Le spectacle de Stefano Vizioli a été créé en 2019 au Teatro Verdi de Pise. Il aurait dû être repris en mai 2020 à l’Opéra de Nice et en mars 2021 à Angers Nantes Opéra. Ces représentations ayant été annulées en raison de la pandémie, l’Opéra Nice Côte d’Azur a créé un bel évènement en le programmant une nouvelle fois, du 17 au 23 février 2023. Le metteur en scène italien transpose cet opéra à l’époque de Gustave Flaubert, en un troublant jeu de miroir avec son roman Madame Bovary (1857), dont la protagoniste assiste, au chapitre XV, à une représentation de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Rouen, de laquelle elle sort violemment troublée: «Elle s’emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d’une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir». Cet opéra s’inspire de plus de La fiancée de Lammermoor de Walter Scott (1819), dont Emma Bovary a lu de nombreux ouvrages nourrissant sa fuite du réel et sa quête d’absolu. Stefano Vizioli restitue le caractère romanesque de Lucia, l’amour passionné l’unissant à Edgardo se voyant anéanti par la suffocante réalité d’une famille hostile.
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La soprano américaine Kathryn Lewek exprime en d’envoûtantes couleurs le glissement de l’effroi au transport amoureux…
Sombres histoires de famille
Le regard du spectateur est attiré, dès son entrée dans la salle, par des croix et des éclats de pierre tombale posés en bord de scène, créant une atmosphère de deuil et de mort qu’accentuent les premiers accords de l’opéra, chargés de menaces. Des hommes vêtus de noir marchent alors lentement en se toisant, la vue de dessus d’un cimetière s’imposant à l’arrière-plan. Ces hommes austères prennent place autour d’une grande table pour écouter Enrico, frère de Lucia, exposant la situation de la famille: «Lucia pleure la tombe encore fraîche de sa mère*», mais elle est tombée amoureuse d’Edgardo de Ravenswood, d’un clan ennemi, alors qu’il souhaite pour elle un mariage de raison afin de le sauver de la ruine, «J’aurais préféré qu’elle soit frappée par la foudre». Ce frère sans pitié révèle sa cruauté dès cette première scène pleine de présages: «J’éteindrai dans le sang la flamme impie qui les dévore». Le conflit ancestral opposant les deux familles, Ravenswood et Ashton, fait songer à celui entre les Capulet et les Montaigu dans Roméo et Juliette. Alors que la table s’éloigne vers le fond du plateau, Lucia entre en scène, enveloppée d’une lumière lunaire et d’accords de harpe, ce qui met en relief la sensibilité du personnage. Comme dans une tragédie classique, elle livre ses angoisses à sa confidente Alisa, à laquelle Karine Ohanyan apporte la présence intense d’une amie. La jeune femme lui raconte ses visions, «Ici un Ravenswood, fou de jalousie, a tué la femme qu’il aimait», «L’eau devint rouge comme du sang», affirmant avoir vu un fantôme. La soprano américaine Kathryn Lewek exprime en d’envoûtantes couleurs le glissement de l’effroi au transport amoureux lorsqu’elle songe, dans une forme de transgression, à Edgardo. L’obsession de la mort se décline cependant dans l’image du cimetière et les tombes de l’avant-scène, le décor glacial et épuré dessinant l’enfermement implacable des protagonistes dans une situation qui les dépasse.
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On devine, dans la transparence d’une vieille tapisserie, une assemblée épiant et jugeant comme dans un mauvais rêve…
La dernière rencontre entre Lucia et Edgardo, avant le départ de ce dernier, est d’un puissant lyrisme, les deux voix se mêlant en de superbes nuances sur une gamme d’émotions contrastées. Leur serment résonne comme une prémonition, «Seul le gel de la mort pourra éteindre notre flamme», tandis que l’image romantique de la mer apporte une fragile consolation, «La brise marine portera vers toi mes soupirs pleins d’amour». Le ténor Oreste Cosimo donne à son discours amoureux d’éclatants aigus et un chant subtilement fougueux, «Je garderai ton image vivante en moi ma bien aimée». Les délices de l’adieu sont cependant mis à mal par le machiavélisme d’Enrico ordonnant à Lucia, à la pénombre d’une bougie, de se sacrifier en épousant Arturo, le seul pouvant le tirer de l’abîme politique et financier dans lequel il s’est enlisé. Dans un duo d’une extrême violence, il ajoute que si elle le trahit, elle le livrera à la hache du bourreau, précisant qu’il viendra alors habiter ses rêves, pour qu’elle ait devant ses yeux cette hache sanglante. Vladimir Stoyanov restitue avec justesse la noirceur du frère par un chant pénétrant, atteignant un paroxysme sur les mots «Tu défailles malheureuse.», enveloppés d’ineffables accords joués par les cordes, qui évoquent la première confrontation entre Électre et sa sœur Chrysothémis dans Elektra de Richard Strauss (1909), une autre tragédie familiale. Prêt à tout pour sauver l’honneur des siens, Enrico manipule Lucia en inventant une fausse trahison d’Edgardo, qui se serait donné à une autre. On devine, dans la transparence d’une vieille tapisserie, une assemblée épiant et jugeant comme dans un mauvais rêve, alors que l’image du cimetière revient avec une inquiétante régularité.
*Toutes les citations de l’opéra sont des traductions du livret en italien.
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La flûte se fait l’écho de cet égarement, suggérant une fracture intérieure par-delà les mots…
La folie transfigurée par le chant
L’égarement de l’héroïne est ponctué de conseils fallacieux et de cruelles méprises, le chapelain Raimondo lui rappelant le souvenir de sa mère défunte pour qu’elle obéisse à son frère, alors qu’elle est complètement perdue: «Le danger qui menace ton frère doit te faire changer d’avis*». L’accueil d’Arturo, sur un chœur festif, représente un espoir illusoire, Lucia se voyant contrainte de signer le contrat de mariage, «J’ai signé ma condamnation à mort» et sa mélancolie s’expliquant, pour les invités, par le deuil de sa mère. Le retour imprévu d’Edgardo, se sentant trahi en surprenant celle qu’il aime en tenue de mariée, rend la situation irrémédiable, «Tu as trahi le ciel et l’amour». C’est ainsi que tout bascule lors de la sanglante cérémonie du mariage. Les convives portent des costumes colorés mais sur leurs premières danses joyeuses, Raimondo entre en scène pour raconter le meurtre que Lucia vient de commettre sur Arturo, dans un récit plein de terreur et de compassion rappelant les tragédies de Racine, magnifié par les graves imposants de Philippe Kahn. L’arrivée de la jeune épouse, la robe tachée de sang, est saisissante, plongeant l’assemblée dans l’effroi, l’arrière plan devenant très sombre. Cette représentation très romantique de la folie amoureuse trouve des résonances avec Ophélie dans Hamlet de Shakespeare, dont Ambroise Thomas a également composé un opéra (1868), où les vocalises expriment un même désordre mental. Dans la partition de Donizetti, la flûte se fait l’écho de cet égarement, suggérant une fracture intérieure par-delà les mots, dans un dérèglement du chant comme des mouvements.
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Donizetti a peint l’état mental de son héroïne avec une justesse infinie, dans la préfiguration de sa propre fin: il est lui-même mort fou.
Kathryn Lewek construit cette scène de folie par une stupéfiante virtuosité, avec des accents d’une beauté désespérée aux nuances impalpables, sur des notes suspendues chantées a capella et une inquiétante volupté. On entend à l’orchestre les réminiscences des visions du premier acte, «L’horrible fantôme est là», en de bouleversants décalages avec la voix. Lucia, complètement détruite, confond son frère avec l’être aimé sur de sidérants aigus qui tirent des larmes , l’émotion étant palpable dans la salle. La direction musicale d’Andriy Yurkevitch met en valeur les splendeurs de la partition dans une parfaite symbiose avec la dimension théâtrale. Edgardo revient trop tard pour entendre sonner le glas au cimetière, «Elle n’est plus de ce monde». Il exprime sa douleur dans un chant élégiaque et déchirant, avant de mettre fin à ses jours, «Je viens à toi». Les rapports entre une œuvre et son compositeur sont souvent étranges. Donizetti a peint l’état mental de son héroïne avec une justesse infinie, dans la préfiguration de sa propre fin: il est lui-même mort fou. Gustave Flaubert n’a-t-il pas, semble-t-il, affirmé: «Madame Bovary, c’est moi»?
*Toutes les citations de l’opéra sont des traductions du livret en italien.
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Bertrand Rossi, le directeur de l’Opéra, a imaginé une saison d’une flamboyante diversité.
La saison 2023-2024 de l’Opéra Nice Côte d’Azur promet d’autres belles émotions, dont les temps forts devraient être deux opéras d’une splendeur irréelle, Lakmé de Léo Delibes (du 29 septembre au 3 octobre), où l’on retrouvera Kathryn Lewek, dans la mise en scène du passionnant Laurent Pelly présentée à l’Opéra-Comique en début de saison dernière, et la sublime Rusalka d’Antonin Dvorak (du 26 au 30 janvier) dans une vision de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, qui ont signé de magnifiques Contes d’Hoffmann d’Offenbach, aux échos cinématographiques, en 2004 à Angers Nantes Opéra. Le ballet Nice Méditerranée, dirigé par Eric Vu-An, se produira dans plusieurs spectacles, dont une reprise du fabuleux Marco Polo chorégraphié par Luciano Cannito (du 14 au 20 octobre). Parmi les concerts, la soirée du 27 octobre, consacrée à Tchaïkovski (Concerto pour piano et orchestre n°1 avec la géniale pianiste Khatia Buniatishvil) et Richard Strauss (Une vie de héros), sous la direction de Daniele Callegari, chef principal de l’Orchestre philharmonique de Nice , s’annonce un immense moment, tandis que le concert du nouvel an (le 1er janvier à 11h) sera dirigé par Beatrice Venezi, cheffe lumineuse d’une étonnante Madame Butterfly à Metz en octobre 2022, dans laquelle chantaient Thomas Bettinger et Jean-Luc Ballestra, que l’on se réjouit de voir à Nice dans Lakmé. Le chef d’œuvre de Puccini sera également représenté du 6 au 12 mars, à l’occasion du centenaire de sa mort, dans la mise en scène de Daniel Benoin. Bertrand Rossi, le directeur de l’Opéra, a imaginé une saison d’une flamboyante diversité.
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