Le caractère exceptionnel d’une programmation des Maîtres Chanteurs s’explique par les moyens à mettre en œuvre. La partition se développe sur 4h30 d’une musique débordante, nécessite 17 rôles solistes et des chœurs nombreux, très sollicités. C’est un opéra dans lequel, trois ans après la création de Tristan et Isolde, véritable séisme amoureux, et dans l’attente d’une Tétralogie colossale, déjà publiée mais tardant à être jouée, Richard Wagner interroge son art et sa quête d’absolu, de l’éclatante ouverture à l’explosion chorale finale. La mise en scène de Stefan Herheim met en évidence la disproportion de personnages aveuglés, en multipliant les références à l’enfance et à l’univers des contes tout en modifiant les volumes d’un monde trop grand, dans lequel ceux qui se révèlent tout petits se débattent. La direction enfiévrée de l’immense Philippe Jordan hisse cet opéra-fleuve à des sommets d’émotion et d’intensité, dans l’éblouissante synthèse de la légèreté et de la profondeur, du désordre et de la perfection.
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Un questionnement sur l’art, sur fond de comédie
L’action des Maîtres Chanteurs se déroule à Nuremberg au XVIeme siècle. Il y est question d’un concours de chant, dont le prix est la main d’Eva, fille de Veit Pogner, un riche bourgeois de la ville. Dans une société très hiérarchisée, la confrérie des chanteurs est organisée en maîtres et en apprentis, et impose des règles strictes pour participer à la manifestation. Le cordonnier Hans Sachs, qui est aussi poète, en est un membre important et un repère pour toute la ville. Ce personnage singulier a réellement existé et a laissé une œuvre abondante. Walther Von Stolzing, un chevalier venu de loin et étranger aux coutumes locales, partage un amour réciproque avec Eva. Il s’inscrit au concours pour conquérir celle qu’il aime, mais s’en voit rejeté par l’assemblée des maîtres. Il trouve cependant la force d’aller au bout de son rêve grâce au soutien de Sachs, qui a été troublé par le chant passionné du jeune homme.
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L’intrigue a l’allure d’une comédie mais l’art en est au centre, et l’arrivée de Walther vient bousculer l’ordre établi de la cité. Hans Sachs avoue, au deuxième acte, combien il se sent tout petit face au chant inhabituel du nouvel arrivant dont il se fait le défenseur. Stefan Herheim insiste dans sa mise en scène sur cette impression d’un art nouveau, qui dépasse tout jusqu’au vertige. Wagner s’est inspiré de L’Assomption du Titien, sublime représentation d’une élévation, pour construire cet opéra. L’atelier du cordonnier au premier acte est plutôt rassurant et rappelle des illustrations de contes anciens. Un théâtre de marionnettes, un fauteuil à bascule et des cubes ont été déposés dans un coin de la scène, en des réminiscences de l’enfance, tandis qu’un livre de contes de Grimm se trouve à l’autre extrémité. Au deuxième acte, tous ces éléments deviennent des meubles de géants, parmi lesquels les protagonistes s’agitent et semblent bien dérisoires. Cet écrasement visuel est un écho à la démesure de la partition, qui offre au spectateur une fascinante expérience d’étirement du temps, comparable à la « recherche » de Marcel Proust : les leitmotivs jouent en effet sur la mémoire, en un semblable éclatement de la durée.
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Walther est une variation sur le thème du rédempteur, que l’on trouve chez Wagner dans les personnages du Hollandais volant, de Lohengrin, de Siegmund ou de Parsifal, même si chacun d’eux se révèle une illusion. En une véritable mise en abyme, il prolonge, avec Hans Sachs, le cheminement et les doutes du compositeur. Brandon Jovanovich apporte à la figure lumineuse de Walther une présence bouleversante d’innocence, une voix puissante et des aigus solaires, remplis de belles nuances. Ce ténor au charisme exceptionnel a marqué le public d’Angers-Nantes Opéra dans son interprétation saisissante de Steva dans Jenufa en 2007, après son incarnation d’un Hoffmann excessif et écorché dans l’ultime opéra de Jacques Offenbach en 2004. Il a notamment chanté depuis Lohengrin à San Francisco et a en projet le rôle de Siegmund au Deutsche Oper de Berlin.
Ce décor devenu trop grand dévoile un moment de chaos où tous les repères se brouillent, et interroge les règles du chant en une réjouissante métaphore. Le greffier Beckmesser, rival de Walther, chante la sérénade qu’il a composée sous les fenêtres d’Eva, pour en mesurer l’effet, mais il est victime d’un quiproquo, et c’est Magdalene qui ouvre la fenêtre, tandis que Hans Sachs martèle les fautes, de son marteau de cordonnier. L’incident réveille les habitants qui se déchaînent en un désordre irrationnel. Des héros de contes de Grimm s’échappent du livre devenu démesuré, tandis que le tiroir de l’armoire géante se transforme en balcon. Ce qui pourrait n’être qu’une farce conduit à un saisissant questionnement sur l’art. La confusion visuelle prolonge en effet ce qui est dit dans la musique. La dispute généralisée se joue sur une fugue d’une grande rigueur formelle qui fait songer à Bach et à une certaine tradition, mais qui s’affole, bousculée par un dérèglement génial. Elle atteint son paroxysme dans les cris de cette foule hystérique. La scène s’achève sur l’arrivée du veilleur de nuit, dont l’air très court s’impose comme l’une des plus belles pages de l’opéra. L’appel au calme est exprimé sur une mélodie envoûtante, où les notes s’élèvent en un chant apaisé et nocturne, presque lunaire, sublimé par le timbre d’une troublante clarté d’Andreas Bauer, dans l’expression d’un art en pleine métamorphose.
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L’illusion d’une rédemption
Le refus des maîtres chanteurs de toute nouvelle forme face à l’ouverture d’esprit de Hans Sachs est à l’origine de quelques tensions. Il y a chez les premiers une peur de l’autre qui reprend l’éternel motif du bouc émissaire, exploré de manière récurrente par Wagner, en particulier dans les rôles d’Alberich de L’Or du Rhin ou de Klingsor dans Parsifal. Le cordonnier est complètement ébloui par le chant de Walther. Au troisième acte, il lui dit, en écoutant ce chant d’une beauté céleste : « Les rimes sont si belles, dans votre poème, que je ne peux distinguer la part du rêve et de la poésie ». Dans une semblable intuition d’idéal, il avait énoncé cette phrase tournée vers l’absolu : « Comment donner une mesure à l’infini ». Les règles habituelles lui paraissent à présent bien étroites.
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Sachs est avant tout philosophe. Ses bouleversants monologues montrent la hauteur qu’il prend sur les événements. Il s’interroge, suite au déchaînement de violence de la fin du deuxième acte, sur la difficulté des hommes à se maîtriser. C’est un sage auquel Gerald Finley apporte une poignante intériorité par une voix riche et profonde, qui pénètre au fond de l’âme. Le personnage fait preuve aussi de grandeur d’âme. Tout en guidant Walther sur le chemin du succès, il ressent un élan amoureux pour Eva, mais rejette cette affection naissante, en affirmant qu’il ne veut pas faire le choix du roi Marke. L’allusion à Tristan et Isolde, l’opéra précédent de Wagner, poursuit le jeu de miroir du compositeur sur son œuvre. L’attitude élevée de Hans Sachs et son renoncement préfigurent la maréchale du Chevalier à la Rose de Richard Strauss (1911), qui réalise que le temps lui échappe, dans un monde qui change.
[aesop_quote width= »100% » background= »#f8fff8″ text= »#060101″ height= »auto » align= »center » size= »2″ parallax= »on » direction= »left » quote= »Le spectacle, porté par une distribution brillante et des chœurs à couper le souffle, est un immense moment qui transporte à la manière d’un feu qui parfois se transformerait en glace » type= »pull »]
L’espoir d’une forme d’absolu a cependant des limites. Lors du concours de chant, Beckmesser est tourné en dérision par l’assemblée réunie. Son texte, qu’il a dérobé chez Hans Sachs sans le travailler ensuite, est jugé extravagant et incompréhensible. Les habitants de Nuremberg font à nouveau preuve d’étroitesse d’esprit et le rejettent. Bo Shovhus enveloppe le personnage de Beckmesser de reliefs contrastés, grâce à un jeu tourbillonnant et un timbre aux subtiles variations de couleurs, puissamment expressives. La fête finale amène quelques dissonances, qui rappellent que l’idéal est encore loin. C’est comme si tous ces pantins assemblés étaient perdus. On danse avec des poupées de porcelaine tandis qu’une locomotive improbable s’invite, dans le présage furtif d’un système qui échappe à toute mesure. Le chant vibrant de Walther, qui sort vainqueur, parvient à toucher les juges et le public dans une liesse qui reste générale.
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Mais l’art peut-il encore sauver un monde aussi figé ? Le chevalier refuse l’invitation à rejoindre les maîtres chanteurs. La fin de l’opéra est grinçante. Hans Sachs rend hommage à l’art allemand, dans un discours nationaliste de sinistre augure. Le noir se fait sur le plateau et le cordonnier, éclairé par un projecteur de face, s’affirme en orateur menaçant. L’allusion est brève mais suffisante pour inquiéter. Le spectacle, porté par une distribution brillante et des chœurs à couper le souffle, est un immense moment qui transporte à la manière d’un feu qui parfois se transformerait en glace. L’Opéra National de Paris annonce Lohengrin, autre monument de Richard Wagner, la saison prochaine, avec le divin Jonas Kaufmann dans le rôle-titre. Un événement à ne pas manquer !