L’édition 2020 du Festival de Saint-Céré aurait dû afficher cette nouvelle production de Cenerentola, dans la mise en scène de Clément Poirée, directeur du Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes. En raison du contexte sanitaire, elle a été remplacée par un merveilleux concert Rossini, avec quatre de ses interprètes, Lamia Beuque, Camille Tresmontant, Franck Leguérinel et Philippe Estèphe, que nous avons rencontrés à cette occasion. Cet opéra a été représenté à Nantes au Théâtre Graslin dans la mise en scène de Charles Roubaud en 1991, et dans celle de Stephan Grögler en 2005. Le spectacle de Clément Poirée, dont les répétitions se sont terminées fin octobre, devait être joué dès ce mois de janvier, notamment à la Maison de la Culture de Nevers et à l’Opéra de Massy (où le spectacle sera finalement joué les 11 et 12 juin : une très bonne nouvelle !). Douze représentations sont prévues dans dix villes jusqu’au 18 mai, en attendant, enfin, le prochain festival de Saint-Céré cet été. On espère voir très vite cet évènement plein de promesses, dont Clément Poirée nous parle dans un entretien qu’il nous a accordé.
« Chanter, c’est le comble de l’intention de jeu, quand les mots ne suffisent plus »
Fragil : Vous êtes metteur en scène de théâtre et vous avez notamment monté La nuit des rois de Shakespeare, la vie est un songe de Calderón et, récemment, Dans le frigo, d’après une pièce de Copi. Que représente pour vous l’opéra et comment adaptez-vous votre direction d’acteurs?
Clément Poirée : Cette Cenerentola est ma première expérience d’opéra. Tout est donc pour moi de l’ordre de l’inconnu et je me sens comme un enfant face à un monde merveilleux. Ce que je découvre est fascinant, mais il faut savoir se détacher de cette fascination pour avancer. Le fait d’être étranger à ce monde peut se révéler inconfortable, mais c’est aussi un immense cadeau. J’ai en effet la chance de travailler avec le chef d’orchestre Gaspard Brécourt et avec des interprètes qui se montrent d’une extrême bienveillance face à mon regard candide, en apportant toute la finesse et la connaissance de leur art. Nos savoir-faire sont distincts mais l’écoute est mutuelle. L’un des points forts de cette production est justement de ne pas avoir fait appel à un metteur en scène d’opéra, mais à quelqu’un d’extérieur, qui n’a que ses sensations pour pénétrer à l’intérieur de l’œuvre. Ma direction d’acteurs est la même à l’opéra qu’avec des comédiens, car les chanteurs sont avant tout des interprètes, et les outils d’interprétation du jeu parlé sont identiques à ceux du chant, au niveau de la voix, du rythme, de l’intention et du partage avec le public. Chanter, c’est le comble de l’intention de jeu, quand les mots ne suffisent plus. Il ne reste que l’expression de l’âme et c’est à cet endroit qu’agit pour moi le merveilleux de l’opéra, dans une expérience spirituelle transcendantale.
« Il n’y a pas de magie mais c’est un opéra initiatique, dont le message est socialement assez décapant »
Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans la Cenerentola de Rossini ?
Clément Poirée : C’est une forme d’évidence pour quelqu’un qui vient du théâtre, le livret est en effet habile et drôle, et les scènes sont bien écrites. Nous jouons les textes des récitatifs sans la musique et en français, car la pièce est formidable. C’est une vision surprenante et plus libertaire de l’histoire de Cendrillon, avec un parâtre qui se substitue à la marâtre, se montrant facétieux et drôle mais pouvant aussi se révéler violent. L’humeur de la comédie peut alors basculer vers des choses profondes. Le parcours d’Angelina (Cendrillon) est également différent. Elle ne perd pas sa chaussure en quittant le bal, mais égare son bracelet qu’elle donne plus tard au prince en lui disant qu’il doit à son tour faire un chemin vers elle. Elle prend ainsi son destin en main. Il n’y a pas de magie mais c’est un opéra initiatique, dont le message est socialement assez décapant, en mettant en exergue l’itinéraire d’une jeune femme qui s’émancipe et la remise en cause du statut social de chacun de ces deux protagonistes. La musique est sublime, réjouissante, et elle joue sur différents registres.
« Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce que la musique produit sur la scène. »
Fragil : De quelle manière vous êtes-vous emparé de cet ouvrage ?
Clément Poirée : J’ai écouté plusieurs versions de Cenerentola pour m’imprégner des vibrations et des émotions. Je ne voulais surtout pas ne régler que des déplacements. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce que la musique produit sur la scène. Je me suis donc emparé de cette œuvre avec une grande foi dans sa forme, en essayant de la comprendre en tant que telle.
Fragil : Comment présenteriez-vous votre spectacle ?
Clément Poirée : On s’est bien amusés à imaginer une scène d’opéra dans l’opéra, un petit théâtre poussiéreux comme le palais de Don Magnifico qui tombe en ruines. Une troupe fameuse vient pour s’y produire, des chanteurs arrivent pour chanter, et tout se joue dans la fosse d’orchestre et sur scène, avec les codes et les contraintes du théâtre.
« C’était une grande émotion de voir résonner ça, et de mesurer la force de l’œuvre dans ce contexte »
Fragil : Gardez-vous en mémoire un moment particulièrement intense de répétition ?
Clément Poirée : Il y en a eu beaucoup, car tout est nouveau pour moi, et tout s’est passé de façon intense. Nous aurions dû terminer les répétitions fin octobre au Théâtre de la Vallée de l’Yerres à Brunoy, près de Paris, mais un cas de covid nous a contraints à quitter les lieux. Le décor est resté bloqué à l’intérieur, et nous avons eu deux heures pour évacuer, alors que nous n’avions pas été en contact avec la personne malade ! Nous avons dû nous rabattre au théâtre de la Tempête jusqu’à la générale piano, dans une salle qui n’est pas prévue pour l’opéra. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés un dimanche soir, en plein confinement, à jouer cet opéra dans un endroit vide, sombre et sans décor, mais c’était une grande émotion de voir résonner ça, et de mesurer la force de l’œuvre dans ce contexte. Il restait quelque chose de très pur de la vocation, de l’art et de la joie, avec ces interprètes incroyables. Nous avons pu faire le premier filage de l’œuvre dans les costumes, mais avec seulement quelques éléments de misère comme des escabots, quelques chaises et un marquage au sol. L’éclairagiste a fabriqué de la lumière avec ce qu’il pouvait pour varier les scènes…
Fragil : Vous dirigez justement le Théâtre de la Tempête, où vous avez succédé à Philippe Adrien en 2017. Quels y sont vos objectifs et vos fiertés ?
Clément Poirée : Le Théâtre de la Tempête, c’est pour moi une longue histoire puisque j’y ai débuté comme stagiaire, j’y ai travaillé et j’y ai joué. C’est un endroit privilégié au milieu du bois de Vincennes, où l’on reçoit des compagnies amies dans un petit univers qui privilégie les liens entre les spectateurs et les équipes, dans une grande liberté. Je suis fier des gens avec qui je travaille, et notre objectif est d’animer au quotidien un théâtre où le lieu d’échanges est la scène, et où l’on vit les choses dans une forme d’amitié. Ariane Mnouchkine, notre glorieuse voisine au Théâtre du Soleil, est la figure de proue de cette Cartoucherie de Vincennes, constituée de cinq structures très différentes mais proches dans leurs manières d’être et de faire. Il ne s’agit pas de produire des objets finis de consommation culturelle, mais d’accompagner des artisans-artistes dans des troupes de théâtre.
« Le lendemain de la première de cette Nuit des rois au Théâtre des Quartiers d’Ivry, il y a eu les attentats de Charlie Hebdo »
Fragil : Quel souvenir particulièrement fort de votre itinéraire pourriez-vous citer ?
Clément Poirée : J’ai la chance d’avoir beaucoup de souvenirs très forts. Nous montons des œuvres qui nous accompagnent, et c’est cette relation à l’œuvre qui compte pour moi. Chaque rendez-vous avec une pièce m’a un peu modifié. La nuit des rois de Shakespeare en est un formidable exemple ; l’œuvre est déterminante dans ce qu’elle raconte. A chaque répétition, on sait que les choses vont être de l’évidence et du plaisir, ce qui nous fait beaucoup grandir car la beauté et la profondeur sont avant tout de la légèreté. Shakespeare est un génie indépassable, qui nous montre dans cette œuvre des choses merveilleuses survenant dans un moment tragique. Le lendemain de la première de cette Nuit des rois au Théâtre des Quartiers d’Ivry, il y a eu les attentats de Charlie Hebdo. La pièce est profondément politique et raconte la possibilité d’un renouveau et d’un retour du désir dans un monde qui se refroidit et choisit le repli sur soi et sur la mort. Les vibrations de ce spectacle ont été bouleversantes et incroyables à ce moment-là.
« Historiquement, les moments où les universités et les lieux culturels ont été fermés n’ont pas été reluisants »
Fragil : Que ressentez-vous face à la situation que traversent les théâtres en ce moment et quels sont vos souhaits pour l’avenir du spectacle vivant ?
Clément Poirée : Je vis cette situation à grand-peine. Je suis en effet en contact avec des compagnies indépendantes, qui assurent la diversité, la créativité et le renouveau. Et c’est cette indépendance qui est mise à mal, par la perte du spectacle immédiat et de toute lisibilité sur la diffusion. Le risque évident est la mort pure et simple de ces compagnies, car c’est l’activité qui leur permet de continuer. Je suis très préoccupé et très en colère, car on a accepté l’ouverture de beaucoup d’espaces avec le port du masque, sauf pour la culture. C’est dramatique, et on va avoir du mal à s’en sortir, les gens de pouvoir n’aiment pas se dédire. Historiquement, les moments où les universités et les lieux culturels ont été fermés n’ont pas été reluisants, et ce que ça raconte de l’état de nos sociétés est très alarmant. Ce sont des interdits qui posent question, et mon inquiétude est globale. Je souhaite que ces lieux rouvrent. J’ai eu la chance de jouer un spectacle après l’été lors de la réouverture des salles. On sentait la présence du spectateur artiste, qui prend part à la représentation et qui sait qu’elle a lieu parce qu’il est là. On ne joue pas dans une salle vide. Ce rôle du public saute aux yeux après des moments de fermeture. C’était très émouvant de le voir prendre conscience de son rôle et de sa puissance. Mon espoir est de voir sortir de cette expérience malheureuse une force renouvelée de la représentation.