En ouverture, quelques notes de piano, des oiseaux au loin et ce monologue prononcé dans le noir « Quand on fête ses soixante ans, comme je le fais aujourd’hui, on n’a plus vraiment de projet. La plus grande partie de sa vie est derrière soi. Mais si on a bien vécu, comme je l’ai fait, on peut regarder et en arrière et en avant. On peut se souvenir des moments douloureux comme des moments joyeux. On peut être fier de sa famille et on essaie de tout faire pour que ses enfants réussissent. Et puis on espère que ceux qui sont invités viendront et que ceux qui ne sont pas invités ne viendront pas. »
Ce sont les mots du père, Helge, qui fête ses 60 ans aujourd’hui. Autour de lui sont réunis famille et amis dont son épouse et ses trois enfants. Dans cet hôtel particulier, la table est magnifiquement dressée, les domestiques sont prêts à servir des mets succulents. Tout est parfait. C’est sans compter l’intervention de Christian, fils adoré du père, ayant fait fortune à Paris qui revient pour l’occasion. « Ding ding ding ! » Ceux qui ont vu le film frémiront dès que se fera entendre ce tintement de verre. Ce son annonciateur d’un discours est, dans Festen, révélateur d’un lourd secret et déclencheur d’une tension qui ne se relâchera qu’au bout d’1h50 de spectacle.
Ce sentiment de malaise, nous étions nombreux à l’avoir ressenti à la sortie du film en 1998. Caméra au poing, le réalisateur danois Thomas Vinterberg nous amenait au plus près des protagonistes dans un style vif, nerveux, brutal et réaliste propre au Dogme 95. Ce mouvement cinématographique initié par Vinterberg et Lars von Triers a été lancé en réaction aux superproductions anglo-saxonnes bourrées d’effets spéciaux. Le but du Dogme95 est de revenir à une sobriété formelle plus expressive. Dépouillé de toute ambition esthétique, ce mouvement se veut en prise directe avec le réel.
Un challenge que Cyril Teste relève avec brio
Après le succès de « Nobody » qui se penchait sur les dérives managériales et la déshumanisation au travail, Cyril Teste, accompagné du collectif MxM, réinvite la caméra sur scène « La performance filmique est le dialogue entre le cinéma et le théâtre. Sur le plateau, on va avoir à la fois un film qui se déroule sous nos yeux et également, à travers le théâtre, le hors-champ de ce film, tout ce qui se produit en-dehors du cadre. Du coup, le spectateur peut osciller entre les deux lectures et se faire sa propre lecture », explique le metteur en scène.
Sur le plateau, 15 comédiens et deux cadreurs – tout de noir vêtus – forment un ballet parfaitement maîtrisé. Fruit d’un travail rigoureux où tout semble sous contrôle, cadrages et mouvements s’entremêlent dans une chorégraphie fluide et naturelle. La caméra s’attarde sur le moindre détail, un tableau, des fleurs sur une table dressée avec goût, les mets disposés avec délicatesse dans les assiettes. Rien n’est laissé au hasard. Pas même l’environnement olfactif, sublimé par Francis Kurkdjian, qui convoque des odeurs de feu de cheminée, de forêt d’automne et de senteurs florales; autant de parfums nous rapprochant un peu plus de la tragédie qui se joue sous nos yeux.
Un jeu de cache-cache entre champ et hors-champ, plateau et coulisses
Dans Festen il y a ce que l’on voit et ce que l’on veut bien montrer. Ici l’écran devient un révélateur pour le public. À travers la caméra, le spectateur peut voir au-delà des murs et des apparences. Les doigts de Christian s’entremêlant à ceux de sa soeur défunte alors que sur le plateau la chaise est vide. La cuisine où les domestiques s’affairent, une chambre, une salle de bain qui se découvrent grâce à un décor mobile…Le spectateur se retrouve happé par les gros plans, il vibre au fil des émotions des personnages, il souffre du même sentiment d’oppression dont Christian cherche à se libérer. Tout est fait pour que le public plonge au coeur de ce drame familial, dans lequel on fait tout pour sauver les apparences mais qui, finalement, s’écroule tel un château de cartes. Au delà de cette peinture familiale, Cyril Teste comme Thomas Vinterberg donne à voir la critique d’une société bourgeoise, raciste, évoluant en vase clos, qui derrière une surface des plus polies se révèle être dévastatrice.