23 mai 2023

«Le côté de Guermantes» à la Comédie-Française : La mémoire réinventée

Empêché en 2020 par la pandémie, «Le côté de Guermantes», dans la vision du cinéaste Christophe Honoré, a enfin pu être vu par le plus grand nombre du 25 février au 14 mai 2023 Salle Richelieu, avec une troupe de la Comédie-Française à son zénith: un émerveillement !

«Le côté de Guermantes» à la Comédie-Française : La mémoire réinventée

23 Mai 2023

Empêché en 2020 par la pandémie, «Le côté de Guermantes», dans la vision du cinéaste Christophe Honoré, a enfin pu être vu par le plus grand nombre du 25 février au 14 mai 2023 Salle Richelieu, avec une troupe de la Comédie-Française à son zénith: un émerveillement !

Après de mémorables adaptations de films au théâtre, tels Les damnés de Luchino Visconti par Ivo van Hove ou Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman par Julie Deliquet, la Comédie-Française a poursuivi ce jeu de correspondances entre les genres en montant Le côté de Guermantes (1920), troisième volume de La recherche du temps perdu de Marcel Proust, transposant ainsi sur scène une expérience romanesque intime, fondée sur la mémoire involontaire et le travail du temps. La genèse de ce spectacle mis en scène par Christophe Honoré a été malmenée par la pandémie; la première aurait en effet dû avoir lieu au Théâtre Marigny le 23 avril 2020, en plein confinement. Une série de représentations qui n’a pu aller jusqu’au bout a ensuite été envisagée entre le 30 septembre et le 15 novembre de la même année, où les mesures de couvre-feu ont contraint dès le 17 octobre à ne jouer qu’en matinée, et même à 11h le dimanche, quand il n’y avait pas d’annulation . Dans un film captivant réalisé pendant l’été 2020, Guermantes, le cinéaste traque avec beaucoup d’émotion et de vérité les incertitudes d’acteurs répétant un spectacle dont toute représentation parait alors bien incertaine, entre l’envie de jouer et le découragement. Sa pièce Le ciel de Nantes, présentée au Grand T à Nantes en janvier 2022, convoque les membres de sa famille dans une vieille salle de cinéma, pour le projet d’un film également impossible. Le côté de Guermantes a malgré tout pu être joué cette saison sur une longue période: l’attente était énorme et n’a pas été déçue!

 

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Chaque acteur de la Comédie-Française a une telle inoubliable présence, dans la mémoire de rôles fabuleux que le spectateur porte en lui.

Mémoires affectives

Dans une lettre de Jean Genet adressée au metteur en scène Roger Blin en 1966, l’écrivain affirme qu’il faut «encourager chaque comédien à être, fût-ce le temps d’une apparition fulgurante et vraie, d’une si grande beauté que la disparition dans la coulisse soit ressentie par la salle comme désespérante. Et que, tout en étant sous le charme de ce qui s’opère après lui, on continue à le regretter après qu’il a disparu.» Chaque acteur de la Comédie-Française a une telle inoubliable présence, dans la mémoire de rôles fabuleux que le spectateur porte en lui. C’est ainsi que l’on se surprenait à rêver, dès l’annonce de la distribution, aux présences évidentes de comédiens et de comédiennes qui allaient marquer de leurs tempéraments ces figures prodigieuses, pétries des souvenirs et du temps intérieur d’un narrateur omniprésent dans l’immense roman de Marcel Proust. Toutes ces réminiscences s’incarnent et prennent vie selon la logique d’un rêve, dans un vaste hall d’aujourd’hui, lieu de passage conçu par Alban Ho Van et Ariane Bromberger. Les motifs de la lanterne magique et du vitrail d’église rencontrent l’image sublimée de la duchesse Oriane de Guermantes, «le narrateur est sur le chemin de cette femme». Le côté de Méséglise à Combray est associé à Swann, dans ces lieux de l’enfance où il y a déjà un côté de Guermantes au prestige singulier. Dès le début de la représentation, Françoise remet malgré tout les souvenirs à leur place; Julie Sicard construit avec beaucoup d’authenticité ce personnage de servante de la famille, désormais installée à Paris, alors que Stéphane Varupenne donne une présence intense à Marcel, trouvant de fascinantes équivalences au «je» du narrateur, par l’intensité du regard, un certain retrait et l’expression des émotions. S’accompagnant à la guitare, il chante My lady d’Arbanville de Cat Stevens, énonçant de façon élégiaque un fragile espoir amoureux. La chanson occupe une place importante dans l’univers de Christophe Honoré et intervient à plusieurs moments du spectacle, notamment sur ces mots chantés pour elle-même par Dominique Blanc (éclatante Marquise de Villeparisis) dans une mélancolique réminiscence, «que sont devenues les fleurs du temps qui passe?»…

 

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Un perchman s’attarde avec sensualité sur cette solitude, dans une belle illustration du trouble amoureux.

La mémoire se construit par bribes, se brouillant sur le son d’un vieux disque vinyle. Dans une référence au cinéma, des perchman tournent au plus près des personnages en une étonnante chorégraphie, captant les paroles avec une infinie délicatesse, dans une belle métaphore de ce que l’on retient des choses. Ces figures silencieuses mettent en exergue la mémoire affective en en gardant des traces tandis qu’un effet de zoom montre l’amitié passionnée de Marcel et de Robert de Saint-Loup, discutant à la lumière d’un feu, un mur teinté de vert à l’arrière plan. Les mots, amplifiés par un micro, donnent à «ces instants précieux tant désirés » une force unique. Sébastien Pouderoux apporte un caractère chaleureux et une touchante ferveur à la figure de l’ami, dont le désir de passer au tutoiement est un joli moment, avant qu’il n’évoque avec exaltation, sur quelques notes au piano, ses souvenirs de guerre. Marcel embrasse la veste de Saint-Loup, qui a évoqué un possible repas avec sa tante, la Duchesse de Guermantes. La relation houleuse entre Robert et Rachel, «la seule qui ait des racines dans mon cœur», introduit cependant les motifs, centraux dans La recherche du temps perdu, de l’amour insaisissable, de la jalousie et des intermittences du cœur, sous le regard d’un narrateur voyeur. La conversation entre Marcel et le Baron de Charlus, auquel Serge Bagdassarian insuffle une savoureuse extravagance, débute ainsi sur les premiers accords d’un superbe chant d’amour impossible extrait de Don Carlo de Verdi, où le Roi Philippe II réalise qu’il n’est pas aimé. Le baron chante ensuite de façon hystérique les mots de l’opéra en français, «Elle ne m’aime pas», se référant aussi au myosotis, «Forget me not», avant d’exprimer au narrateur, dans un véritable soliloque, un dépit amoureux teinté d’orgueil, «J’étais tout, vous n’étiez rien, c’est moi qui ai fait le premier pas vers vous», «Les dernières paroles que nous échangions sur terre» ou «Si je vous ai bien châtié, c’est que je vous aime bien». Un perchman s’attarde avec sensualité sur cette solitude, dans une belle illustration du trouble amoureux, qui se décline aussi dans l’éblouissement du narrateur pour un être lui semblant inatteignable.

 

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Un pas de côté ou un geste maladroit peut suffire à entraîner l’exclusion, dans la représentation d’une forme de vide et d’ennui

Artifices et désillusions

A Paris, la famille de Marcel s’est installée dans un appartement de l’hôtel particulier des Guermantes, un monde autour duquel gravitent les membres d’un cercle très fermé qui fascine le narrateur et dont l’étonnante danse d’entrée rythme la répétition de gestes affectés afin d’être admis et de rester. Un pas de côté ou un geste maladroit peut suffire à entraîner l’exclusion, dans la représentation d’une forme de vide et d’ennui donnée sous l’impitoyable regard des autres. Elsa Lepoivre offre une composition géniale de la Duchesse Oriane de Guermantes, le visage subtilement grimaçant d’artifices. Les convives de son salon égrainent un flot de paroles dans un mélange de cruauté et de snobisme, où les voix se superposent. La duchesse se demande comment Robert de Saint-Loup peut-il aimer une personne aussi ridicule que Rachel tout en affirmant, à propos de l’affaire Dreyfus, «Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent», des tableaux représentant des bouquets de fleurs comme pour adoucir une atmosphère irrespirable. Le volubile Legrandin, dont Eric Génovèse restitue toute la fébrilité, s’attarde un peu trop et se voit rejeté sans concession. Lors du dîner auquel Marcel est convié, la duchesse, outrageusement maquillée, porte une somptueuse robe dorée. Face à celui qui a tellement idéalisé cette rencontre, les conversations restent futiles, on parle d’art au milieu des ragots en lançant des modes ou en fustigeant des auteurs et des compositeurs d’opéra, les micros des perchman mettant en relief de bons mots dans toute leur vacuité, «Les reliques du cœur tombent en poussière» ou «Zola a le fumier épique». Restée seule avec le narrateur, Oriane choisit un disque vinyle et se met à danser de façon maladroite et exagérée devant un rideau bleu, suggérant quelques failles sous le masque mondain.

 

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…son mari l’appelle pour un dîner, en lui reprochant des souliers noirs n’allant pas avec sa robe rouge.

Les sublimes lumières de Dominique Bruguière jouent avec finesse sur les strates successives de la mémoire et de la conscience, des changements de couleurs ou certains détails scéniques révélant le travail du temps. Le passage imprévisible de la mort résonne comme un fragile rappel à l’ordre du côté des Guermantes. Le film de l’agonie de la Grand-Mère, ponctuée de râles suffocants, est pourtant d’une force stupéfiante. La superbe Claude Mathieu donne à ses brèves apparitions une touchante nostalgie, avant ces derniers instants captés de façon réaliste en gros plans, et la mise au cercueil parmi des chants d’oiseaux, sous le regard de Marcel et de son père, dont Eric Génovèse compose une bouleversante figure de deuil et de tristesse. Le Duc Basin de Guermantes, époux d’Oriane, vient présenter ses condoléances à la famille avant que la grand-mère ne soit morte, n’ayant pour toute excuse que cette formule grinçante, «Nous en rirons un jour, bon courage». Laurent Lafitte joue avec un même sourire dépourvu de toute sensibilité ce personnage de Basin, quelle que soit la situation, «un cousin sur le point de mourir, j’aimerais que ça n’arrive pas ce soir, j’ai un dîner». Les images de fleurs sont remplacées par le tableau de Gustave Moreau, Le jeune homme et la mort, reproduit deux fois en un effet de symétrie. Dans une même inconscience cependant, la duchesse invite Swann avec insistance à venir l’été suivant en Italie, sous le regard attentif de Marcel, dont la présence absence rappelle le statut de narrateur. Swann décline l’invitation, affirmant qu’il sera mort depuis plusieurs mois. Les larmes d’Oriane, ignorante de la maladie de son ami, paraissent sincères, mais son mari l’appelle pour un dîner, en lui reprochant des souliers noirs n’allant pas avec sa robe rouge. Ce détail vestimentaire devient alors essentiel avant qu’elle ne parte en soirée. Loïc Corbery incarne le rôle de Swann avec sincérité et profondeur. Le spectacle s’achève sur la chute et la mort de l’ami malade, juste après l’épisode des chaussures, ultime désillusion d’un narrateur voyant s’effriter les mythologies qu’il s’était inventées. Tout commentaire paraît dérisoire, la dernière image montrant toute la troupe traversant le plateau silencieusement et en diagonale, dans un effet saisissant.

 

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Christophe Gervot est le spécialiste opéra de Fragil. Du théâtre Graslin à la Scala de Milan, il parcourt les scènes d'Europe pour interviewer celles et ceux qui font l'actualité de l'opéra du XXIe siècle. Et oui l'opéra, c'est vivant ! En témoignent ses live-reports aussi pertinents que percutants.

L'édito

Touche pas à mon info !

L’investigation vit-elle ses derniers mois sur l’audiovisuel public en France ? Contraints par une réduction budgétaire de 50 millions d’euros en 2018 par rapport au contrat d’objectifs et de moyens conclu avec l’ancien gouvernement, les magazines « Envoyé Spécial » et « Complément d’enquête » verront leurs effectifs drastiquement diminués et une réduction du temps de diffusion au point de ne plus pouvoir assurer correctement leur mission d’information. Depuis l’annonce, les soutiens s’accumulent, notamment sur Twitter avec le hashtag #Touchepasàmoninfo, pour tenter de peser sur les décisions de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, déjà visée par une motion de défiance. L’association Fragil, défenseur d’une information indépendante et sociétale, se joint à ce mouvement de soutien.

Après la directive adoptée par le Parlement européen portant sur le secret des affaires en avril 2016, il s’agit d’un nouveau coup porté à l’investigation journalistique en France. Scandales de la dépakine, du levothyrox, du coton ouzbek (pour ne citer qu’eux), reportages en France ou à l’étranger sur des théâtres de guerre, à la découverte de cultures et de civilisations sont autant de sujets considérés d’utilité publique. Cela prend du temps et cela coûte évidemment de l’argent. Mais il s’agit bien d’éveiller les consciences, de susciter l’interrogation, l’émerveillement, l’étonnement ou l’indignation. Sortir des carcans d’une société de consommation en portant la contradiction, faire la lumière sur des pratiques, des actes que des citoyens pensaient impensables mais bien réels. Telle est « la première priorité du service public », comme le considère Yannick Letranchant, directeur de l’information.

En conclusion, nous ne pouvions passer à côté d’une citation d’Albert Londres ô combien au goût du jour, prix éponyme que des journalistes d' »Envoyé Spécial » ont déjà remporté : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »


Valentin Gaborieau – Décembre 2017