25 octobre 2023

Festival de Saint-Céré : Carmen, au cœur de sa tragédie…

La mezzo-soprano Julie Robard-Gendre, originaire de Nantes, et le ténor Sébastien Droy, reviennent, durant un entretien accordé à fragil, sur un spectacle d’opéra vrai et intense, au lendemain d’une représentation.

Festival de Saint-Céré : Carmen, au cœur de sa tragédie…

25 Oct 2023

La mezzo-soprano Julie Robard-Gendre, originaire de Nantes, et le ténor Sébastien Droy, reviennent, durant un entretien accordé à fragil, sur un spectacle d’opéra vrai et intense, au lendemain d’une représentation.

Paysage du Lot – Photo prise par Alexandre Calleau

L’un des premiers opéras présenté au festival de Saint-Céré, au début des années 80, était Carmen de Georges Bizet, dans une vision de Jean-Luc Boutté, immense acteur de la Comédie-Française. À la même époque, le metteur en scène Peter Brook créait, en 1981 dans son Théâtre des Bouffes du Nord, une version resserrée de l’opéra, plus épurée et centrée sur la tragédie, La tragédie de Carmen. Le festival de Saint-Céré a eu la bonne idée de reprendre cette puissante adaptation du mythique opéra pour son édition 2023, dans le cadre sublime du Château de Castelnau. Le spectacle de Florent Siaud, créé en 2019 au Théâtre impérial de Compiègne, permet aux interprètes de Carmen et de Don José d’insuffler avec force leurs tempéraments dramatiques à des personnages d’une vérité saisissante.

Sébastien Droy et Julie Robard-Gendre – Photo prise par Alexandre Calleau

L’accélération de l’intrigue permet de plonger directement au cœur du drame – Sébastien Droy

Fragil : Que représente pour vous cette Tragédie de Carmen, d’après l’opéra de Bizet ?

Sébastien Droy : On se rapproche de la nouvelle de Prosper Mérimée, dont l’opéra s’inspire, par une mise en valeur du parcours de Don José. L’accélération de l’intrigue permet de plonger directement au cœur du drame, encore plus sombre au Château de Castelnau, où nous jouons ici, que dans les lieux où nous nous sommes produits précédemment. D’un point de vue dramatique, mon rôle induit une grande sincérité, en vivant les émotions tout en contrôlant la voix et la précision musicale.

Julie Robard-Gendre : J’ai le sentiment que l’on se concentre encore plus sur la figure de Carmen, l’ouvrage se resserrant sur quatre personnages. On vit ainsi beaucoup de situations en peu de temps, ce qui pourrait paraître abrupte mais s’avère en fait d’une grande efficacité dramatique. En comparaison du rôle dans la version complète, que j’ai aussi chanté, on voit mieux, dans cette vision plus intime, comment l’héroïne bascule dans une fragilité suscitant une réelle empathie. La question de la liberté me paraît passer au second plan, la protagoniste vivant réellement ce qu’elle a vu dans les cartes. La tragédie clarifie ainsi le parcours de cette femme en dévoilant tous ses aspects humains, dont la peur de la mort et le cheminement vers un destin auquel elle ne peut échapper. Musicalement, j’aime beaucoup l’apport du compositeur Marius Constant, et notamment l’air de Micaela que l’intervention de Carmen transforme en duo. Ce spectacle est pour moi un véritable challenge, car je suis tout le temps sur le plateau sans aucun temps de récupération d’un chant à l’autre.

« La tragédie de Carmen » mise en scène par Florent Siaud au Festival de Saint-Céré – Photo prise par Loran Chourrau

Mon personnage basculant alors vers un degré de folie qui fait peur – Sébastien Droy

 

Fragil : Comment présenteriez-vous la mise en scène de Florent Siaud et à quels moments êtes-vous particulièrement sensibles ?

Sébastien Droy : J’ai participé à Compiègne à la création du spectacle, dont certains détails ont changé au cours des trois ans de tournée. Nous sommes cependant revenus aux placements d’origine pour la reprise de Saint-Céré. Certains théâtres n’ont pas permis de jouer la mise en scène, nous forçant à nous centrer à vif sur les émotions et le ressenti des personnages, ce qui a fait grandir notre spectacle lorsque nous avons pu le représenter totalement. Florent Siaud vient du théâtre parlé ; il est très attaché aux interactions entre les différents rôles, nous amenant à une grande sincérité de jeu et à des échanges directs. Durant la Séguedille de Carmen, le moment avec la corde m’intéresse particulièrement en tant qu’acteur, mon personnage basculant alors vers un degré de folie qui fait peur. Je suis également sensible aux jeux d’ombres, reflétant des figures de tailles différentes et produisant énormément de force et de sens.

Julie Robard-Gendre : J’étais prévue à l’origine pour la tournée du spectacle mais le Covid m’en a empêchée. Je n’ai finalement répété que trois jours à Paris en novembre dernier, et j’ai travaillé sur la vidéo du spectacle, m’appropriant ce que je voulais en faire pour densifier la figure de Carmen. Il y a pour moi plusieurs moments très forts comme le duo avec Micaela, l’air des cartes, le mariage gitan mais aussi toute la confrontation finale. Lorsque j’arrive en scène à la fin de l’air où Don José fait l’aveu de son amour et de son impuissance, il y a un moment d’apaisement qui fait du bien. La traversée du corps d’Escamillo, le toréador, n’en est ensuite que plus terrible.

Sébastien Droy : Avant que ce corps sans vie ne passe, il y a aussi une montée terrible dans mon air, apportant encore plus de tension à cette scène.

Fragil : Quelles difficultés la concision du spectacle induit-elle et en quoi est-ce également une force ?

Sébastien Droy : Cette concision apporte une force dès le départ, nous faisant parcourir l’histoire sans aucun temps mort.

Julie Robard-Gendre : Une telle plongée dans une action en condensé amène des sensations intenses, tout en demandant beaucoup d’énergie. Cette expérience m’aide à mieux cerner le personnage de Carmen.

Quand j’étais enfant déjà, j’aimais jouer des personnages en mettant de la musique – Julie Robard-Gendre

Fragil : De quelle manière présenteriez-vous vos personnages et que ressentez-vous en les incarnant ?

Sébastien Droy : Don José est un homme ordinaire, qui traverse des émotions fortes faisant ressortir la noirceur de son âme. C’est passionnant d’incarner un personnage basculant ainsi d’une extrémité à l’autre. Les murs du château de Castelnau, où nous jouons en ce moment*, nous enveloppent en amenant une dimension dramatique supplémentaire.

Julie Robard-Gendre : Lorsque je suis sur scène, je laisse libre cours à mon imaginaire, m’efforçant de le rendre le plus ouvert possible afin d’être maniable. Quand j’étais enfant déjà, j’aimais jouer des personnages en mettant de la musique. J’espère parvenir, dans cette version de l’opéra, à rendre Carmen encore plus humaine, fidèle à ce qu’elle est en dépit de son destin.

« La tragédie de Carmen » mise en scène par Florent Siaud au Festival de Saint-Céré – Photo prise par Loran Chourrau

Fragil : Comment avez-vous travaillé avec l’ensemble orchestral Miroirs Étendus et en quoi sa place en fond de scène contribue-t-elle à votre jeu ?

Sébastien Droy : Le spectacle repose sur une entente entre nous, chaque représentation étant différente. Nous avons manqué de temps pour répéter ici avec James Salomon Kahane, le directeur musical, la mise en place en plein air s’avérant plus compliquée mais la priorité restant que tout tienne correctement sur le plateau.

Julie Robard-Gendre : La configuration de l’orchestre en fond de scène ne nous aide pas à respirer avec les musiciens, mais cette proximité sur le plateau est inhabituelle et plutôt agréable.

Un sillon s’était creusé pendant le spectacle, m’amenant dans cette forte émotion – Julie Robard-Gendre

Julie Robard-Gendre, après la représentation du 9 août 2023 au Château de Castelnau – Photo prise par Alexandre Calleau

Fragil : Julie, vous avez montré votre incroyable tempérament dramatique à Angers Nantes Opéra, en Reine Gertrude dans Hamlet d’Ambroise Thomas en 2019, et en Sesto de La clémence de Titus de Mozart en 2021. Quelles traces ces spectacles vous ont-ils laissées ?

Julie Robard-Gendre : J’ai adoré jouer ces deux spectacles. J’espère refaire le rôle de la Reine Gertrude et travailler à nouveau avec le metteur en scène Frank van Loecke, une belle rencontre. Pierre-Emmanuel Rousseau, qui signait La clémence de Titus, est un superbe directeur d’acteurs, connaissant parfaitement la musique et les chanteurs, ce qui est très rare. Lorsque nous arrivons en effet face au public, nous nous sentons en sécurité pour oser de nouvelles choses en allant plus loin dans l’exploration de nos personnages. Sesto est une figure tragique, que je serais heureuse de retrouver. À chaque représentation, j’étais en pleurs durant la confrontation avec Titus : un sillon s’était creusé pendant le spectacle, m’amenant dans cette forte émotion.

« La tragédie de Carmen » mise en scène par Florent Siaud au Festival de Saint-Céré – Photo prise par Loran Chourrau

J’aime restituer ces caractères dangereux avec peu de choses, juste par une présence – Sébastien Droy

Fragil : Sébastien, vous avez exploré des registres totalement opposés de l’univers de Jacques Offenbach en jouant Orphée dans Orphée aux enfers à Angers Nantes Opéra en 2016 et Franz, dans Les fées du Rhin à Tours en 2018. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Sébastien Droy : La production d’Orphée aux enfers était intéressante, mais mon rôle était court, même s’il était sympathique. Je préférerais chanter Vulcain dans cet ouvrage, correspondant davantage à ce que je porte en moi. Les fées du Rhin, dans un registre plus dramatique, m’a permis de montrer des aspects inattendus, à la manière de cette violence interne que je trouvais en jouant Ferrando, dans Cosi fan tutte de Mozart. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de vivre mes rôles plutôt que de les jouer. Le personnage de Franz est fou dès le départ, complètement imprévisible et meurtrier par nature. J’aime restituer ces caractères dangereux avec peu de choses, juste par une présence. C’est ce que je retrouve dans La tragédie de Carmen, dans un état violent mais contenu.

« La tragédie de Carmen » mise en scène par Florent Siaud au Festival de Saint-Céré – Photo prise par Loran Chourrau

Je serai Hérodias à Metz, un personnage abrupt et violent, passionnant à jouer – Julie Robard-Gendre

Fragil : Vous allez vous retrouver à l’Opéra de Metz en avril 2024 dans Salomé de Richard Strauss. Que représentent pour vous cet ouvrage et cette musique?

Julie Robard-Gendre : J’ai chanté du Richard Strauss l’an passé à Limoges en abordant le rôle du compositeur dans Ariane à Naxos, une partition au flux assez parlé, ponctuée d’étonnants moments de lyrisme au détour d’une phrase. Ce projet de Salomé m’enthousiasme; j’adore cet opéra. Je serai Hérodias à Metz, un personnage abrupt et violent, passionnant à jouer, qui me permettra d’explorer de nouvelles couleurs de ma voix.

Sébastien Droy : Je chanterai le rôle de Naraboth. Peu familier de ce répertoire, je prends le temps de le découvrir en m’y plongeant tranquillement. Je suis curieux…

J’aimerais pourtant faire davantage de concerts, pour revenir à la musique pure – Sébastien Droy

Fragil : Quels sont les autres projets qui vous tiennent à cœur ?

Julie Robard-Gendre : Je vais retrouver le rôle de Carmen à Liège en juin 2024, dans une mise en scène de Marta Eguilior et, à l’horizon, j’aborderai à Saint-Étienne celui de Santuzza de Cavalleria Rusticana de Mascagni, dans un spectacle de Nicola Berloffa: un concentré d’émotions !

Sébastien Droy : Après Salomé à Metz, je vais reprendre à l’étranger le rôle de Calisis dans Les Boréades de Jean-Philippe Rameau. J’adore servir ce répertoire du XVIIIème siècle et l’aspect solaire du personnage me touche beaucoup. J’aimerais pourtant faire davantage de concerts, pour revenir à la musique pure, en racontant notamment les Passions de Bach en tant que récitant, ou en proposant des récitals, afin de dire les textes avec le plus de sincérité possible.

« La tragédie de Carmen » mise en scène par Florent Siaud au Festival de Saint-Céré – Photo prise par Loran Chourrau

J’ai été appelée in extremis pour incarner Marguerite dans La damnation de Faust de Berlioz à Erfurt – Julie Robard-Gendre

Fragil : Pouvez-vous citer un souvenir particulièrement intense dans votre itinéraire artistique ?

Julie Robard-Gendre : J’aimerais revenir sur deux moments. En janvier dernier, j’ai chanté en concert le rôle de Perséphone dans Ariane de Massenet, pour un enregistrement qui vient de paraître chez Palazzetto Bru Zane. L’orchestre dirigé par Laurent Campellone était sublime et jamais je n’avais entendu un chœur aussi beau, même si je préfère jouer sur scène. Plus récemment, j’ai été appelée in extremis pour incarner Marguerite dans La damnation de Faust de Berlioz à Erfurt. J’ai réussi à tenir le rôle et tout était parfait dans cette production donnée en plein air devant la cathédrale, dans un cadre magique.

Sébastien Droy : Pour moi, c’était hier soir*, dans La tragédie de Carmen au Château de Castelnau. Je me sentais vraiment bien durant cette représentation.

* L’entretien a été effectué le jeudi 10 août 2023

Avec nos remerciements à Christine Gateuil, propriétaire de l’hôtel du Touring à Saint-Céré, où s’est déroulé cet entretien

Affiche Festival Saint-Céré

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017