Célie Pauthe dirige depuis 2013 le Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté, où cette Bérénice a été créée le 24 janvier 2018. L’Odéon Théâtre de l’Europe a ensuite programmé ce spectacle du 11 mai au 10 juin de la même année, aux Ateliers Berthier, un lieu associé au nom de Racine puisqu’il a été inauguré en 2003 pour le théâtre, avec la mémorable Phèdre mise en scène par Patrice Chéreau. Célie Pauthe est entrée dans cet univers racinien, nourrie par des œuvres de Marguerite Duras, dont elle a monté en 2015 un diptyque composé de La bête dans la jungle, d’après Henry James, et de la maladie de la mort, présenté notamment au Théâtre National de la Colline. C’est à ce moment qu’elle a découvert Césarée, qui a été une porte d’entrée sur Bérénice. Racine et Duras se frôlent en effet sur plusieurs motifs, comme ceux de la captivité amoureuse et de l’exil. Dans l’envoûtant film India Song (1975), le vice-consul de Lahore crie le nom de celle dont il est fou amoureux, Anne-Marie Stretter, qui vit désormais en Inde avec son mari, et qui s’appelait auparavant Anna Maria Guardi, « son nom de Venise dans Calcutta désert ». Le thème de l’ailleurs se décline aussi dans la Chine du barrage contre le pacifique (1950) ou de L’amant (1984). Dans la pièce de Racine, Bérénice et Titus s’aiment d’un amour réciproque, et la princesse de Judée est partie de son pays pour suivre l’envahisseur jusqu’à Rome. À la mort de son père Vespasien, Titus devient empereur, mais la loi romaine lui interdit d’épouser une princesse étrangère. De plus, Antiochus, l’ami de Titus, est épris de Bérénice. Dans cette situation extrême, Célie Pauthe invente un théâtre où l’on peut crier un amour.
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Césarée, entre captivité et répudiation
Antiochus dit les premiers mots de la tragédie de Racine, il en prononce aussi le dernier, « Hélas ». Ainsi, cette figure de l’amour impossible intervient aux deux extrémités de la pièce, en l’enveloppant de sa douleur. A la scène 4 de l’acte 1, il rappelle le carnage des romains lors du siège de Césarée, « un siège aussi cruel que lent », dans des images « de flammes, de la faim » où Titus « laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines ». Mais cette ville de désolation est aussi associée au sentiment amoureux qu’Antiochus éprouve pour Bérénice. Il poursuit ainsi son discours, « Je demeurai longtemps errant dans Césarée, lieux charmants où mon cœur vous avait adorée ». Dans ce climat de guerre, la Princesse a cependant écouté les battements de son cœur en quittant son peuple au bras de l’ennemi, « Rome vous vit, Madame, arriver avec lui ». Mounir Margoum sculpte les vers raciniens avec beaucoup d’intensité, tout en apportant une belle profondeur à la figure tourmentée d’Antiochus, voyeur malgré lui d’une passion qui lui fait mal.
[aesop_image imgwidth= »60% » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2020/02/Bérénice-2©Elisabeth-Carecchio.jpg » credit= »Elisabeth Carecchio » align= »center » lightbox= »on » caption= »Titus et Bérénice » captionposition= »center » revealfx= »off » overlay_revealfx= »off »]
…il est émouvant d’entendre la voix de Marguerite Duras prolongeant en un troublant écho les mots de Racine…
La ville de Césarée est également au centre du court métrage dont on voit des extraits entre les actes, comme des respirations, sur lesquelles il est émouvant d’entendre la voix de Marguerite Duras prolongeant en un troublant écho les mots de Racine. Il ne subsiste que des bribes de douleurs contrastées, toujours à vif, dans la mémoire d’une destruction, de l’exil puis de la répudiation qu’exigent les romains. Les formules sont lapidaires mais pénétrantes et d’une poignante vérité, comme « La douleur de leur séparation », « Tout détruit. Tout a été détruit », « Césarée. Cesarea. Capturée. Enlevée. Emmenée en exil sur le vaisseau romain. », « Lui. Le criminel. Celui qui avait détruit le temple de Jérusalem ». Les images représentent des vues improbables de Paris, des ponts, des berges ou d’imposantes sculptures dans des jardins, ce qui donne au film un côté intemporel, parfaitement intégré à l’atmosphère et à la force du spectacle. La scénographie de Guillaume Delaveau joue sur des nuances de blanc, de l’écran du fond, où l’on voit Césarée, à un voile, sur le côté, qui symbolise l’orient ou la tragédie, en passant par le sol, recouvert d’un sable d’une blancheur irréelle, poussière ou cendres, mémoire de ce qui reste, en écho à ces superbes formules de Marguerite Duras, « Le sol. Il est blanc. De la poussière de marbre mêlée au sable de la mer ».
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Les larmes d’une princesse et celles d’un Empereur
Les éléments de décor sont un canapé gris et une table basse, et les éclairages de Sébastien Michaud enveloppent ces cœurs blessés d’une lumière intime. Mélodie Richard explore avec beaucoup de justesse le cheminement intérieur de Bérénice, très incarné. Elle entre en scène en riant en compagnie de Phénice, sa confidente, une coupe de champagne à la main. Sa superbe robe émeraude, conçue par Anaïs Romand, donne au drame une touche de couleur, quand tout semble encore possible. La princesse est d’abord complètement aveuglée par sa passion pour Titus, malgré les avertissements. Elle affirme son refus de la réalité à la fin des deux premiers actes, dans une confiance désespérante « Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler : il verra le sénat m’apporter ses hommages », ou en évacuant tout malentendu sur ces mots « Si Titus est jaloux, Titus est amoureux». L’actrice s’empare ensuite, par une présence intense, de toutes les nuances de la souffrance amoureuse, dans un mouvement qui rappelle de travail de deuil. Bérénice prend en effet peu à peu conscience de l’état d’abandon dans lequel elle se trouve, notamment dans cette réplique sans appel « Je me suis crue aimée » ; elle échange quelques mots avec Phénice en hébreux, pour se rattacher à ses racines. Complètement anéantie, dans l’imminence de la séparation, elle se couvre la tête d’un casque d’or, vague réminiscence d’un pouvoir perdu, et elle crie, d’une voix étranglée par les sanglots, « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? » La voix-off de Marguerite Duras résonne comme un chœur de tragédie antique, « Répudiée pour raison d’état. Le sénat a parlé du danger d’un tel amour ».
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« Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez! »
La conduite du nouvel empereur est dictée par cette raison d’état, après la mort de son père. L’appel de la gloire est récurrent dans les répliques de Titus, particulièrement dans ses confrontations avec Bérénice, mais l’homme de pouvoir vacille ici sous la puissance de son amour. Eugène Marcuse apporte au jeune monarque une vibrante humanité, sa rigidité s’effritant peu à peu, dans un regard et des accents mélancoliques. Lors de son entrée en scène, il jette sur la table basse sa couronne de lauriers, symbole d’un pouvoir devenu dérisoire, et tout son jeu reflète ensuite ses déchirements intérieurs, pour atteindre, au dernier acte, le visage suffocant d’un homme dévasté. Un vers de la Princesse, d’une saisissante beauté, illustre son état, « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez! ». Cette douleur à trois voix s’achève sur un renoncement final, dans la conscience d’un amour impossible, « Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers, de l’amour la plus tendre et la plus malheureuse », et le spectacle s’achève sur d’ultimes images de Césarée. L’ensemble de la troupe fait vibrer la langue racinienne d’une vie de chaque instant, nous offrant un très beau moment de théâtre.