18 février 2021

Jean-Luc Ballestra dans « Madame Butterfly » à Metz : une victoire sur le destin !

Après Scarpia dans « Tosca » en 2019, le baryton Jean-Luc Ballestra vient de retrouver Puccini à l’Opéra de Metz en jouant Sharpless de « Madame Butterfly » dans des conditions particulières.

Jean-Luc Ballestra dans « Madame Butterfly » à Metz : une victoire sur le destin !

18 Fév 2021

Après Scarpia dans « Tosca » en 2019, le baryton Jean-Luc Ballestra vient de retrouver Puccini à l’Opéra de Metz en jouant Sharpless de « Madame Butterfly » dans des conditions particulières.

Dans la situation insupportable que traverse le spectacle vivant, pour les artistes comme pour le public, plusieurs maisons d’opéra ont malgré tout le courage de maintenir des répétitions pour qu’une captation puisse se faire, afin de toucher le plus grand nombre. C’est ainsi que l’Opéra de Rouen propose sur son site internet depuis le 26 janvier la très belle mise en scène d’Eric Ruf de Pelléas et Mélisande de Debussy, avec Nicolas Courjal, en état de grâce et bouleversant d’humanité pour son premier Golaud. Angers Nantes Opéra est parvenu à répéter jusqu’au bout son premier spectacle de la saison, Iphigénie en Tauride de Gluck, pour deux représentations à Angers fin octobre. Celles de Nantes n’ont pu se faire en décembre, mais une captation garde des traces du spectacle, dans lequel Jean-Luc Ballestra interprète le rôle de Thoas. Le baryton a ensuite participé en janvier à une nouvelle production de Madame Butterfly de Puccini à l’Opéra Théâtre de Metz, dont la captation sera diffusée prochainement.

Jean-Luc Ballestra

Jean-Luc Ballestra est un magnifique artiste qui s’empare de chacun de ses rôles avec une captivante intensité. Parmi les beaux moments qui ont jalonné sa carrière, il a été un troublant Cyprien dans Yvonne Princesse de Bourgogne de Philippe Boesmans au Palais Garnier (2009), un Escamillo touchant et mélancolique dans la vision de Carmen de Jean-François Sivadier à l’Opéra de Lille (2010) et un éclatant Ramiro dans L’heure espagnole de Ravel, pour ses débuts à la Scala de Milan (2016). En attendant de le retrouver sur scène pour des émotions en direct et partagées, il a accordé un entretien à fragil.

« Ce qui est bouleversant à jouer d’autant que dans la balance, il y a la vie d’un enfant et celle d’une mère atteinte de folie amoureuse. »

Fragil : Vous venez d’incarner pour la première fois le rôle de Sharpless, dans Madame Butterfly de Puccini à l’Opéra de Metz. Comment présenteriez-vous ce personnage ?

Jean-Luc Ballestra : C’est l’un des rares personnages de gentils dans le répertoire de baryton. Sharpless se révèle en effet d’une profonde humanité et d’une réelle empathie face au drame qu’il sent venir dès le début. C’est pourquoi il met en garde Pinkerton, un lâche absolu et totalement inconséquent, en prenant sur lui la responsabilité de l’autre. Choqué par le jeune âge de  Cio Cio San (Madame Butterfly), que l’on a abusée,  il tente de rattraper le mal qui a été fait. Ce qui est bouleversant à jouer d’autant que dans la balance, il y a la vie d’un enfant et celle d’une mère atteinte de folie amoureuse. Sharpless est un peu le « Jiminy Cricket » de cet opéra. Il a par ailleurs de belles phrases à chanter, qui restent lumineuses même dans les moments dramatiques. L’énergie du personnage est aux antipodes de celle de Scarpia dans Tosca, qui réunit tous les vices sous un vernis de belle éducation, jusqu’à en être fascinant.  Sharpless demeure plein de noblesse, avec un côté père de famille.

 

« Madame Butterfly » mis en scène par Giovanna Spinelli à l’Opéra Théâtre de Metz

 

« Il est difficile de trouver les mots pour qualifier la richesse du travail d’Agnès Jaoui. »

Fragil : Vous avez justement joué cette figure inquiétante de Scarpia dans Tosca, un autre opéra mythique de Puccini, dans une mise en scène de l’actrice Agnès Jaoui en 2019, dans le cadre du Festival « Opéra en plein air ». Quel souvenir en gardez-vous ?

Jean-Luc Ballestra : La rencontre avec ce personnage a été un choc et je rêvais de l’interpréter depuis toujours. Il est difficile de trouver les mots pour qualifier la richesse du travail d’Agnès Jaoui, mais aussi son côté très humain, sa générosité et son sens du partage, qui lui viennent du théâtre. Elle s’est toujours montrée bienveillante et à l’écoute, obtenant ainsi le meilleur de ses artistes. Son approche était positive à tous les niveaux, en basant sa direction d’acteurs sur l’émotion. C’est rassurant pour un interprète d’être épaulé par des personnes de ce calibre. Les conditions de cette Tosca étaient difficiles, car nous jouions en plein air et sous la canicule, en enchaînant les spectacles sans pauses, mais c’est un souvenir fondamental. Tout a commencé  par une séance de lecture du texte avec Agnès, et ce travail en dehors du carcan de la musique s’est vraiment avéré passionnant. C’est génial d’explorer ainsi les intentions pour chercher à mieux comprendre. Celle qui nous dirigeait nous a amenés à ce qu’elle voulait sans tensions, tout en s’adaptant à ce que l’on était, dans une vraie construction de tous les jours, millimètre par millimètre. Elle portait en elle plein d’images et j’avais le sentiment de travailler avec elle depuis toujours.

 

Répétition de « Tosca » mise en scène par Agnès Jaoui. Festival Opéra en plein air – 2019 © Teresa Suarez

« C’est un crève-cœur de partager cet échange avec une telle interprète. »

Fragil : Qu’est-ce qui vous touche dans Madame Butterfly, que vous jouez en ce moment ?

Jean-Luc Ballestra : C’est la qualité musicale de l’écriture dans une énergie qui se passerait de paroles, aux portes de la musique de cinéma. Tous ces thèmes qui reviennent, les leitmotivs, sont géniaux. C’est ainsi que celui de la mort du père de Madame Butterfly apparaît comme une prédestination, et revient tout au long de l’opéra. A chaque fois qu’elle pense à la mort, ce thème réapparaît. Nous travaillons avec une cheffe d’orchestre italienne, Beatrice Venezi, d’une humanité incroyable, toujours en recherche et techniquement brillante. Elle est vraiment immergée dans la musique,  connaît la partition par cœur et  chante avec nous tout en nous dirigeant. A l’écoute des artistes, elle en tire également le meilleur. L’équipe artistique réunie pour ce spectacle est aussi de tout premier plan et les chanteurs sont superbes. Francesca Tiburzi, l’interprète de Cio Cio San,  a une voix sublime et montre beaucoup d’implication dramatique. Elle vit son rôle de façon intense et j’ai la chance de chanter avec elle un énorme duo au deuxième acte, lors d’une confrontation où Sharpless doit lui dire les choses pour qu’elle arrête d’être dans un rêve. Quelque chose se brise en elle, mais elle reste aveugle, prise dans une véritable folie. C’est un crève-cœur de partager cet échange avec une telle interprète. Le trio du troisième acte entre Pinkerton, Suzuki et Sharpless est également un moment de grâce. Ce sont de tels instants de plaisir que l’on aime vivre, après toutes les frustrations de ces derniers mois. La base de notre métier est d’être sur scène !

 

Opéra « Madame Butterfly » Giacomo Puccini

Fragil : Quelles sont les particularités de ce spectacle que vous avez répété à Metz, dans la mise en scène de Giovanna Spinelli ?

Jean-Luc Ballestra : C’est une production très féminine et je suis convaincu par ce projet qui repose sur une transposition tout en suivant l’action et la partition, dans le respect de la temporalité. Le concept est remarquable et très subtile, les costumes sont magnifiques et des personnages joués par des comédiens nous accompagnent sur le plateau. Je n’en dis pas plus, pour laisser les spectateurs découvrir par eux-mêmes lors de la captation qui sera diffusée sur internet.

 

Opéra « Madame Butterfly » Giacomo Puccini

 

Fragil : Ce spectacle n’est effectivement pas destiné à être représenté en public pour l’instant, comment se sont passées les répétitions dans ce contexte particulier ?

Jean-Luc Ballestra : J’adresse un très grand merci à Paul-Emile Fourny et à ses équipes de l’Opéra-Théâtre de Metz, pour nous avoir permis d’aller au bout de ce projet et pour que le côté financier n’y mette pas un terme. Les conditions sanitaires des répétitions étaient particulières, avec notamment le port du masque, mais nous nous sentions  bien protégés  grâce au professionnalisme de chacun. Nous avons essayé de rendre justice à cette belle musique qui est éprouvante pour les chanteurs, à commencer par le rôle de Madame Butterfly. Thomas Bettinger est également impressionnant en Pinkerton ; c’est l’un des plus beaux représentants de la magnifique génération de ténors français actuels. Le déroulé des répétitions a été cependant le même que d’habitude. Le 3 janvier, on ne savait toujours pas si le spectacle allait aboutir et si on allait jouer en public ou non, ce qui était un peu angoissant. On a vécu au jour le jour, tout en avançant les répétitions et en faisant de belles rencontres sur le plateau, et on y a cru…

 

Opéra « Madame Butterfly » Giacomo Puccini

« La responsabilité des artistes est de remettre du sens dans la vie : on ne peut sans cesse redouter la mort. Il faut vivre !« 

Fragil : Vous avez repris contact avec la scène en septembre dernier, en interprétant Thoas dans Iphigénie en Tauride de Gluck à Angers Nantes Opéra. Comment avez-vous vécu ces retrouvailles après de longs mois de confinement et d’interruption forcée ?

Jean-Luc Ballestra : J’avais beaucoup de doutes et d’appréhensions pour ce retour à la scène. La voix allait-elle reprendre le rythme ? J’ai été entouré de gens très compétents et de collègues adorables, comme Sébastien Droy ou Marie-Adeline Henry, que je connaissais déjà : j’ai besoin de vivre de fortes expériences humaines. L’accueil d’Alain Surrans, le directeur d’Angers Nantes Opéra, et de toute l’équipe, a été formidable, et ils se sont tous montrés extrêmement présents. Thoas est un rôle difficile pour ma tessiture, dans lequel je me suis un peu perdu. C’est pour cela que j’ai été très heureux de retrouver avec Sharpless un personnage mieux adapté à ma voix. Musicalement, c’était magnifique et le chef Diego Fasolis a fait un beau travail. J’ai bien réussi la première, mais j’étais à côté de l’évènement le jour de la captation. C’est certainement l’un des revers du confinement, car c’est très compliqué et même surréaliste de reprendre après une telle situation. On sentait malgré tout une vraie ferveur dans le théâtre pour que le spectacle aille au bout. Pour Iphigénie en Tauride comme pour Madame Butterfly, nous avons accompli une mission et une vraie victoire sur le destin. Lors des représentations d’Iphigénie à Angers, ça faisait du bien d’entendre des applaudissements face à nous, par des spectateurs en manque d’émotions positives. La communion était salvatrice pour tout le monde et nous étions conscients du bien-être que nous donnions en jouant ce spectacle. La responsabilité des artistes est de remettre du sens dans la vie : on ne peut sans cesse redouter la mort. Il faut vivre !

 

« Iphigénie en Tauride » mis en scène par Julien Ostini. Angers Nantes Opéra, octobre 2020. ©Jean-Marie Jagu

 

« J’y trouve un parallèle avec la situation actuelle : Thoas meurt de sa peur de mourir. »

Fragil : Quelles étaient les spécificités de la mise en scène de Julien Ostini d’Iphigénie en Tauride ?

Jean-Luc Ballestra : C’était visuellement très réussi, et j’ai eu la chance de porter l’un des plus beaux costumes de ma carrière. Il a fallu deux mois pour en faire les broderies…bravo aux ateliers de costumes ! Le rôle de Thoas est   celui d’un méchant comme on les aime à l’opéra, qui apporte une rupture dramatique par sa folie et son angoisse. J’y trouve un parallèle avec la situation actuelle : Thoas meurt de sa peur de mourir, ce qui était très bien restitué par la mise en scène. Bravo à Julien d’avoir réussi à monter ce spectacle malgré d’énormes contraintes artistiques, et d’avoir mené le projet à son terme, malgré tout, avec le soutien indéfectible des équipes d’Angers Nantes Opéra. J’espère de tout cœur revenir chanter à Nantes et à Angers, deux villes où je me suis vraiment senti bien et où je suis très heureux d’avoir vécu ça.

« Cet opéra me rappelle énormément le rapport au drame développé par Puccini. »

Fragil : Parmi vos projets, vous allez reprendre le rôle d’Albert dans Werther de Jules Massenet, en juin à l’Opéra de Nice. Que représentent pour vous ce rôle et cet opéra ?

Jean-Luc Ballestra : C’est un rôle que j’ai chanté plusieurs fois, notamment à Moscou, sous la direction de Luciano Acocella, avec Karine Deshayes en Charlotte, et à Rome, sous la direction de Jesus Lopez Cobos, l’un de mes plus beaux souvenirs de travail avec un chef qui vivait la musique avec moi. Cet opéra me rappelle énormément le rapport au drame développé par Puccini. Pour moi, Albert ne se réduit pas qu’à un mari jaloux, et je suis allé chercher d’autres choses chez ce personnage blessé, qui n’est pas aimé en retour par celle qu’il aime. Je le trouve touchant, dévoué, et sincèrement épris de Charlotte dont l’amour est ambigu. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mariage arrangé, et la chute pour Albert est terrible. C’est pour cela qu’il en devient méchant.

 

Fragil : Quels sont vos espoirs pour l’avenir proche de l’opéra et du spectacle vivant ?

Jean-Luc Ballestra : Je ne doute pas que la vie va reprendre ses droits et que l’opéra retrouvera sa place, pour apporter un supplément d’âme aux spectateurs. Mais sous quelle forme cela va-t-il reprendre ? J’espère de tout cœur ce retour à la normale et des retrouvailles avec le public…

 

« Tosca » mise en scène par Agnès Jaoui (Festival Opéra en plein air, 2019): « Violenza non ti faro. Sei libera. (…) La regina farebbe grazia a un cadavere! » Libre de partir mais condamnation à mort de Mario, tout le sadisme de Scarpia dans cette phrase. © Teresa Suarez

 

Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017