3 mars 2017

Le cinéma russe dans l’objectif d’Artem Temnikov

Fragil a rencontré le réalisateur Artem Temnikov à l’occasion de son film, "No Comment", présenté dans le cadre du festival Univerciné Russe au Katorza. Diagnostic d’un cinéma russe happé par la mondialisation.

Le cinéma russe dans l’objectif d’Artem Temnikov

03 Mar 2017

Fragil a rencontré le réalisateur Artem Temnikov à l’occasion de son film, "No Comment", présenté dans le cadre du festival Univerciné Russe au Katorza. Diagnostic d’un cinéma russe happé par la mondialisation.

Vestige d’une URSS a jamais disparue, le cinéma russe est à l’honneur à Nantes dans le cadre du festival Univerciné Russe qui se déroulait au cinéma nantais le Katorza du 7 au 12 février 2017. Cette 3ème édition nous offre l’occasion de découvrir, de manière plus intimiste, le cinéma d’auteur contemporain, celui décrit par Lénine comme étant « pour nous de tous les arts le plus important ». Il est 19h45 ce mercredi 8 février quand nous retrouvons Masha Milliard, la directrice du festival, et Artem Temnikov, réalisateur du film No Comment. Basée sur des faits réels, cette fiction raconte l’histoire vraie de Thomas, un jeune Allemand, enrôlé presque malgré lui dans la rébellion djihadiste en Tchétchénie. A travers ce film, le réalisateur cherche à montrer les causes et conséquences de l’embrigadement de certains jeunes dans l’islam radical. On voit dans le film le recrutement s’effectuer dans la rue ce qui est l’une des manières courantes de recrutement du mouvement salafiste en Allemagne. Après plusieurs cours de Coran, le jeune Thomas se laisse convaincre par Mustapha de partir aider ses frères dans la rébellion djihadiste en Tchétchénie, les guerres de libération tchétchènes ayant laissé place à de véritables rébellions djihadistes. Pour insister sur le caractère insoutenable de la guerre et montrer son opposition à toute forme de violence, le réalisateur choisit d’achever son film en véritable tragédie…

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/02/16667443_10211315034844073_839161998_o.jpg » credit= »Pauline Reuche » alt= »Rencontre avec Artem Temnikov au cinéma le Katorza. » align= »center » lightbox= »on » caption= »Rencontre avec Artem Temnikov au cinéma le Katorza. » captionposition= »left » revealfx= »off »]

Avant la projection du film en la présence du cinéaste, nous suivons Masha à l’étage du Katorza pour discuter dans un coin plus intime, en dehors de la joyeuse effervescence générée par l’événement. Sous l’affiche du film du festival, nous échangeons, confortablement assis dans des fauteuils au design vintage, tandis que Masha, professeur de russe à l’Université de Nantes, traduit les propos du réalisateur.

Fragil : Quel est votre parcours, et comment en êtes-vous arrivé à la réalisation?

Artem Temnikov : Plus jeune, je voulais faire des études d’histoire car je suis passionné d’archéologie. J’ai participé à des fouilles dès le collège. Je n’ai pas pu entrer à la faculté d’histoire car il me manquait des points. J’ai alors effectué un cursus scolaire lié à l’enseignement, une voie plutôt suivie par les femmes en Russie. J’ai fait un an et demi d’études puis je suis parti dans l’armée où j’ai servi pendant 2 ans. L’art de la réalisation m’intéresse car il permet de transmettre ce qui s’est passé dans un temps révolu. C’est pour cela que j’ai ensuite suivi des études de cinéma à l’école VGIK de Moscou.

[aesop_quote type= »pull » background= »#222222″ text= »#ffffff » width= »100% » height= »auto » align= »center » size= »1″ quote= »L’art de la réalisation permet de transmettre ce qui s’est passé dans un temps révolu » cite= »Artem Temnikov » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

 

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/02/IMG_9181.jpg » credit= »Kristina Amarandos » alt= »Univerciné Russe » align= »center » lightbox= »on » caption= »La soirée No Comment – Univerciné Russe » captionposition= »left » revealfx= »off »]

Le 7ème art comme véritable outil d’expression

Fragil : Dans le film, on découvre l’histoire vraie de Thomas, un jeune Allemand, enrôlé presque malgré lui – par amour – dans la rébellion djihadiste en Tchétchénie. Les faits se déroulent en 2004. Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire ?

Artem Temnikov : J’ai travaillé pendant vingt ans comme documentaliste, principalement sur les zones de conflit. Cela laisse des traces de voir les gens mourir. Je vivais cela de près en tant que correspondant de guerre. C’est un thème qui me touche beaucoup et c’est ce qui m’a amené à vouloir réaliser un film « anti-guerre ». En récupérant plusieurs documentaires de guerre, l’un d’eux m’a intrigué : il montrait les actions de rebelles djihadistes après la deuxième guerre de Tchétchénie. Quelque chose m’a tout de suite interpellé : on voyait se battre avec les rebelles djihadistes un jeune homme blanc allemand issu d’une famille riche. Une question s’est alors posée à moi : comment un jeune homme allemand venant d’une famille aisée se retrouvait-il là, à combattre parmi les rebelles djihadistes ? Comment avait-il pu se retrouver enrôlé dans cet islam radical ? En faisant des recherches, j’ai su qu’il s’appelait Thomas Fisher, qu’il venait d’une famille aisée de la ville d’Ulm, et qu’il s’était converti au salafisme par amour pour une femme.

 

[aesop_quote type= »pull » background= »#222222″ text= »#ffffff » width= »100% » height= »auto » align= »center » size= »1″ quote= »J’ai voulu réaliser un film ‘anti guerre' » cite= »Artem Temnikov » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

 

 

 

Fragil : No Comment est votre premier long-métrage. Pourquoi avoir choisi de réaliser une fiction cette fois-ci et non un documentaire ?

Artem Temnikov : J’ai fait des études de cinéma à la célèbre VGIK (Institut National de la Cinématographie de Moscou, ndlr). C’est la première école de cinéma au monde. C’est le rêve de tous les réalisateurs de faire un film de fiction mais peu y arrivent, c’est très dur. La fiction est beaucoup plus intéressante pour aller au fond des choses, car il est beaucoup plus aisé de faire transparaître ce que l’on ressent vraiment au travers d’une fiction plutôt que par le biais d’un documentaire.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/02/NoComment-9-800×421.jpg » credit= »Univerciné Russe » alt= »Univerciné Russe No Comment » align= »center » lightbox= »on » caption= »‘On voyait se battre avec les rebelles djihadistes un jeune homme blanc allemand issu d’une famille riche' » captionposition= »left » revealfx= »off »]

Fragil : Le film est sorti en Russie en 2015, comment a-t-il été reçu dans le pays et en particulier en Tchétchénie?

Artem Temnikov : Dès sa sortie, il a été acheté par les distributeurs et à mon grand étonnement, 30 copies en ont été faites, ce qui est très bien pour un film d’auteur. Il est passé dans une salle en Tchétchénie. Le film a par ailleurs été projeté dans des régions musulmanes où il a été bien reçu par tous (le film a notamment reçu le prix spécial du Festival international du film sur les Droits de l’Homme Stalker à Moscou en 2015, ndlr).

 

[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »La fiction est beaucoup plus intéressante pour aller au fond des choses que le documentaire. » cite= »Artem Temnikov » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

 

Un cinéma actuel happé par la mondialisation

 Fragil : Pourquoi le cinéma russe est-il autant absent des écrans français et américains ? Qu’est-ce qui bloque ?

Artem Temnikov : Pour moi la réponse est évidente : j’ai parcouru plus de 90 pays en tant que documentaliste à l’époque où je réalisais des reportages. En arpentant le monde, j’ai compris que le cinéma russe était certes différent de la plupart des autres pays (les films sont trop souvent engagés dans un contexte russe qui reste difficile à appréhender pour la plupart des spectateurs occidentaux, ndlr), mais qu’il avait aussi beaucoup de ressemblances avec les cinémas européens. La Russie est aussi une culture européenne. On a beaucoup de points communs. Pourquoi alors est-il absent des salles obscures françaises et américaines ? Tout simplement, chaque système politique cherche à soutenir son pays. En France, les productions nationales et américaines – les blockbusters – sont bien évidemment favorisées. La France et les autres pays d’Europe, sont selon moi sous influence américaine. En s’affranchissant de son carcan, la Russie est par ailleurs devenue un pays capitaliste à part entière et, comme les autres pays, protège ses intérêts, chose qui transparaît bien entendu à travers le 7ème art. Il va sans dire que les échanges sont moins importants aujourd’hui que dans les années 90. Chaque pays promeut son cinéma et est surtout sous l’influence du cinéma américain.

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/03/NoComment_1.jpg » credit= »Univerciné Russe » alt= »Univerciné Russe No Comment » align= »center » lightbox= »on » caption= »‘Il est beaucoup plus aisé de faire transparaître ce que l’on ressent vraiment au travers d’une fiction plutôt que par le biais d’un documentaire' » captionposition= »left » revealfx= »off »]

Fragil : Qu’est ce qui a changé depuis que le cinéma russe n’est plus « soumis » au carcan du pouvoir soviétique ?

Artem Temnikov : L’évolution n’a pas été que dans le bon sens. Depuis les années 90, le cinéma russe auparavant très contrôlé par l’État, est devenu « mauvais ». Dès lors, le cinéma russe se divise en deux : d’un côté les films d’auteurs qui sont soutenus par le Ministère de la Culture et qui nécessitent de répondre à une rigueur imposée, et de l’autre les blockbusters, sortes de grosses productions hollywoodiennes qui survivent grâce aux publicités, comme aux États-Unis (les réalisateurs russes sont de plus en plus friands de ce type de cinéma et chaque année 3 grandes productions raflent toutes les entrées, ndlr) Fortement délaissé par le public, le cinéma d’auteur, s’il ne bénéficiait pas du soutien de l’État, aurait beaucoup de difficultés à perdurer. Pour cela, j’apprécie beaucoup des pays comme la France et la Chine qui réussissent eux à « maintenir » leur cinéma sur la scène mondiale. Le système soutient les Français depuis la fin de la guerre, mesure qui n’existe malheureusement pas en Russie. Il y a un net recul dans le domaine de la culture depuis la chute de l’URSS.

Fragil : Quelle est la particularité du cinéma russe actuel ?

Artem Temnikov : Aujourd’hui, le cinéma russe pâtit de réelles difficultés financières, ce qui est sans doute le cas aussi pour le cinéma du monde entier. Chaque réalisateur doit choisir entre la conception d’un film d’auteur en sachant qu’il faudra plaire au Ministère de la Culture (films généralement très positifs qui sont liés aux faits historiques, ndlr), et faire un film à gros budget très pessimiste où les Russes « boivent et tuent des Tchètchènes » afin de plaire au plus grand nombre. Il est difficile d’accéder au cinéma d’auteur russe : cela s’explique entre autres par un public de moins en moins averti en ce qui concerne l’art et de plus en plus en plus intéressé par ces grosses productions .

[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/03/No-comment-aff.jpg » credit= »Univerciné Russe » alt= »Univerciné Russe No Comment » align= »center » lightbox= »on » caption= »No Comment » captionposition= »left » revealfx= »off »]

[aesop_quote type= »pull » background= »#222222″ text= »#ffffff » width= »100% » height= »auto » align= »center » size= »1″ quote= »Aujourd’hui un réalisateur doit choisir entre la conception d’un film d’auteur en sachant qu’il faudra plaire au Ministère de la Culture, et faire un film à gros budget très pessimiste où les Russes ‘boivent et tuent des Tchètchènes’ afin de plaire au plus grand nombre » cite= »Artem Temnikov » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]

 

 

 

Fragil : Quel est votre nouveau projet ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Artem Temnikov : Je suis en train de réaliser un film sur l’histoire de Caïn et Abel et ce à travers le prisme de l’actualité. Dans ma fiction, Caïn ne tue pas Abel comme cela est le cas dans la Bible et le Coran, en devenant ainsi le premier meurtrier de l’humanité. Ici, il se sacrifie en voulant sauver son frère et une femme intervient… Le tournage a lieu en ce moment. On a déjà tourné les scènes d’hiver, celles d’été vont être réalisées prochainement. Le cameraman qui filme a obtenu un Ours d’argent à Berlin. De très bons acteurs russes, comme Aleksei Guskov, connu en France grâce au film Le Concert de Radu Mihaileanu, jouent dedans. J’espère que le film sera prêt pour la fin de l’année.

Guide touristique de métier et amoureuse inconditionnelle des mots, Pauline aime raconter des histoires. Chaque paysage, chaque lieu, chaque rencontre est pour elle source d’inspiration. Aventurière dans l’âme, une autre passion l’anime et la suit en voyage… le dessin ! Tel l’inséparable compagnon, son carnet de croquis vit au travers de ses aventures…

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017