Voilà déjà plusieurs mois que cet article commençait à prendre la poussière dans les tiroirs numériques de Fragil. On aurait aimé pouvoir le sortir de sa boîte de Pandore en se disant que le sujet est aujourd’hui dépassé, plus d’actualité, que l’on a surpassé ces questions existentielles. Car oui, c’est de notre avenir qu’il s’agit, de l’avenir de l’humanité, de l’avenir de notre Planète.
Nous étions, le jeudi 8 décembre 2016, à Capellia à la Chapelle-sur-Erdre. Les trottoirs faisaient office de parking ce soir-là. A chacune de ses venues, c’est un événement. Pierre Rabhi a su rassembler les foules, Capellia fait salle comble avec près de 1000 places mises en vente et parties comme des petits pains.
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Sur scène, un fauteuil placé devant ce grand rideau rouge, une petite table très sobre, un micro, une bouteille d’eau. Une main apparaît dans le creux du voile carmin, il est là. Pierre Rabhi, 78 ans, les traits tirés, les yeux plissés, le sourire en coin. Généreux applaudissements, les visages des spectateurs laissent apparaître de larges sourires et des étoiles dans les yeux. Il pose son manteau, sa sacoche de cuir noir et son écharpe sur le sol, s’assoit.
Succès mérité ou désuet ?
« Garde ton esprit critique, garde ton esprit critique » me répété-je. Pierre Rabhi c’est un peu le grand maître, ce philosophe de la terre, ce bisounours engagé. Un peu comme un super-papi, on le met sur un piédestal, on a envie de le prendre dans ses bras et de lui dire à quel point il est merveilleux et génial. C’est un peu la force du bien, le yang, quand Paul Watson serait la force du mal, le yin. Stephen Bonnessoeur, directeur du lycée Nantes Terre Atlantique, présente alors Pierre Rabhi « comme passeur d’idée, comme passeur de pensée, comme passeur d’humanité » et ajoute que « l’on ne fait pas mieux en ce moment. (…) Bien plus qu’un cours magistral il s’agit d’un témoignage ». Monsieur Rabhi s’empare alors de son micro, nous prévient qu’il est un peu fatigué, et entame son propos d’une phrase nette : « Nous avons modifié l’ordre de l’harmonie pour entrer dans quelque chose de l’ordre de la destruction. (…) L’Homme a peur, en ayant peur il crée des éléments d’auto-protection qui provoquent des conflits, des antagonismes ».
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Quelques jours auparavant, le vendredi 25 novembre 2016, Fragil était à Strasbourg pour la conférence de Gilles Lartigot, auteur du livre EAT. Après avoir vu une vidéo dans laquelle il était interviewé, nous avions une idée plutôt positive de l’homme et du discours qu’il soumettait. Le bien-être animal, la nécessité de changer nos habitudes alimentaires et notamment de réduire notre consommation de viande, de préférer les circuits courts, l’achat de produits bio et locaux… Il semblait vouloir informer et alerter plutôt qu’être un donneur de leçons en pointant du doigt les viandards. Que nenni. Le spectacle, car il s’agit bel et bien d’un show, débute avec la projection d’une vidéo de lui, déambulant dans les rues de Times Square, Ray-ban type aviateur plaquées sur le nez et apparaît finalement sur scène, pectoraux apparents sous un tee-shirt col V : la panoplie bling-bling et un moi-je redondant. Certes, l’habit ne fait pas le moine, et nous n’aurions pas été sarcastiques si le discours en avait été pour le moins différent. Il s’est expatrié pendant plusieurs années au fin fond du Canada, dans une cabane sans eau courante ni électricité, où l’hôpital le plus proche était à… une heure de voiture (ah oui, c’est vraiment vraiment isolé, raclement de gorge). Les images qui défilent alors nous montrent qu’ils utilisaient quand même un chasse-neige dont le ronronnement laissait se dégager une épaisse fumée de moteur… Certains aspects théoriques qu’il mentionne sont avérés, intéressants mais reste peu éclairants. Son témoignage n’apporte rien de plus, il se présente debout sur sa chaise, poing levé vers le ciel réclamant des applaudissements plus chaleureux qu’il ne lui en a été offert. Il utilise parfois une voix larmoyante, teintée d’émotion, et le public semble transcendé face à son gourou.
Alors oui, vous nous direz qu’il s’agit un peu du même schéma que Pierre Rabhi, mais il n’en est rien. Il existe deux poids deux mesures, et la modestie, la prise de recul, la simplicité et la sobriété de Pierre Rabhi ne sauraient être comparées à la mise en scène de Gilles Lartigot. Ce dernier est acteur, il est dans un rôle de représentation, se permet d’évincer un nourrisson et un petit garçon d’environ 2/3 ans de la salle car il ne pouvait se concentrer avec ces « enfants en stéréo d’un coté et de l’autre ». Quelle classe monsieur. A la fin du show, aucun débat, aucune question ne peut être posée, aucun échange. Nous sommes cependant sollicités pour acheter son livre, vendu 25€, ainsi que son DVD, au prix de 35€, sachant que la place pour assister à sa conférence était au prix de 12€, quand celle de Pierre Rabhi à 5€. Un stand de dédicace est mis en place, une file d’attente immense se crée pour faire signer son nouveau bouquin par le maître penseur.
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Notre difficulté à achever cet article s’est basé sur les nombreuses controverses autour de Pierre Rabhi, en tant qu’individu. En effet, son discours sur l’homo-parentalité et ses traditions conservatrices laissent à désirer. De plus, certains lui reprocherons d’être un businessman surfant sur la mode du bio en s’auto-appliquant une lotion à base de green-washing sans jamais se positionner politiquement.
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Pourtant, il tente de nous rassurer : « On m’a demandé de venir parler, je viens parler, pas pour prêcher quoi que ce soit ! ». Il nous explique alors son parcours comme l’on pourrait lire l’histoire d’un personnage tout droit sorti d’un livre de Paulo Coelho. Orphelin à l’âge de 4 ans, il vivait dans une oasis artificielle au milieu du désert algérien où l’on plantait des dattiers. Puis c’est la colonisation française: « On nous apprenait que nos ancêtres étaient des Gaulois » se souvient-il en riant. On les prenait pour des « paysans attardés », comme les « derniers des derniers ». Les connaissances modernes étaient considérées comme supérieures aux connaissances agraires selon une idéologie unique et totalitaire ne prenant en compte aucune des cultures antérieures. C’est alors qu’il se voit confronté à la vanité humaine au détriment de la nature. Il évoque le lien entre l’agronomie et la pétrochimie (Monsanto/Bayer) comme modèle unique totalitaire.
[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/05/4.jpg » credit= »Aurélie Clement » alt= »Pierre Rabhi – AC » align= »center » lightbox= »on » captionposition= »left » revealfx= »off »]
Sobriété et simplicité vs. surabondance et vanité
Pierre Rabhi a travaillé dans le milieu de la finance et a observé les comportements, la condition humaine. « Un être humain n’est-il fait que pour condamner son existence au prix d’un salaire ? » s’interroge t-il. Il utilise la métaphore de la cravate comme un symbole fort du monde de la finance : l’obligation de se nouer quelque chose autour du cou comme preuve que l’être humain n’est pas pris en compte. En 1961 il décide de « s’installer à la terre » et fait une école agricole. Il tombe alors amoureux de l’Ardèche, à l’époque où l’exode était important, on le prenait pour un fou. Il n’y avait pas d’attractivité conséquente mais « la beauté avait primé ».
[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#FFFFFF » align= »left » size= »1″ quote= »Nous aurions plutôt intérêt à coopérer pour cette planète (…) l’humanité va t-elle enfin prendre conscience de son inconscience ? » cite= »Pierre Rabhi » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]
En 2002 il se présente aux élections présidentielles et récolte près de 200 signatures : « J’étais à des années-lumière d’imaginer une telle chose » nous confie-il. Son programme s’attelait à remettre « le féminin au cœur du changement », à « éduquer dans la solidarité, dans la collaboration et non dans la compétition ». Mais aussi à inciter les gens à reprendre le goût des utopies : «Nous n’avons pas assez d’utopie, de pulsion de vie extraordinaire », il insiste sur le fait que « utopie » ne signifie pas forcément « chimère ». Il voulait mettre un point d’ordre à ce que l’agriculture écologique se déploie dans le système social et à donner la parole à la société civile : « Rassembler pour développer une énergie politique mais non politicienne ».
« Nous aurions plutôt intérêt à coopérer pour cette planète. (…) L’humanité va-t-elle enfin prendre conscience de son inconscience ? » Des interrogations qui résonnent dans la salle comme le bruit d’un couperet qui s’abat. « Il faudrait qu’il y ait une élévation des consciences car de tensions en tensions on peut déclencher l’apocalypse ». « La vie est négligée car on dépense énormément de moyens pour tuer » avec l’investissement dans les pesticides, les engrais, l’exportation qui conduit à l’appauvrissement de la richesse paysanne ; mais aussi l’investissement de l’État dans les armes, le nucléaire, etc. Pierre Rabhi argumente : « On évoque tout le temps l’homme contre l’humain », c’est une « action irrationnelle de nous détruire et de détruire la vie ». Il prend alors l’exemple du mythe de la faim dans le monde derrière l’excuse du « parce que l’on est nombreux ». Il crie à l’injustice : « Il n’est pas admissible que des êtres humains meurent de faim et permettent à d’autres de s’enrichir. »
Cette société de consommation où la prospérité se pavane sous couvert d’un mal-être non assumé : « Les sociétés dites prospères sont celles qui consomment le plus d’anxiolytiques. » Nous sommes dans un environnement permanent de surabondance. La quête d’un bien-être intérieur est sans cesse repoussée et la dimension liée à l’être humain est repoussée par la vanité de la possession totale.
Quand Pierre Rabhi évoque l’avenir, il l’imagine différemment que la base actuelle qui prône le « toujours plus » et ce toujours plus pour les uns implique le toujours moins pour les autres. Le système économique n’intègre que ce qui a une valeur financière : « Nous avons faussé l’économie ». Ce quiproquo tragique mène l’être humain à développer une logique d’insatiabilité.
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Il nous raconte alors la légende, incontournable, du colibri qui « fait sa part » et nous incite à adopter une « sobriété heureuse » : « La nature nous offre de la beauté gratuitement, nous devrions en jouir », prendre conscience de la « puissance de la modération, du nécessaire plus que du superflu » et de la culture du bonheur en excluant la surabondance. Il constate une fragmentation au niveau du système humain : « On est dans une espèce de tourment mais à la fois dans l’espoir, je continue parce que je constate qu’il y a un éveil » nous avoue t-il. Selon lui, « la politique doit être repensée : aller vers la puissance de la modération, célébrer les choses extraordinaires : il ne peut pas avoir de changement de société sans changement humain » et ajoute qu’il ne « critique pas les politiques » car il n’est « pas dans leur tête » mais il se rend compte que « ça ne fonctionne pas ».
Dans la salle, un paysan bio l’interpelle : « Comment avez-vous encore confiance, espoir ? ». Pierre Rabhi lui répond : « La vie m’impose d’être un minimum cohérent, si on dit que rien n’est possible, on se désiste de quelque chose de potentiellement possible. C’est mon royaume, tout petit, insignifiant, mais c’est le mien ». Il cite Socrate : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien » et finit par nous confier qu’il aurait tout de même bien « envie de donner [sa] démission, mais ne sais pas à qui ».
Samedi 29 avril, nous étions à Stereolux pour la tournée du Chant des colibris. Cyril Dion, producteur du film-documentaire Demain et membre du Mouvement Colibris en était le porteur de voix et on s’est dit, rassurés, que la relève était assurée.
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