Lucia di Lammermoor raconte des idéaux impossibles à atteindre, et qui plongent dans une folie irrémédiable. Contrainte par sa famille à un mariage forcé, et notamment par Enrico son frère, le personnage de Lucia assassine son époux, Arturo, le soir de ses noces avant de sombrer dans la folie. Emma Bovary, l’une des héroïnes littéraires qui a eu le plus de difficultés à conjuguer ses rêves avec la réalité, assiste, au quinzième chapitre du roman, à une représentation de cet opéra. Gustave Flaubert écrit qu’« elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs ». C’est, pour Madame Bovary, l’écho perturbant de son besoin de scénariser sa vie pour en faire une œuvre d’art. L’échec de Lucia résonne en Emma comme un troublant présage. Le spectacle présenté à Tours joue sur cette inquiétante étrangeté, dans la chronique d’une mort annoncée.
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Un monde chargé de menaces
Dès les premières mesures de l’ouverture, dont le chef d’orchestre Benjamin Pionnier met en valeur les couleurs sombres et glacées, les accords écrasants glissent vers des destins contrariés, en l’absence de tout protagoniste. Le décor représente une forêt aux couleurs mouvantes et instables, dont les arbres projettent des ombres peu rassurantes, comme dans un paysage fantastique. Dans son premier air, Lucia fait à sa dame de compagnie, Alisa, le récit angoissé d’une vision spectrale intervenue pendant son sommeil. L’un des Ravenswood, ennemis ancestraux de la famille, a assassiné sa femme à proximité d’une fontaine. L’eau a pris la couleur du sang. Le drame familial parait condamné à se répéter : Lucia aime d’un amour réciproque Edgardo, un Ravenswood. L’histoire de Roméo et Juliette n’est pas si loin.
[aesop_quote type= »pull » background= »#282828″ text= »#ffffff » align= »left » size= »1″ quote= »La voix, très belle, exprime avec beaucoup d’intensité cette proximité d’un gouffre » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]
Mais Enrico, le frère de Lucia, ordonne à sa soeur de se sacrifier en épousant Arturo, qui seul peut le tirer de l’abîme politique et financier dans lequel il s’est enlisé. Il lui donne l’ordre de le sauver par cette union contraire à ses désirs. Dans un duo d’une violence extrême, il signifie à sa sœur que le trahir signifierait le livrer à la hache du bourreau. Il ajoute qu’il viendra habiter ses rêves, et qu’elle aura toujours devant ses yeux cette hache sanglante. Il n’est pas étonnant, face à une telle menace, que Lucia devienne folle. Mais l’injonction du frère est dictée par une angoisse dévastatrice qui le met lui-même au bord de la démence. Jean-Luc Ballestra fait de ce personnage traditionnellement antipathique un être écorché et d’une certaine manière plus humain, c’est aussi ce qui le rend inquiétant. Son jeu est plein de nuances, loin des représentations monolithiques. Enrico semble ici partager avec sa sœur une fragilité qui vient de très loin, dans des zones où des familles se détestent, et où les alliances sont dangereuses. La voix, très belle, exprime avec beaucoup d’intensité cette proximité d’un gouffre, mêlée à une autorité qui fait frémir. L’artiste aime jouer sur l’ambiguïté des personnages. Il devait être fascinant en Albert dans Werther à l’Opéra de Rome en 2015 : lors de la scène où il ordonne à sa femme de remettre ses pistolets au messager, pour que celui qu’elle aime mette fin à ses jours, la confrontation est aussi extrême que celle du frère et de la sœur.
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A lire également : un entretien avec Jean-Luc Ballestra.
C’est par une fausse lettre qu’Enrico parvient à persuader Lucia de l’infidélité d’Edgardo pour arriver à ses fins. Ce dernier réagit de manière violente et publique face à ce mensonge, ce qui fragilise encore la jeune femme. L’immense Jean-François Borras apporte à Edgardo toute sa fougue, des aigus solaires et un chant d’une beauté à couper le souffle, tout en incarnant lui aussi un homme blessé, excessif et assombri par un héritage destructeur. Ce magnifique interprète a notamment chanté avec beaucoup de succès au Covent Garden de Londres, au Staatsoper de Vienne et au Metropolitan Opera de New York, dans les plus beaux rôles de ténor.
L’arrivée d’Arturo pour le mariage est un moment d’éphémère légèreté. On l’acclame en héros. Le ténor Mark Van Arsdale, qui était Tamino de La flûte enchantée à Nice en décembre dernier, joue avec beaucoup d’humour ce rédempteur malgré lui. Il répond par des sourires, des poignées de main et des poses surjouées à cette ovation, complètement étranger à ces histoires de famille qui ont dû se répandre également sur les convives. Le décor est surplombé d’un lustre gigantesque, qui rappelle les salles d’opéra, mais qui symbolise aussi une fatalité écrasante. C’est comme un destin qui plane au dessus des protagonistes, avant qu’il ne se brise en éclats. Frédéric Bélier-Garcia avait placé un tel lustre métaphorique dans sa belle vision de Traviata aux Chorégies d’Orange en 2009, où la fête est également de courte durée.
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A lire également : un entretien avec Frédéric Bélier-Garcia.
Représentation de l’égarement
Dans un spectacle où les lumières reflètent les âmes tourmentées des protagonistes, le metteur en scène dessine, dans la minutie de sa direction d’acteurs, des mouvements intimes par des nuances impalpables, qui impliquent chacun sur le plateau. C’est le chapelain Raimondo qui fait basculer l’opéra dans l’horreur, en venant faire, en pleine cérémonie du mariage, le récit du meurtre d’Arturo par Lucia. La basse, Wojtek Smilek, interprète cette rare figure de compassion par la profondeur d’un chant habité et puissant, aux graves pénétrants. On lui doit un imposant Fiesco dans le mémorable Simon Boccanegra de Verdi présenté en 2006 par Angers Nantes Opéra. Il vient de chanter Ramfis dans Aïda à l’Opéra de Massy et sera un grand inquisiteur qui s’annonce dévastateur dans Don Carlo à l’Opéra de Marseille en juin 2017.
[aesop_quote type= »block » background= »#282828″ text= »#FFFFFF » align= »left » size= »1″ quote= »(…) les vocalises, complètement irréelles, accentuent son trouble mental » parallax= »off » direction= »left » revealfx= »off »]
Raimondo fait entrer Lucia, qui a perdu la raison. La sublime Désirée Rancatore explore sa progressive descente aux enfers sur une palette vocale riche en contrastes, et joue l’égarement de manière saisissante. La scène de folie est un moment d’anthologie, redoutable vocalement, et que tout le monde attend. Elle en fait un passage plein de vérité et de surprises, d’une perturbante beauté. Après avoir commis l’irréparable, elle arrive sur scène en éclatant de rire. Elle jette ensuite un couteau ensanglanté à terre, les vocalises, complètement irréelles, accentuent son trouble mental. A l’arrivée de son frère, elle ne comprend plus rien, lance un regard égaré dans le vide. La discontinuité de ses gestes est d’une justesse bouleversante. Elle confond ensuite Enrico avec Edgardo, ose des gestes tendres, avant d’enlacer chacun des hommes de la noce, en de déchirantes méprises.
A lire également : un entretien avec Benjamin Pionnier
[aesop_image imgwidth= »1024px » img= »https://www.fragil.org/wp-content/uploads/2017/03/JFB04HD©MariePétry-photoshop.jpg » credit= »Marie Pétry » alt= »lucia di lammermoor » align= »center » lightbox= »on » caption= »‘L’immense Jean-François Borras apporte à Edgardo toute sa fougue, des aigus solaires et un chant d’une beauté à couper le souffle, tout en incarnant lui aussi un homme blessé, excessif et assombri par un héritage destructeur' » captionposition= »left » revealfx= »off »]
Il y a, dans la direction musicale de Benjamin Pionnier, l’expression d’une urgence et d’une vie qui se consume, au service des chanteurs et du jeu sur le plateau. Ce chef passionné a notamment dirigé une vision d’Orphée et Eurydice de Gluck, d’une poignante intériorité en 2009 à l’Opéra de Nice et un flamboyant Capriccio de Richard Strauss à l’Opéra-Théâtre de Metz en 2016. A la tête de l’Opéra de Tours, il tisse des liens avec d’autres institutions culturelles de la ville, pour créer des rencontres entre les arts. C’est ainsi qu’en prolongement à cet opéra de Donizetti, une action a été menée au Musée des Beaux-Arts de Tours autour du tableau d’Émile Signol, Folie de la fiancée de Lammermoor (1850). La suite de la saison proposera d’autres représentations d’égarements : que ce soit la folie de Don Quichotte dans L’Homme de la Mancha, en mars ; l’aspiration de Tosca à vivre d’art et d’amour dans un monde violent, en avril ; ou la passion impossible de la nymphe Rusalka pour un prince, en mai. De belles émotions à partager à Tours, tandis qu’à Nantes, le Grand T programme les 5 et 6 avril Honneur à notre élue de Marie Ndiaye, une autre mise en scène de Frédéric Belier-Garcia à découvrir.