29 avril 2016

Fête suspendue au dessus d’un gouffre

OPERA. La comédie musicale de John Kander, « Cabaret » (1966), dans la vision perturbante d’Olivier Desbordes, a été l’un des temps forts de l’édition 2014 du festival de Saint-Céré. Le metteur en scène retrouvera cet été lors de ce même festival un contexte semblable avec « L’Opéra de Quat’sous » de Kurt Weill, créé à Berlin en 1928.

Fête suspendue au dessus d’un gouffre

29 Avr 2016

OPERA. La comédie musicale de John Kander, « Cabaret » (1966), dans la vision perturbante d’Olivier Desbordes, a été l’un des temps forts de l’édition 2014 du festival de Saint-Céré. Le metteur en scène retrouvera cet été lors de ce même festival un contexte semblable avec « L’Opéra de Quat’sous » de Kurt Weill, créé à Berlin en 1928.

L’action de Cabaret a pour cadre les nuits de la capitale allemande, à une époque particulièrement troublée de son histoire. C’est le lieu des excès les plus fous et de tous les possibles, une période de création et de liberté, où l’on ose tout. Mais derrière l’éclat des paillettes, quelque chose d’effrayant est en marche. Le spectacle d’Olivier Desbordes, porté par une troupe explosive, exprime de manière poignante l’urgence de rire encore une fois et d’oser vivre, dans un monde qui bascule dans les ténèbres.

[aesop_image force_fullwidth= »off » lightbox= »on » captionposition= »left » credit= »Photo : Guy Rieutort » caption= »L’action de Cabaret a pour cadre les nuits de la capitale allemande, à une époque particulièrement troublée de son histoire. » align= »center » alt= »L’action de Cabaret a pour cadre les nuits de la capitale allemande, à une époque particulièrement troublée de son histoire. » imgwidth= »100% » img= »http://fragil.org/wp-content/uploads/2016/05/15foulecoul.jpeg »]

« Willkommen, Bienvenue, Welcome ! »

Ces formules de bienvenue en trois langues, chantées par le maître de cérémonie, ont été immortalisées par le film que Bob Fosse a réalisé en 1972, d’après cette comédie musicale, avec Liza Minnelli. Elles reflètent l’ouverture artistique et intellectuelle qui régnait alors à Berlin, et son aspect cosmopolite. Olivier Desbordes a précisément choisi de raconter une histoire d’artistes et de gens de théâtre, et le décor représente une cour d’immeuble bordée par des coulisses et des loges d’acteurs. La confusion entre la fiction et la réalité, le grotesque et le pathétique, est partout, et le maître de cérémonie orchestre une fête où l’on se dépêche de rire avant d’être obligé de pleurer.

[aesop_quote type= »pull » quote= »Le spectacle d’Olivier Desbordes, porté par une troupe explosive, exprime de manière poignante l’urgence de rire encore une fois et d’oser vivre, dans un monde qui bascule dans les ténèbres » direction= »left » parallax= »on » size= »2″ align= »center » height= »auto » text= »#ffffff » background= »#282828″ width= »100% »]

A la fois narrateur, démiurge et témoin, Eric Perez insuffle à cette figure inquiétante une présence tourbillonnante, dans la chronique d’un désastre annoncé. C’est un rôle énorme, à la mesure de son talent et de sa sensibilité. Son jeu est sans cesse en mouvement : il amuse, trouble, questionne et nous échappe, et rappelle Helmut Berger dans son personnage insaisissable des Damnés de Luchino Visconti (1969) au cinéma.

[aesop_image force_fullwidth= »off » lightbox= »on » captionposition= »left » credit= »Photo : Guy Rieutort » caption= »L’écrivain en mal d’inspiration s’éprend de Sally Bowles, l’une des chanteuses du cabaret  » align= »center » alt= »L’écrivain en mal d’inspiration s’éprend de Sally Bowles, l’une des chanteuses du cabaret  » imgwidth= »100% » img= »http://fragil.org/wp-content/uploads/2016/05/Cabaret-Olivier-Desbordes3.jpeg »]

Ce cabaret, le Kit Kat Klub, a une fenêtre ouverte sur l’extérieur grâce aux créations vidéo de Béranger Thouin qui dévoilent des archives historiques, et des façades de théâtres berlinois en noir et blanc, renforçant le mélange entre l’illusion et le réel. Des personnages authentiques et hauts en couleur gravitent autour de ce lieu de la nuit : un écrivain en mal d’inspiration s’éprend de Sally Bowles, l’une des chanteuses du cabaret ; leur logeuse, Fräulein Schneider, est sur le point d’épouser l’épicier juif Herr Schultz. La chanteuse de jazz et de blues China Moses, fille de la célèbre Dee Dee Bridgewater, interprète avec une bouleversante sensibilité la première. Elle exprime, dans une énergie débordante et communicative, l’envie de vivre par delà les menaces, et elle enflamme le plateau par un chant rempli de lumière.

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[aesop_image force_fullwidth= »off » lightbox= »on » captionposition= »left » credit= »Photo : Guy Rieutort » caption= »Nicole Croisille apporte son tempérament hors du commun  » align= »center » alt= »Nicole Croisille apporte son tempérament hors du commun  » imgwidth= »75% » img= »http://fragil.org/wp-content/uploads/2016/05/28croisille.jpeg »]

Nicole Croisille apporte son tempérament hors du commun à la seconde, avec quelques instants de grâce et de poésie. Elle trouve en particulier dans cette figure de femme amoureuse, fragilisée par la montée de l’intolérance, les gestes touchants d’une petite fille : une enfance retrouvée pour faire face à l’horreur. Avant L’Opéra de Quat’sous que l’on verra notamment au festival de Saint-Céré cet été, cette magnifique artiste a connu un beau succès récemment dans la comédie musicale Irma la Douce au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Les murs du Kit Kat Klub s’effritent, Sally Bowles perd son emploi et une locataire de Fräulein Schneider a dénoncé l’épicier juif. Le microcosme du cabaret est contaminé par la folie des hommes.

Un volcan sur le point d’entrer en éruption

Le volcan est un texte de Klaus Mann paru en 1939. Il évoque ces jeunes qui, à l’époque, se glissaient dans des nuits semblables à celles du cabaret, sans réaliser l’imminence de la menace qui planait sur l’Europe. La proximité d’un tel volcan se manifeste dans le spectacle lorsque Ernst Ludwig ôte son imperméable, de façon anecdotique, dévoilant un brassard nazi.

[aesop_quote type= »pull » quote= »La fête pourrait nous laisser croire que l’on est à l’abri » direction= »right » parallax= »on » size= »2″ align= »left » height= »auto » text= »#ffffff » background= »#282828″ width= »100% »]

Le Kit Kat Klub s’absorbe dans les excès les plus fous, explore les désirs les plus secrets, tandis que les images vidéo révèlent une réalité de plus en plus sombre. La fête pourrait nous laisser croire que l’on est à l’abri, comme ce bal costumé pour échapper à une épidémie de peste dans Le Masque de la Mort Rouge d’Edgar Poe (1842). Dans Cabaret, l’on se travestit et l’on se masque également beaucoup. La chorégraphie très expressionniste de Glyslein Lefever exhibe la part d’ombre et la noirceur, tellement proche. Le voile de la fête fait songer aussi, dans une même thématique d’artistes mis à mal, à une pièce de Federico Garcia Lorca, Sans titre (1936), où des acteurs se pensent protégés de la réalité, qui les rattrape finalement, parce qu’ils répètent une pièce de Shakespeare.

Les derniers instants laissent sans voix. Herr Schultz chante, déguisé en clown. Patrick Zimmermann donne à ce rôle des accents d’une sincérité poignante. Derrière lui, ces images d’époque auxquelles on s’est habitué. Elles représentent un train. La destination se précise dans un ultime éclat de rire : « Arbeit macht frei, l’arrivée dans un camp. Le maître de cérémonie se tire une balle dans la tête.

Une grande partie de cette troupe est réunie pour la reprise de L’Opéra de Quat’sous, une œuvre qui appartient à cette époque troublée. On retrouve notamment Nicole Croisille, Patrick Zimmermann, Samuel Theis et Eric Perez, qui signe aussi la mise en scène avec Olivier Desbordes. Le spectacle a été créé à Clermont- Ferrand en novembre dernier. Il ne faudra pas manquer ses reprises aux prochains festivals de Figeac et Saint-Céré et en tournée en 2017.

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017