Interviewer Corrina Repp, c’est faire la connaissance d’une personnalité à la fois forte et à fleur de peau, sage et drôle. Programmée tard un vendredi soir dans le bar du lieu unique, exercice périlleux face à un public venu boire des coups sans forcément s’intéresser au synth-folk introspectif de la demoiselle, Corrina, seule à la guitare avec des pédales d’effets, s’en sortira avec une voix cassée et l’espoir de revenir à Nantes se produire dans des conditions plus confortables. Dans les loges avant de monter sur scène, elle plaisante et chantonne le jingle de Nostalgie, la radio de la voiture étant réglée sur cette station mythique pendant toute la tournée. Corrina Repp est une artiste dédiée à ses pratiques artistiques, déterminée à tracer sa voie en récoltant le plus de moments précieux sur la route.
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Une route qui l’a récemment amenée à se questionner. Après trois albums solo, elle se fait remarquer par Mark Kozelek (Red House Painters, Sun Kil Moon), qui publie en 2006 son quatrième disque The Absent and the Distant sur son label Caldo Verde. Elle embarque ensuite avec son compagnon Joe Haege pour l’aventure Tu Fawning, groupe qui gagne les honneurs de la critique et écume les scènes du monde entier. Après deux albums et une rupture amoureuse et artistique, The Pattern of Electricity (2015) est le premier album solo de Corrina Repp en pas loin de 10 ans. L’artiste revient pour Fragil sur ce disque-catharsis, ainsi que sur le parcours d’une artiste libre et humaine.
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Fragil : Quelles sont les influences avec lesquelles tu as grandi ?
Corrina Repp : Mon père passait beaucoup Bob Dylan, Neil Young ou les Rolling Stones. Adolescente, j’ai commencé à écouter des choses plus sombres comme Joy Division, The Cure, Siouxsie and The Banshees, New Order…A l’âge de 20 ans environ, j’ai travaillé dans un magasin de disques à Portland : c’est à ce moment-là que mon horizon s’est ouvert, et que j’ai appris beaucoup sur le jazz, la musique classique, le blues, le folk, le gospel…Tout cela a changé ma vie.
Fragil : Quelle est la musique qui t’inspire aujourd’hui ?
Corrina Repp : Depuis environ 8 ans, il y a un label à Portland qui s’appelle Mississippi Records qui sort de la musique incroyablement sombre, et c’est aussi une grande influence pour moi, à la fois dans ce que je crée et ce que j’écoute. Mes amis jouent dans les Fruit Bats et j’adore. Récemment, j’ai écouté des trucs plus contemporains, car je me sentais un peu à côté de la plaque. Par exemple Thee Oh sees, Damien Jurado, Kevin Morby… Beaucoup de songwriters en fait, parce que j’ai maintenant envie de prendre mon temps pour écrire des chansons et que mon travail soit imprégné par l’art du songwriting. Je trouve l’inspiration dans leur musique, notamment Damien Jurado, que j’écoute depuis des années et des années (fin des années 90, début des années 2000 en fait), que j’admire ; Kevin Morby qui est nouveau sur cette scène, Cass Mc Combs…J’écoute plutôt des artistes masculins, mais aussi féminines comme Emily Wells ou My Brightest Diamond.
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Fragil : Tu as récemment déménagé de Portland à Los Angeles. En quoi ce changement affecte ton style de vie et ta créativité ?
Corrina Repp : Il y a environ un an et demi, j’ai mis mes affaires dans un garde-meubles à Portland et je suis partie en tournée en Europe pendant 9 semaines, avant de prendre une sous-location à Los Angeles pendant 6 mois. Quand elle s’est terminée, j’ai décidé de continuer mon voyage. J’ai pris un boulot d’été sur la côte, dans l’État de Washington, qui est juste au-dessus de l’Oregon, juste à côté d’Astoria où ils ont filmé les Goonies. J’ai donc vécu dans beaucoup d’endroits, mais pendant 6 mois à Los Angeles, et…je suis tombée amoureuse de la ville ! L’électricité, l’énergie, c’est vraiment très dynamique. Il y a une grande diversité, tellement de gens différents, et tout le monde fait quelque chose d’intéressant. Vivre à Los Angeles m’a fait beaucoup de bien. Le fait de retrouver l’anonymat, de repartir de zéro,…et puis les paysages si différents, j’adore ! Et le soleil, ça ne fait pas de mal ! Je dois avouer que se réveiller et (littéralement) presque tous les matins regarder par la fenêtre et… (dans un soupir) « Le soleil » ! Je vis dans un quartier central de Los Angeles, je peux marcher sans avoir à prendre la voiture, j’ai donc une vie plutôt simple là-bas.
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Fragil : Pourquoi avoir quitté Portland où tu as vécu 21 ans ?
Corrina Repp : Tout le monde déménage à Portland, cela devient très cher de vivre là-bas, et ça me brise le cœur de voir la ville changer tellement ! Au lieu de m’en plaindre, j’ai décidé de partir. Portland, c’était une ville rêvée, avec une petite communauté artistique, très créative, où les artistes pouvaient vivre et travailler à des prix très abordables. Maintenant c’est impossible. Beaucoup de gens que je connais ont énormément de mal à joindre les deux bouts ou à trouver un logement abordable, car les anciens immeubles sont détruits pour être remplacés par des appartements.
Fragil : Cela fait plus d’un an que The Pattern of Electricity (2015) est sorti. C’est un album où tu évoques une période très douloureuse de ta vie liée à ta rupture avec ton ex-compagnon Joe Haege. N’est-ce pas aujourd’hui pénible de jouer ces morceaux sur scène ?
Corrina Repp : Je suis encore très passionnée par ce que je joue et ce que je chante, mais je me sens un peu déconnectée c’est sûr. Je ne le ressens pas de la même manière. C’était un moment très douloureux, sûrement le moment le plus triste et le plus sombre de toute ma vie, mais faire ce disque a été pour moi une thérapie et m’a permis d’envisager les choses de manière positive. Après ces deux ans, ce qui est finalement un temps très court, je sens que j’ai triomphé de ce tout ce que j’ai traversé, et que je suis plus heureuse, forte et en paix avec moi-même. Et c’est ce disque qui m’a permis de me sentir à nouveau humaine. Je crois très fort au pouvoir qu’a la musique de soigner. J’ai dû pleurer en écrivant la moitié des chansons pour cet album, car c’était pour moi comme une libération de pouvoir écrire et chanter ce que je ressentais.
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Fragil : La pochette de ton dernier album semble faire référence à toutes les émotions que tu as déversées dans tes chansons, avec ton visage qui se transforme en une espèce de chute d’eau. D’où vient l’idée de ce visuel ?
Corrina Repp : Nous travaillions sur le design de l’album avec un ami et il m’a simplement dit : « Et si on mettait ton visage sur la pochette? ». Je ne voulais pas vraiment, ce n’est pas quelque chose que je me sens obligée de faire, même si les gens le suggèrent. Et puis nous avons continué à travailler sur ce montage et un ami est arrivé avec cette photo de moi et de la chute d’eau qui sort de mon visage et je me suis dit : « Oui, c’est ça ! » J’avais aussi d’autres idées avant celle-ci, comme une œuvre d’art abstraite complètement bizarre, mais il faut aussi avoir certaines choses en tête. Tout le monde semble obsédé aujourd’hui par ce que ta pochette va rendre en tant que miniature, par exemple sur Spotify ou sur Itunes. J’ai pensé que celle-ci était frappante, et qu’en la voyant en passant devant un magasin de disques, on ne saurait pas de quel genre de musique il s’agit, et c’est ce que je veux quand je regarde une pochette.
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Fragil : Il s’est écoulé presque 10 ans entre la sortie de tes deux albums solo. Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de composer et de chanter ?
Corrina Repp : Ma manière de chanter a beaucoup évolué. J’ai toujours vécu en appartement et j’avais l’habitude de chanter et d’écrire des chansons de manière très calme, en parlant presque, et ce contexte a certainement influé sur mes chansons. Je n’aime pas qu’on m’entende quand je compose, car je trouve que c’est un processus intime. Je n’ai pas envie de partager avec d’autres personnes les moments où je retravaille encore et encore les mêmes parties. C’est donc aussi pour ça que ma voix était aussi douce. J’avais également cette habitude d’écrire des chansons très rapidement afin qu’elles soient le plus organique possible. Désormais, j’aime l’idée de travailler sur une chanson pendant deux semaines, à essayer de trouver les paroles parfaites. Je suis beaucoup plus intriguée par l’art du songwriting aujourd’hui, d’autant plus que je suis en train d’écrire mon nouveau disque. J’essaie de me rappeler [de me dire des choses comme] « Ce n’est pas assez bon, tu peux faire mieux ! » Quand tu tournes beaucoup avec un disque, c’est bon d’avoir travaillé dur sur une chanson et de trouver la manière parfaite de dire quelque chose, car après si tu n’es pas satisfait des paroles, tu sais que tu vas devoir les chanter encore et encore. J’aime l’idée d’être plus patiente aujourd’hui. J’ai aussi fait partie d’un groupe entre les deux disques où je devais vraiment chanter ; j’ai pris des cours de chant il y a plusieurs années et cela m’a permis de m’améliorer en tant que chanteuse et de prendre confiance pour exprimer mes sentiments (rires).
Fragil : Quel est ton instrument de prédilection ?
Corrina Repp : Mon instrument de prédilection est la guitare, mais pour l’album qui suivra [celui que je m’apprête à enregistrer], même si c’est encore très loin pour l’instant, j’aimerais faire une pause et trouver un autre instrument. Je joue un peu de piano et de batterie, et j’ai même composé certaines chansons grâce à un rythme de batterie.
Fragil : Tu as dit récemment vouloir te concentrer sur des choses simples, et notamment pouvoir composer dans des endroits reculés. Quelles sont pour toi ces choses simples de la vie ?
Corrina Repp : Je n’ai jamais réussi à vivre de ma musique, j’ai toujours eu besoin d’un boulot quasiment à plein temps pour pouvoir payer mes factures, et en même temps, je devais trouver du temps pour exprimer ma créativité, ce qui est un challenge. J’ai toujours rêvé de pouvoir partir un week-end et de n’avoir rien d’autre à faire que de la musique, dans la nature, ce qui était l’un des objectifs de la résidence de 8 jours que je viens de faire près de Reims. L’idée était de faire des performances artistiques dans un vieux couvent, dans un petit village au milieu de la nature. Je suis incroyablement inspirée par la nature ! C’est pour ça que je recherche un lieu dans le désert près de Los Angeles pour travailler aussi, et que j’ai adoré le concert d’hier dans les Vosges, à côté de Remiremont. Ils avaient monté une scène dans la forêt, il y avait des lumières partout, un grand feu de camp, tout le monde était en manteau et buvait du thé. Ils prévoient d’organiser d’autres concerts là-bas. Pour moi c’était l’endroit idéal !
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J’ai voulu me concentrer sur des choses simples car à un moment difficile de ma vie, j’avais uniquement une vision d’ensemble oppressante, qui me rendait triste et déprimée. Je ne comprenais pas le sens de la vie. Je ne voyais que le côté « avoir une maison, avoir une jolie voiture, avoir un mari et une famille… » Toutes ces choses que tu es censé avoir…Mais plus j’y pensais, et plus je me rendais compte que je trouvais du plaisir dans plein de petites choses que je faisais tous les jours. J’ai donc changé ma façon de penser pour regarder les choses dans le détail plutôt que dans leur ensemble. J’adore les animaux par exemple, donc des choses simples comme être avec un chien ou un chat, aller marcher dans les bois, faire les choses toute seule comme voyager (j’adore voyager seule, je trouve ça tellement fort), passer du temps avec des amis, rencontrer des inconnus, être au milieu de nulle part où personne ne peut t’entendre, un bon repas avec un bon ami…Ce sont plein de choses que j’aime. Je fais aussi du yoga et de la marche dans la nature, c’est ma manière de méditer à moi et de me recentrer. Ça m’aide vraiment. Quand je suis à Los Angeles, ce qui est marrant c’est qu’il est très facile de trouver des coins de nature paisibles : marcher dans Griffith Park, aller dans les parcs de Death Valley ou Joshua Tree…Ma journée idéale ce serait sûrement : me réveiller, prendre un café, aller marcher à Griffith Park ou à Malibu où se trouvent les montagnes de Santa Monica d’où l’on a une vue sur l’océan, aller voir un spectacle comique, ou un film…Des choses vraiment simples.
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Fragil : Tu fais de la musique, tu as joué dans Portlandia et dans quelques films, ces formes d’art sont-elles complémentaires pour toi ?
Corrina Repp : Non, toutes ces formes d’art sont très différentes. Elles me demandent beaucoup, me poussent à m’exprimer pas forcément par rapport à ce qui me nourrit. Ce qui me nourrit, c’est l’énergie de la créativité, c’est faire quelque chose qui me fait peur, et donc c’est le point commun entre ces choses, car c’est un défi à chaque fois pour moi. Mais elles exigent vraiment quelque chose de différent.
J’ai dû jouer dans 7 ou 8 épisodes dans 4 saisons de Portlandia (une série à sketches comiques qui se moque avec tendresse de la boboisation de la ville de Portland, Oregon, ndlr), mais je n’ai pas joué dans les 2 dernières saisons car ils doivent penser que j’ai déménagé, ce qui est en partie vrai (sourire). La série est devenue très populaire, et c’était vraiment amusant d’être dedans. Portlandia est de plus en plus connue en France par rapport à il y a quelques années. C’est certainement une série que les Européens des grandes villes comprendraient le mieux, là où on trouve des cafés, des cafés bio… Jouer ce n’est pas quelque chose que j’ai beaucoup pratiqué, comparé à Fred Armisen dans Portlandia qui a fait ça toute sa vie, qui est très talentueux, et quand on réussit face à lui, on se dit « Oui, j’ai réussi ! ». Alors que la musique, j’ai beaucoup d’expérience, j’en ai fait pratiquement toute ma vie.
Fragil : Joues-tu des nouvelles chansons sur scène et quand peut-on attendre un nouvel album ?
Corrina Repp : Je joue trois nouvelles chansons sur cette tournée, car j’ai déjà écrit la plupart des morceaux de l’album. Je vais enregistrer pendant un mois, peut-être un mois et demi en novembre à Louisville, Kentucky, avec le batteur du groupe Menomena, Danny (Seim, ndlr). Il devrait donc être terminé en mars ou avril, et sortir à l’automne 2017. J’aime me laisser un peu de temps pour éventuellement composer une chanson qui manquerait au chemin que prend l’album.
Fragil : Quel est l’état d’esprit de ce nouvel album?
Corrina Repp : Je ne sais pas…Il est certainement lié au fait que je n’ai pas de maison depuis un an et demi, et que je bouge tout le temps : j’aurai écrit des chansons en France, à Los Angeles, à Portland, sur la côte de l’État de Washington…Il a aussi un côté aventurier, car ne pas avoir de chez-moi m’a demandé de rassembler beaucoup de force. En fait, il parle surtout du fait d’être libre et d’être mortel.