justesse saisissante dans l’exploration d’un deuil dans Ceux qui m’aiment prendront le train (1998), et très marquant dans Gabrielle, un film aux résonances viscontiennes, auprès d’Isabelle Huppert (2005). Au théâtre, Pascal Greggory a joué dans plusieurs spectacles de Chéreau, dont  Le temps et la chambre de Botho Strauss au Théâtre de l’Odéon (1991), un inquiétant client dans la reprise de Dans la solitude des champs de coton de Koltès (1995) à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine, face à Patrice Chéreau en dealer, un magnifique Thésée dans une Phèdre de Racine, violente et superbe, avec Dominique Blanc et Eric Ruf (2003) sans oublier le perturbant Rêve d’automne de Jon Fosse, que les spectateurs du Grand T ont eu la chance de voir en 2011. L’acteur rend un fascinant hommage au metteur en scène, en incarnant ses mots avec une bouleversante justesse.

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/12/Ceux-qui-miment-©GILLES-VIDAL.jpeg » credit= »Gilles Vidal » align= »center » lightbox= »on » caption= »Pascal Greggory dans "Ceux qui m’aiment" » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

Pascal Greggory s’impose par sa présence captivante, son regard, et ce mélange rare de force et de fragilité.

De Wagner à Koltès, une même nécessité

Tout commence par le prélude de Tristan et Isolde de Richard Wagner, qui transporte d’emblée le spectateur dans une ambiance passionnelle, déchirante et sublime, en écho à la force d’une relation.Le metteur en scène a donné sa vision de ce chef-d’œuvre de Wagner en 2007 à la Scala de Milan. Pascal Greggory s’impose par sa présence captivante, son regard, et ce mélange rare de force et de fragilité. L’acteur s’installe à une table pour nous lire des lettres et d’autres textes de Chéreau, où les souvenirs et les doutes sont indissociables de la réflexion sur le théâtre et la scène, dans une même puissance du discours. Il y a un beau travail sur la musique, par de vibrantes correspondances avec les mots. Ainsi, l’œuvre de Wagner se décline dans un magnifique moment sur les premiers accords de L’or du Rhin, avec une projection du tout début de la Tétralogie mythique montée par Patrice Chéreau en 1976 au Festival de Bayreuth. Pascal Greggory se tient debout devant l’écran où l’on voit des fumigènes, en une vision des origines, tout en ciselant le texte dans le mystère de ce prélude, auquel s’ajoutent quelques impressions d’une nature verdoyante. On entend également le motif de l’annonce de la mort de Siegmund de La Walkyrie, en un glaçant rappel de l’absence. Qu’il s’agisse d’opéra, de théâtre ou de cinéma, c’est le même métier : il importe toujours de raconter une histoire.

 

[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2019/12/Patrice_Chéreau_66ème_Festival_de_Venise_Mostra_cropped.jpg » credit= »DR » align= »center » lightbox= »on » caption= »Patrice Chéreau (1944-2013) » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

…des gens qui s’embrassent…

Des réminiscences émouvantes

Pascal Gréggory évoque quelques spectacles de Patrice Chéreau par de mémorables citations. Le metteur en scène avait pensé à l’acteur pour le rôle du dealer de La solitude de Koltès, dès le tournage de La reine Margot. Il retrouve ici des gestes du spectacle de 1995, en jetant son blouson à terre sur des rythmes du groupe Massive Attack. Il s’approprie également une réplique de Claire (jouée par Valeria Bruni Tedeschi), dans Ceux qui m’aiment prendront le train, « Pardon, tu sais qu’il y a des gens qui s’embrassent ou qui se serrent la main, encore des années après ». L’effet est particulièrement troublant, et d’une indicible beauté, car ces mots trouvent de nouvelles couleurs et d’autres contours par la voix de Pascal Greggory. Il est aussi question d’une représentation du temps et la chambre à Genève, où Chéreau s’est montré particulièrement exigeant, dans cette nécessité absolue du travail sur le sens du texte, sur une inlassable recherche sur le jeu et la direction d’acteurs. On devine aussi une exploration plus douloureuse et certainement plus personnelle dans Rêve d’automne. Les lumières de Dominique Bruguière sont également une trace émouvante des spectacles du metteur en scène, avec qui elle a régulièrement collaboré du Temps et la chambre à l’ultime Elektra de Richard Strauss au Festival d’Aix-en-Provence (2013). L’éclairagiste sculpte ici l’espace en lui apportant une atmosphère intime. L’acteur rend palpable l’intensité d’une amitié, mais aussi l’absence, avec pudeur et émotion. Il lit quelques cartes postales, envoyées de Londres, puis il aligne sur la table ces touchants souvenirs, provenant des villes les plus éloignées et les plus improbables. Il retourne ensuite ces cartes projetées sur l’écran où l’on aperçoit, sur l’adresse de chacune d’elles, un même nom, le sien. L’émotion est palpable dans la salle, cette « attention que l’on cherche tous ensemble » ; l’évocation de tous ces spectacles est en soi un grand moment de théâtre pour ceux qui l’aiment, et qui les aiment.

Parmi les temps forts de cette saison au Grand T, on pourra voir du 31 janvier au 6 février la sublime Bérénice de Jean Racine, dans une mise en scène de Célie Pauthe, accompagnée d’un court-métrage de Marguerite Duras, Césarée. L’idée d’un tel rapprochement est belle. Deux des vers marquants de la tragédie de Racine « Dans un mois, dans un an comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? »  vont entrer en écho avec l’univers envoûtant de Duras, dont on se souvient cette phrase en voix off dans le film India Song (1975) , « Il crie son nom de Venise dans Calcutta désert ». Ce spectacle s’annonce comme une autre variation sur l’absence et la perte…

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017