24 juin 2019

Dessin de presse : le coup de gomme du New York Times

Suite à la publication d'un dessin jugé antisémite, le prestigieux quotidien New York Times claque définitivement la porte aux dessinateurs de presse. Analyses et réactions avec Yassin Latrache et Baptiste Chouët.

Dessin de presse : le coup de gomme du New York Times

24 Juin 2019

Suite à la publication d'un dessin jugé antisémite, le prestigieux quotidien New York Times claque définitivement la porte aux dessinateurs de presse. Analyses et réactions avec Yassin Latrache et Baptiste Chouët.

Une anecdote pour le grand public, une menace pour les dessinateurs de presse. A partir de juillet 2019, le New York Times ne publiera plus de dessins de presse dans son édition internationale, s’alignant ainsi sur son édition nationale. A l’origine de cette décision : un dessin du Portugais Antonio Moreira Antunes jugé antisémite.

Publié le 25 avril 2019 dans les colonnes du prestigieux quotidien US, le dessin met en scène le président des États-Unis Donald Trump (en aveugle) et le premier ministre d’Israël Benyamin Netanyahou (en chien d’aveugle). Kippa pour le premier, étoile de David pour le second… « L’image était offensante, et c’était une erreur de jugement que de la publier », indiquera le New York Times dans une déclaration quelques jour plus tard. Dans la foulée : arrêt des dessins de presse dans les colonnes du quotidien.

Levée de bouclier dans le milieu des dessinateurs de presse. Cartooning for peace, réseau réunissant plus de 180 professionnels dans le monde, tire la sonnette d’alarme. Son vice-président, Patrick Chappatte, également l’une  des signatures du New York Times depuis une vingtaine d’années, se fend d’une déclaration en ligne. « Le dessin de presse est né avec la démocratie », écrit-il sur son blog. « Quand il est menacé, la liberté l’est aussi. »


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Au-delà de la polémique suscitée par le dessin d’Antonio Moreira Antunes, que dit cet épisode de la place du dessin de presse dans les médias d’information ? Est-il significatif de l’état d’esprit de nos sociétés en matière de liberté d’expression ? Fragil a posé ces questions à deux dessinateurs nantais : Yassine Latrache (dessin ci-dessous), dessinateur indépendant cofondateur de l’association Trait pour trait, et Baptise Chouët, aussi auteur de BD, qui œuvre du côté de Ouest-France.

 

Pour les deux dessinateurs nantais, l’affaire est d’abord d’ordre symbolique. « On parle des États-Unis, l’Air force one de la démocratie », ironise Yassine Latrache. « Il s’agit aussi d’un titre emblématique, le New York Times. Donc ça touche au combat pour la liberté d’expression et cette capacité qu’a le dessin de presse de véhiculer un langage universel, de décontracter notre approche de l’actualité. C’est une soupape importante. La décision du New-York Times touche à la manière dont notre société traite le dessin de presse. En mettant à mal ce qui est une plus-value humoristique au travail des journalistes, on rogne quelque part sur les fondements de notre démocratie, on rogne sur la liberté d’expression. »

« Le dessin d’Antonio est parfaitement scandaleux, estime Baptiste Chouët. Cela ne me choque pas qu’il y ait polémique. A plusieurs niveaux, il porte des sous-entendus assez nauséabonds avec une symbolique antisémite classique. Mais le problème n’est pas tellement cette polémique, ni de savoir si ce dessin est bon ou pas. Le problème, c’est que face à tout ça, la solution qui est envisagée par le New York Times est la pire : celle du renoncement. Il y avait pourtant plein d’autres niveaux de sanction envisageables. Mais là, pris dans le tumulte médiatique de l’affaire, ce renoncement donne vraiment l’impression d’un sentiment de panique.  »

Plus largement, ce climat autour du dessin de presse est-il révélateur de celui de nos sociétés ? Baptise Chouët ne cache pas son inquiétude : « On assiste à une série de crispations avec des identités qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Il y a beaucoup moins de tolérance à l’outrance, la critique, la provocation. J’ai le sentiment que c’est un climat général. […] On voit en Europe des identités traditionnelles se replier sur elle-même avec le nationalisme. On voit aussi beaucoup de revendications du côté des identités des minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses, sexuelles, de genre, etc. L’effet pervers, c’est la manifestation d’une sorte d’offense permanente. J’ai l’impression que tout le monde se dit tout le temps offensé dans son identité. Pour les dessinateurs de presse, le risque de se retrouver dans le viseur d’une communauté est beaucoup plus fort qu’avant. »

Baptiste Chouët

Dans l’épisode du New York Times, Baptiste Chouët pointe aussi du doigts le rôle des réseaux sociaux, davantage baromètres de l’intolérance qu’espaces de débats et d’échanges.  « Les réseaux sociaux, qui par ailleurs peuvent être vecteurs de démocratie, engendrent des réactions toujours plus rapides, dans l’urgence. Il y a beaucoup moins de recul, on est sur des regards premier degré. Twitter, par exemple, peut devenir un rouleau compresseur d’intolérances, d’incompréhensions, de polémiques. Et c’est le sentiment que j’ai eu concernant le choix du New York Times. Les médias traditionnels semblent parfois complétement dépassés par cette force médiatique, la réaction radicale du quotidien en témoigne selon moi. »

Pour appuyer ses propos, Baptiste Chouët prend l’exemple du récent dessin en Une de Charlie Hebdo en lien avec la Coupe du monde féminine de football. Et surtout du tollé qui suivit sur les réseaux sociaux. « Le dessin peut apparaitre vulgaire et sexiste, etc. Il est sans nul doute provocateur. Reste que sur ce genre de dessins, personne ne s’intéresse au message de fond. Et ça c’est inquiétant. On voit un symbole qui ne nous plait pas, un cliché, réducteur, un stéréotype insupportable, finalement une insulte. Or, Charlie Hebdo a toujours été très anti foot, pour le coté sport-spectacle, sport-business, abrutissement des foules, opium du peuple, etc. Le message de dire qu’avec les femmes c’est toujours le même abrutissement, ça, personne ne se pose ces questions-là. On est resté sur le stéréotype de surface. »

Triste époque pour le métier de dessinateur de presse ? Baptiste Chouët résume ainsi  : « Dessinateur de presse, c’est un métier de fouteur de merde ! Ce qui avant était perçu porteur de libertés… Maintenant, dans une société qui va plutôt mal, le fouteur de merde fait peur. On a envie de lui dire d’arrêter de remuer tout ça. Mais c’est justement son job ! » Yassine Latrache se veut peut-être plus optimiste. « A chaque attaque contre ce métier, à chaque action liberticide, il y a toujours une réponse plus combative de la communauté des dessinateurs, un appel à la mobilisation pour reconnaitre notre travail. Ça, c’est positif. »

 

Un temps journaliste, roule aujourd'hui pour l'Information Jeunesse... Enseigne à droite, à gauche. Membre du CA de Fragil. #Medias #EMI #hiphop #jazz et plein d'autres #

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017