17 mars 2017

« Doreen » au lieu unique : histoire d’un dernier soir

Inspiré par "Lettre à D.", déclaration d'amour d’André Gorz à sa femme en fin de vie, "Doreen" explore la relation d'un couple exclusif. Grandes pensées et petits riens s'entrecroisent une dernières fois dans ce salon où les spectateurs du lieu unique étaient conviés. Récit.

« Doreen » au lieu unique : histoire d’un dernier soir

17 Mar 2017

Inspiré par "Lettre à D.", déclaration d'amour d’André Gorz à sa femme en fin de vie, "Doreen" explore la relation d'un couple exclusif. Grandes pensées et petits riens s'entrecroisent une dernières fois dans ce salon où les spectateurs du lieu unique étaient conviés. Récit.

C’est sous la plume du metteur en scène et interprète David Geselson qu’est née Doreen. Pièce en huis-clos, elle s’inspire de Lettre à D., déclaration d’amour qu’André Gorz, philosophe et grand reporter, écrit en 2006 à sa femme, alors atteinte d’une maladie incurable. Récit d’une dernière soirée au cœur d’un couple qui discute, se dispute, échange, se livre : qui s’aime.

[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#FFFFFF » align= »left » size= »1″ quote= »La pudeur est de mise dans les regards des deux partenaires qui nous prennent à partie mais jamais en otage » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

 

Jeudi 2 mars, Doreen et Gérard nous reçoivent dans leur confortable salon. Alors que nous buvons un verre de vin, ils se présentent en même temps, tous les deux apatrides : nous comprenons que c’est leur absence d’enracinement qui les lie depuis plus de 58 ans. Gérard nous invite à ouvrir l’exemplaire de Lettre à D. qu’il distribue aux spectateurs ; la page cornée qu’il nous lit est celle où il évoque le corps de sa femme de 82 ans qu’il aime toujours éperdument. Aussi intime que soit ce passage, la pudeur est de mise dans les regards des deux partenaires qui nous prennent à partie mais jamais en otage.

On se trouve projetés dans la pièce écrite par David Geselson, comme dans le salon de nos amis préférés, à la fois plongés dans leur vie amoureuse et leurs réflexions politiques.
La pensée politique de Gorz est très présente : décroissance, écologie, notion de travail… Des idées amenées avec une grande subtilité et un travail d’écriture impressionnant. L’écueil moralisant des grands discours enflammés de salon est évité par des dialogues ciselés et une note d’humour.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/03/Doreen-2-©-Charlotte-Corman-BD.jpg » credit= »Charlotte Corman » alt= »doreen » align= »center » lightbox= »on » caption= »Jeudi 2 mars, Doreen et Gérard nous reçoivent dans leur confortable salon » captionposition= »left » revealfx= »off »]

 

Discussions enflammés

Si on était venu dans un premier temps pour replonger dans l’émotion que nous avait procurée la lecture du livre Lettre à D., on est peu a peu absorbé par le discours politique et les questions existentielles des deux personnages incarnés avec force et justesse par Laure Mathis et David Geselson. La connivence des deux partenaires est le résultat d’une création longue d’un an et demi et de l’accueil de la compagnie dans différents lieux de résidence. Un travail de longue haleine qui porte ses fruits : tout sonne juste.

[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »Bien que l’on sache que c’est la dernière fois qu’on les voit, on souhaiterait sortir de ce spectacle en retournant l’invitation à ces amis d’un soir » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

Plusieurs grands sujets sont évoqués en filigrane de la vie complice du couple. La maladie tisse sa toile sournoise sur fond d’orage et de lumières vacillantes. Les éclaircies sont symbolisées par l’apparition, au fil des discussions et des lectures, des grandes figures – Sartre, Godard… – qui ont fait partie de l’entourage du couple.

Bien que l’on sache que c’est la dernière fois qu’on les voit, on souhaiterait sortir de ce spectacle en retournant l’invitation à ces amis d’un soir. Car on a trouvé la soirée trop courte et qu’on a encore tant de choses à se dire. On espère alors, comme dans l’article que lit Doreen à son mari, que certaines pierres ont la mémoire des sons et que celles du lieu unique auront retenu au moins les « je t’aime » de ce couple bouleversant.

 

 

 

 

 

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017