4 février 2022

Comédie-Française : Dans l’intimité de « La Cerisaie »…

Clément Hervieu-Léger a monté cette saison une très belle « Cerisaie » de Tchekhov à la Comédie-Française, trouvant de bouleversants échos avec les blessures et les failles de chacun.

Comédie-Française : Dans l’intimité de « La Cerisaie »…

04 Fév 2022

Clément Hervieu-Léger a monté cette saison une très belle « Cerisaie » de Tchekhov à la Comédie-Française, trouvant de bouleversants échos avec les blessures et les failles de chacun.

La Comédie-Française présente depuis le 13 novembre 2021et jusqu’au 6 février 2022, une nouvelle production de La cerisaie d’Anton Tchekhov (1904), dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger, un acteur qui porte à leur incandescence les rôles qu’il incarne. Au cours de ces dernières années, cet artiste a insufflé sa magnifique sensibilité à des personnages de spectacles très forts donnés dans la Maison de Molière, dont il est Sociétaire depuis 2018 : Il a joué en 2016 un émouvant Günther von Essenbeck des damnés d’après Luchino Visconti, selon Ivo van Hove, et, en 2020, un troublant Prior Walter d’Angels in America de Tony Kushner, dans la vision du cinéaste Arnaud Desplechin. Clément Hervieu-Léger a été le collaborateur de Patrice Chéreau durant plusieurs années, notamment à l’opéra, et il a mis en scène en novembre dernier la création des éclairs de Philippe Hersant, qui a connu un grand succès à l’Opéra-Comique. On peut aussi apprécier l’intensité de son travail et sa fidélité absolue au texte dans la pièce de Carlo Goldoni, Une des dernières soirées de carnaval (1762), en tournée en France et en Suisse jusqu’au 12 mai prochain (Théâtre de Cornouailles de Quimper), qui passera dans la région par le Grand R de La Roche-sur-Yon le 1er et le 2 mars 2022. Chacun de ses spectacles répond à une nécessité, à un sentiment d’urgence, et ce metteur en scène transmet aux interprètes qu’il dirige toute la palette de son propre vécu sur un plateau. Pour cette nouvelle Cerisaie, il s’est nourri, avec une infinie délicatesse, de la matière humaine des acteurs, en partant de ce qu’ils sont, pour atteindre le spectateur dans ce qu’il a de plus intime.

Une propriété chargée de blessures

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…elle a toujours jeté l’argent par les fenêtres, dans un rapport trouble entre la dépense et le deuil.

La Cerisaie est l’ultime pièce d’Anton Tchekhov ; elle décline les thèmes de l’enfance, du départ et du deuil. Au début de la représentation, on entend le bruit d’un train tandis que les lumières s’éteignent. C’est Lioubov qui rentre de France après cinq ans d’absence, en compagnie de sa fille Ania et de la gouvernante Charlotta. Elle retrouve ceux qui lui étaient proche avant son départ, son frère Gaev, le vieux serviteur Firs, et ce domaine associé à la perte de son enfant, noyé dans la rivière. Cette propriétaire de la Cerisaie a tout fait pour oublier le drame, en achetant une villa près de Menton puis en séjournant à Paris. Rongée par la culpabilité suite à la mort de son petit garçon, son âme s’est desséchée et elle a toujours jeté l’argent par les fenêtres, dans un rapport trouble entre la dépense et le deuil. C’est ainsi que, pendant cet exil, elle s’est attachée à un homme qui l’a dépouillée, comme une pierre à son cou, avant de vivre de dettes sur le compte des autres. Florence Viala apporte un puissant relief à la figure de Lioubov, dont l’aveuglement met la souffrance en sourdine. Elle bouleverse par des excès qui font mal, des cris étouffés et des rires masquant la détresse. Celle qui revient a des visions ; elle voit marcher sa mère dans La Cerisaie et retrouve des gestes de l’enfance avec son frère, auquel Eric Génovèse restitue les fêlures et les manques avec une sincère humanité. Gaev est aussi un personnage qui parle trop, comme s’il se noyait dans ses propres mots, s’émerveillant devant une armoire centenaire dans un discours débordant, complètement à vif… Firs se montre très protecteur envers lui, lui rappelant qu’il doit bien se couvrir  lorsqu’il sort: il y a longtemps que ce vieux serviteur existe…

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Lioubov et Gaev n’entendent pas et jouent aux trains miniatures, comme autrefois.

Le décor d’Aurélie Maestre rassure dans ses parois boisées aux couleurs tendres et chaleureuses, le spectacle s’ouvrant et se fermant sur une chambre d’enfant. Des portraits d’un autre temps et des tableaux de paysages recouvrent les murs, comme une série de mirages. Au deuxième acte en effet, une toile peinte annonce une menace, avec des arbres et un ciel chargé à l’arrière-plan. Les très beaux éclairages de Bertrand Couderc multiplient les atmosphères en de savantes variations, reflétant les mondes intérieurs et la mémoire affective. La gouvernante Charlotta est très attachée à cette famille. Cette figure écorchée n’a pas connu ses parents, mais elle entretient un lien fragile avec eux en faisant des tours de magie, car ils travaillaient dans un cirque. Julie Sicard déploie dans chacun de ses rôles une même authenticité et une semblable profondeur. Elle donne beaucoup d’émotion à ce personnage d’une fidélité à toute épreuve, portant avec elle son encombrante valise d’ustensiles de magie, comme le symbole d’une histoire compliquée, qu’elle partage avec sa famille d’adoption. Cette histoire s’effrite un peu plus à cause des dettes. La Cerisaie doit être vendue et la vie de cette maison va bientôt s’achever : Lioubov et Gaev n’entendent pas et jouent aux trains miniatures, comme autrefois.

Le reflet d’un monde qui change

[aesop_image img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2022/02/LOICCO1.jpg » panorama= »off » imgwidth= »60% » credit= »Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française » align= »center » lightbox= »on » captionsrc= »custom » caption= »La cerisaie de Tchekhov, mis en scène par Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]

…un formidable moment de théâtre et de troupe, où l’on danse avec l’énergie d’une dernière fois

Le marchand Lopakhine parle d’une pièce de théâtre très amusante qu’il a vue la veille à Lioubov, ce à quoi elle lui répond :« Plutôt que de regarder des pièces, vous feriez mieux de vous regarder vous-même ». L’illusion théâtrale rejoint le thème de l’aveuglement ; cette réplique résonne comme un miroir de celle qui l’énonce. Gaev se rend à la vente aux enchères de La Cerisaie le 22 août, le jour d’une fête donnée dans la propriété dans un ultime refus du réel. Ce passage du troisième acte est un formidable moment de théâtre et de troupe, où l’on danse avec l’énergie d’une dernière fois dans une atmosphère enfumée où chaque instant a une intensité particulière. Charlotta fait des tours de magie et les personnages paraissent enfiévrés d’un bonheur qu’ils ne veulent pas voir finir. Le frère revient de la vente tel un somnambule, La Cerisaie a été vendue, Lioubov est anéantie par cette émotion qui nous submerge lorsque l’on quitte un lieu qui nous est cher, et elle pleure. Le frère et la sœur s’enlacent en une déchirante étreinte, celle de deux superbes acteurs.

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C’est lui qui a acheté le domaine où son père et son grand-père n’avaient pas même le droit d’entrer dans la cuisine!

Fils et petit-fils de serfs dans une Russie encore féodale, Lopakhine est devenu marchand en s’élevant dans sa condition sociale. C’est lui qui a acheté le domaine où son père et son grand-père n’avaient pas même le droit d’entrer dans la cuisine! Loïc Corbery explore le cheminement et les contradictions du nouveau propriétaire dans tout un jeu de nuances d’une profonde justesse. Une telle mutation annonce, l’année de la création de la pièce, la révolution russe de 1905. Dans une mise en scène de Jean-René Lemoine, Le Grand T de Nantes a proposé en janvier 2006 une transposition antillaise de La Cerisaie, exploitant ce bouleversement en faisant de Lopakhine un petit fils d’esclaves noir.s Ce dénouement réveille ici des blessures enfouies, dont le spectacle égraine de vibrants détails. Lioubov ne veut pas qu’on abatte les arbres tant qu’elle est encore là, elle regarde une dernière fois les murs et les fenêtres, se retourne, encore une petite minute. Elle pousse une lourde porte comme si elle refermait une boite à souvenirs, pour un départ sans retour. Gaev, à présent sans repères, va travailler dans une banque, dans l’idée d’un travail rédempteur évoquant la fin des trois sœurs (1901), mais tout parait désormais tellement ironique et dérisoire. On a oublié en partant Firs dans la maison déserte. Ce vieux serviteur, pourtant indispensable, est incarné de façon touchante par l’immense Michel Favory. Le dernier tableau accroché au mur tombe, dans un ultime sursaut de vie.

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017