Bertrand Rossi dirige l’Opéra de Nice depuis fin 2019. Sa première saison complète a été marquée par la crise du Covid, mais surtout par de lumineuses propositions artistiques qui rappellent combien l’opéra est un genre extrêmement vivant. Dans un entretien qu’il nous a accordé, il évoque avec passion la nouvelle production niçoise d’ Akhnaten de Philip Glass, dont Angers Nantes Opéra a programmé en 2009 Hydrogen Jukebox, dans une mémorable vision de Joël Jouanneau. Le spectacle monté en novembre dernier à Nice a été mis en scène par l’immense chorégraphe Lucinda Childs ; il a fait l’objet d’une captation qui rencontre un très grand succès sur YouTube, et sera présenté sur scène et en public en novembre prochain. Bertrand Rossi revient aussi sur son itinéraire et certains souvenirs marquants, avant d’expliquer ses choix et ses priorités pour l’Opéra de Nice.
« Ce spectacle démesuré est une aventure incroyable pour le public »
Fragil : Quel a été votre premier choc d’opéra ?
Bertrand Rossi : Je suis presque né « dans l’opéra », puisque mon père a été administrateur de l’Opéra de Nice pendant une quarantaine d’années. C’est ainsi que très tôt, j’ai pu assister à des répétitions et à des représentations. Je me souviens avec émotion de spectacles des tournées Karsenty, quand j’étais enfant, et notamment d’une opérette avec Annie Cordy au terme de laquelle je l’ai rencontrée dans sa loge, et d’une Belle Hélène hilarante, avec Jacques Martin, qui a fait le tour de France et que je n’oublierai jamais. C’est cependant le monde de l’opéra sérieux qui m’attire le plus, et mon premier choc a été le Ring de Richard Wagner, que l’Opéra de Nice a présenté à Acropolis en 1988, dans une mise en scène de Daniel Mesguich. Pierre Médecin, le directeur de l’époque, a osé ce pari fabuleux de monter l’intégralité de cette tétralogie, pour la première fois dans un opéra en région. Ce spectacle démesuré est une aventure incroyable pour le public ; il fut pour moi un moment déclencheur qui m’a donné l’amour de Wagner. Il y avait, dans Siegfried, un lâcher de colombes et durant la générale de cette deuxième journée du Ring, l’un de ces oiseaux s’est posé sur l’épaule du chef d’orchestre, qui a continué à diriger. C’était très touchant… Ma nouvelle fonction me permet donc un retour aux sources.
« Le directeur de l’opéra de l’époque a eu du mal à terminer son discours tellement l’émotion l’avait envahi »
Fragil : Quels ont été les temps forts de votre parcours avant de prendre la direction de l’Opéra de Nice en octobre 2019 ?
Bertrand Rossi : Il y en a eu plusieurs. En 1991, j’étais jeune stagiaire à la régie de l’Opéra de Nice et, durant la pré-générale des Noces de Figaro de Mozart, l’interprète de la comtesse a oublié d’entrer en scène au début du deuxième acte. Le régisseur, qui aurait dû appeler la chanteuse dans sa loge, s’est fait violemment disputer pour cette négligence par le directeur du théâtre, à tel point qu’il a préféré quitter la production. Comme je connaissais la conduite du spectacle, j’ai pu assumer la générale avec public, la première et toutes les autres représentations. C’est ainsi que j’ai commencé ma carrière avec un premier contrat de régisseur à l’âge de 17 ans. De cette période, je me souviens d’un concert incroyable de l’Orchestre Philharmonique de Nice, dirigé par Wolfgang Sawallisch, l’un des plus grands chefs de l’époque. Ce fut une véritable apothéose et pendant la réception qui a suivi , ce même directeur de l’opéra a eu du mal à terminer son discours tellement l’émotion l’avait envahi.
L’annonce de mon arrivée à l’Opéra National du Rhin, il y a une vingtaine d’années, a aussi été un moment très fort. Je ne pensais pas quitter Nice aussi longtemps. C’est là que j’ai appris le reste du métier, en tant que directeur de production, directeur adjoint puis directeur général par intérim, après la disparition brutale d’Eva Kleinitz. Je ne serais pas devenu directeur de l’Opéra de Nice sans cette expérience. C’est également à Strasbourg que j’ai vécu mon deuxième Ring de Wagner, ce qui n’est pas rien, dans une vision passionnante de David McVicar. Et puis, il y a eu cette prestigieuse récompense pour l ‘Opéra National du Rhin, que j’ai été très ému de recevoir un soir de première en septembre 2019, en tant que directeur général par intérim : le trophée du meilleur opéra de l’année décerné par le magazine allemand Opernwelt, pour la première fois en France. Et bien sûr, l’un des plus récents temps forts a été cette nomination à l’Opéra de Nice, pour un retour au pays. C’est une maison qui est toujours restée dans mon cœur, et je suis prêt à tout donner, avec mes équipes, pour qu’elle retrouve toutes ses lettres de noblesse.
« Je suis un fan de football, l’OGC Nice m’a toujours accompagné, et j’ai très envie d’établir un lien entre la culture et le sport »
Fragil : Vous avez la volonté à Nice de faire sortir l’art lyrique de ses murs. Comment envisagez-vous d’articuler l’opéra autrement, et quel idéal souhaitez-vous atteindre ?
Bertrand Rossi : Le nombre de spectateurs n’est jamais assez suffisant, et trop de gens sont encore persuadés que l’opéra est un genre élitiste, par méconnaissance. C’est pourquoi l’action culturelle, particulièrement en direction des plus jeunes, est une nécessité. On enseigne les grands textes de théâtre dans les écoles, les collèges et les lycées, mais on a tendance à oublier l’art lyrique. Il nous faut donc savoir montrer qu’il s’agit d’un art d’aujourd’hui, en allant à la rencontre du public. Je revendique un opéra citoyen, ancré dans son époque, qui s’appuie sur des mises en scène reflétant notre monde contemporain. Il est également nécessaire de repenser la relation entre le répertoire habituel et la création, en n’ayant pas peur de secouer les spectateurs. La culture nous rappelle qu’il existe des ponts entre les hommes, par delà leurs différences, et l’opéra doit évoluer avec notre temps, comme le théâtre et le cinéma. Je pense à plusieurs pistes pour cet élargissement du public, en allant vers des territoires inexplorés. Je suis un fan de football, l’OGC Nice m’a toujours accompagné, et j’ai très envie d’établir un lien entre la culture et le sport. J’ai déjà rencontré le président du club, Jean-Pierre Rivère, et des collaborations sont possibles. On trouve en effet un même dépassement de soi chez un footballeur que chez un chanteur lyrique. On pourrait inclure des artistes d’opéra lors de matchs, en faisant chanter l’hymne du club par l’orchestre et les chœurs par exemple, ou en proposant des concerts à la mi-temps. Il y a plein de choses à faire.
« Nous proposons des petits déjeuners sur scène, où les convives sont transportés dans la machinerie théâtrale de l’Opéra »
Fragil : Votre première saison complète est marquée par la crise du Covid et par l’annulation de plusieurs spectacles. Comment vivez-vous cette période et quels ont été vos moyens pour faire vivre l’opéra malgré tout ?
Bertrand Rossi : Cette crise sans précédent est survenue trois mois après mon arrivée à Nice le 2 décembre 2019. Ce fut pour moi un crève-cœur d’annoncer cet arrêt des spectacles, pendant une répétition de Phaéton de Lully. Dès ma prise de fonction, j’ai dû mettre en place une programmation audacieuse pour la saison suivante en un temps record, et nous avons très vite été contraints évoluer dans notre façon de travailler pour garder le lien avec le public. C’est ainsi que nous avons mis en place des capsules vidéo d’artistes de la maison chaque jour. L’orchestre et le chœur n’ont jamais cessé de travailler, et nous avons enregistré un concert par semaine, mais aussi des ballets. Les capsules vidéo ont ensuite été diffusées dans des lieux inhabituels et symboliques de la ville de Nice, comme l’observatoire, dans le cadre des battements de chœurs. L’été a été très actif, en permettant à tous ceux qui étaient privés de spectacle vivant d’être présents, et ces manifestations de Mon été à Nice vont être reconduites en 2021, du 21 juin au 31 juillet. Nous proposons des petits déjeuners sur scène, où les convives sont transportés dans la machinerie théâtrale de l’Opéra, et nous offrons aussi la possibilité d’écouter une demi-heure de musique sur le parvis du théâtre, en allant à la plage ou en revenant de faire ses courses, à l’heure du coup de canon tiré du château chaque jour à midi. Ces moments musicaux permettent d’explorer d’autres répertoires, avec de nombreuses surprises. Des captations d’opéras, d’Akhnaten de Philip Glass et de La dame blanche de Boieldieu, ont rendu possible un élargissement inespéré du public grâce au numérique. C’est aussi de cette manière que l’on a continué à faire vivre le lien avec les spectateurs, tout en préparant une réouverture que l’on espère pour très bientôt. Je ne me suis jamais apitoyé sur mon sort durant cette période, j’ai toujours gardé espoir, et j’ai pu compter sur l’investissement de tout le personnel dans toutes les choses nouvelles que j’ai essayé de mettre en place.
« On ne peut être insensible à Akhnaten ; J’en ai la chair de poule rien que d’en parler! »
Fragil : Vous avez programmé au cours de cette saison une nouvelle production d’Akhnaten de Philip Glass, dans une mise en scène de Lucinda Childs. Ce spectacle a fait l’objet d’une captation qui a été vue sur youtube dans plus de 40 pays, et il sera enfin possible de le voir à Nice en novembre prochain. Comment le présenteriez-vous ?
Bertrand Rossi : J’avais très envie d’ouvrir ma première saison avec cette œuvre. J’aime énormément ces compositeurs américains, représentants de la musique minimaliste et répétitive, tels Steve Reich, John Adams, ou Philip Glass dont j’avais déjà travaillé sur plusieurs ouvrages. Le public niçois est certes attiré par le grand répertoire italien, mais beaucoup de créateurs sont passés par Nice, une ville ouverte qui a une tradition d’accueil et de prise de risque. On ne peut être insensible à Akhnaten ; J’en ai la chair de poule rien que d’en parler! C’est une musique qui se vit de l’intérieur et qui nous transporte de façon hypnotique vers un au-delà. Ce spectacle réunit tous les corps de métier de l’opéra, l’orchestre, le chœur et le ballet (les danseurs du Pôle National Supérieur de Danse Rosella Hightower, basé à Cannes et à Mougins). J’avais déjà collaboré avec Lucinda Childs à l’Opéra du Rhin. C’est une artiste humainement fabuleuse, qui reste associée à la création, en 1976, du mythique ouvrage de Philip Glass, Einstein on the Beach, dont elle assurait la chorégraphie et signait quelques textes. J’ai eu le projet un peu fou de la solliciter pour mettre en scène Akhnaten à Nice. Elle se trouvait à New-York et elle a accepté malgré les conditions financières proposées. Ce fut un moment très fort ! Je demande vraiment aux spectateurs de venir voir ce spectacle, dont la captation a fait plus de 100 000 vues, dont 15% aux États-Unis .
Fragil : L’un des temps forts de cette saison était L’or du Rhin, le prologue du Ring de Wagner, qui aurait dû être présenté en version de concert à Acropolis. Peut-on rêver de voir une nouvelle Tétralogie à Nice ?
Bertrand Rossi : Nous n’avons pas pu faire de captation de ce concert, à une période où Nice se trouvait dans une situation sanitaire compliquée. Je rêve de monter une tétralogie, mais pas tout de suite. Il va y avoir des travaux à l’opéra, et il est préférable d’attendre que le théâtre soit rénové, avec une fosse agrandie, pour permettre de jouer Wagner dans de bonnes conditions.
Fragil : Quels sont les autres spectacles qui vous tiennent à cœur ?
Bertrand Rossi : C’est difficile de répondre à cette question, car j’adore tous les répertoires. Je vais essayer de programmer dans le futur des opéras écrits par des compositeurs qui se trouvaient à Nice. Ça me touche que des artistes se soient installés sur la Côte d’Azur pour créer des œuvres.
« Cet artiste est un magnifique dramaturge qui connaît la musique et les chanteurs »
Fragil : La dernière production présentée à Nice avant le premier confinement de 2020 et la fermeture des théâtres était La dame de pique de Tchaïkovski, dans une fascinante mise en scène d’Olivier Py. Quelles traces vous-a t’elle laissées ?
Bertrand Rossi : Olivier Py a présenté plusieurs mises en scène à l’Opéra du Rhin et j’ai été très heureux de le retrouver sur ce spectacle. Cet artiste est un magnifique dramaturge qui connaît la musique et les chanteurs ; j’aime son travail et sa vision renouvelée des livrets d’opéras . Cette dame de pique a été une belle réussite scénique et artistique, qui marquait l’acte de naissance d’une nouvelle collaboration entre quatre maisons d’opéras de la Région Sud, (Nice, Marseille, Toulon et Avignon), autour d’une production que la région finance en partie. Nous avons un autre projet, scéniquement audacieux, dans ce cadre pour la saison 2023-2024.
Fragil : Cette saison, Angers Nantes Opéra avait affiché Lucia di Lammermoor de Donizetti, dans la vision de Stefano Vizioli produite notamment par l’Opéra de Nice. Que représente pour vous cet échange entre les deux théâtres et avez-vous d’autres projets en commun ?
Bertrand Rossi : Angers Nantes Opéra compte particulièrement pour moi, car c’est le seul opéra en syndicat intercommunal en France, avec l’Opéra National du Rhin. C’est pourquoi Jean-Paul Davois, son premier directeur, était venu me voir pour s’inspirer de ce que nous faisions à Strasbourg, Mulhouse et Colmar. Les deux maisons fonctionnent sur un même système de mutualisation entre deux villes, ce qui me parle. La production de Lucia di Lammermoor était déjà prévue avant ma prise de fonction niçoise. Elle ne sera pas reportée à Nantes et Angers, mais elle sera jouée à Nice durant la saison 2022-2023. Nous travaillons avec Alain Surrans sur d’autres collaborations, et j’espère que nous allons pouvoir avancer là-dessus.
« Ouvrir la salle de l’Opéra aux étudiants, afin qu’ils travaillent pendant les répétitions en écoutant de la musique »
Fragil : Quels vont être les grands axes de vos prochaines saisons ?
Bertrand Rossi : La mission première de mon prédécesseur, Eric Chevalier, était d’augmenter la fréquentation en programmant de grands tubes du répertoire. Je préfère, de mon côté, ouvrir les portes du théâtre et augmenter le nombre de représentations pour élargir le public, tout en diversifiant les lieux et les moments de découvertes. Il me semble essentiel de faire rayonner l’opéra dans la ville afin d’attirer les mécènes et les coproducteurs. J’envisage ainsi plusieurs actions interdisciplinaires, dont l’une, en partenariat avec l’Université Côte d’Azur, pour ouvrir la salle de l’Opéra aux étudiants, afin qu’ils travaillent pendant les répétitions en écoutant de la musique (une B.U à l’Opéra), mais aussi pour créer des moments musicaux avec nos artistes dans leurs bibliothèques. Je prévois aussi un concert de l’Orchestre Philharmonique de Nice avec deux rappeurs, pour mêler les genres en incluant la musique urbaine. On doit s’efforcer d’éveiller la curiosité et l’envie de découvrir de chacun, et j’insiste enfin sur des mises en scène en perpétuel mouvement. L’opéra est là pour parler de notre monde, c’est un miroir de la société, et le public vient pour être ému, bouleversé, dérangé. Chaque spectacle doit laisser une trace sur celui qui l’a vu.
Fragil : Pour finir, quel souvenir particulièrement marquant de votre itinéraire artistique pourriez-vous citer ?
Bertrand Rossi : Celui qui me vient tout de suite à l’esprit est associé à un moment douloureux. J’ai remplacé Eva Kleinitz à son décès, à la direction de l’Opéra du Rhin où j’étais son adjoint. C’est quelque chose que je n’oublierai jamais ; j’étais seul face à des équipes en état de choc, que je devais gérer au mieux. Mais je pense aussi à un précieux moment de spectateur : j’ai été bouleversé par la vision de Patrice Chéreau de l’Electre de Richard Strauss, en 2013 au Festival d’Aix-en-Provence. Le metteur en scène devait disparaître quelques mois plus tard, et je mesure la chance d’avoir vu son dernier spectacle. Elektra est l’un des opéras que je préfère, et j’adorerais le programmer à Nice.